L’écriture ou la vie
Jorge
SEMPRUN
Cela devait être L’écriture
ou la mort, et voilà que la mort devient vie. J’ai mis du temps à comprendre ce qui
différenciait ce texte d’un témoignage et d’une réflexion sur l’expérience de
mort des camps de concentration. La mort sonne et cingle à tous les coins de
page dans son ineffable cruauté.
La mort, la mort, la mort…
Et puis advient l’après-guerre et la vie
retrouvée, trouvée, rêvée. On ne sait pas, il ne sait pas non plus et c’est
dans cette angoisse existentielle qui l’étreint que Jorge Semprun nous conduit
et nous pousse à penser ce qui nous paraît le plus évident. Comme il le dit si
bien, il ne s’agit pas d’avoir vécu la mort de Buchenwald et Auschwitz pour
ressentir le doute qui fit sombrer Primo Levi et tant d’autres dans le
désespoir ; ce qui est narré ici nous est commun à tous, qu’on puisse, sache ou
veuille le ressentir, l’exprimer et le partager ou non. Mais ce fantasme, ce
cauchemar duquel je suis si heureuse de me réveiller, il l’a traversé avec son
corps véritable, avec sa consciente humanité et il nous retranscrit l’indicible
de sa concrétude. Et la folie et
l’errance qui guettent. Ou l’oubli qui oblige. Puis l’écriture qui surgit. Et à
la fin de l’ouvrage, plusieurs pages teintées d’humour et de dérision, mettant
le lecteur en demeure de se regarder en tant que tel et de ne pas omettre la
facticité incontournable du dialogue du narrateur avec son lecteur.
Semprun n’est pas seul dans son récit,
tant s’en faut. Il s’entoure de personnages poétiques mais bien présents,
symboliques mais proches. Ceux dont il parle ont l’étoffe de la réalité et
suscite l’intense émotion du poème. Ils sont aussi différents que peuvent
l’être nos amis et famille et Semprun leur montre un respect certain en ne
faisant jamais d’eux des êtres simples même s’ils peuvent se montrer légers. On
pressent au detour ‘un portrait un hommage rendu, à peine voilés mais toujours
pudiques, l’importance essentielle d’une relation même apparemment éphémère
dans la construction d’une vie.
Mais il s’entoure aussi de ses livres, de ses
poèmes et de ses auteurs de tous les temps, de toutes les langues, dans leur
langue. Les textes ne sont pas toujours traduits et l’on se retrouve, qui
ignorants de l’allemand, qui ignorants de l’espagnol à réciter tout haut un
poème peut-être d’autant plus poétique qu’il est indéchiffrable. Nombres de morceaux choisis s’égrènent au long
du récit, repartent et reviennent comme des refrains qui ont marqué une vie,
qui lui ont donné sens à un moment où le réel evident en manquait. Ils se
fondent dans la trame pour finalement recréer l’univers d’un homme, du moins
pour partie sans doute.
Jorge Semprun se tient debout et nous
sourit doucement sans trop s’approcher ; ses amis, ses connaissances, ses
rencontres l’encadrent, plus ou moins proches de lui, plus ou moins bien organisés,
formant au final une arabesque imprévue gracieuse et indémêlable ; le tout sur un lit de
livres colorés et vibrants.