mardi 10 janvier 2012

Carré

  Je le regarde sermonner son garçon : "Ca ne se fait pas. Laisse cette petite fille partir. Et puis, de toute façon, tu la connais depuis 10 minutes ! Tu auras oublié demain. Allez, arrête de  pleurer, ça sert à rien." Il le recadre, il le remet sur le droit chemin de la bienséance, à 5 ans, sur l'autoroute qui file prévisible et rassurante jusqu'au fond de l'horizon. Je les regarde tous les deux, le petit qui écoute, comprend, avale, digère et quitte finalement le chemin de traverse dans lequel il s'était aventuré. Oh malheureux ! Tu as failli te perdre ! Je voudrais que le lien se brise entre eux en ce moment, et que ce père se retrouve seul et pauvre sur sa belle autoroute et qu'il voit les deux enfants lui échapper sur le sentier qu'il ne prendra pas, qu'il ne veut pas prendre, qui s'éloigne tant du grondement tranquille de son autoroute. Garde-la toi ton autoroute !

Je regarde cette femme fatiguée qui sort du travail et court après son bus. Il est là, au feu rouge, juste à côté de son officiel arrêt. Elle toque à la porte vitrée ; c'est un non catégorique et agacé qu'elle se voit répondre. Pour 20 mètres ! pour un index appuyé sur un bouton ! pour une petite entorse au règlement, sans conséquences ! surtout, pour un minuscule acte personnel, individuel. Elle reste pantoise devant cette porte refusée, pourquoi ? Il a déjà détourné les yeux et surveille le feu, impassible. Je la regarde et je la vois, déçue et habituée, rejoindre l'arrêt réglementaire où elle attendra 15 minutes le bus suivant. Je hais ce chauffeur absurde, stupide et je fulmine. Je rêve que le feu ne passe jamais au vert. Il passe devant moi. Il poursuit son chemin, il a fait son travail.

"J'avais dit 'pas d'encre noire' ! Je vous ai enlevé 5 points, je vous avais prévenu, Je le répète depuis 6 mois !" Oui, elle avait prévenu, c'était la consigne. De l'encre bleue, jamais de noir ! Jamais ! C'était important, il le savait et c'est vrai, il l'avait oublié. Il me raconte cette anecdote, furieux mais s'en voulant de son inattention. Je le regarde, amèrement accusatrice. Surpris, il m'interroge. Que se passe-t-il ? Tu ris de ces choses-là d'habitude, c'est ce que j'attendais ! Pardon ! Ce n'est rien, rien contre toi.

Le monde ne tourne pas rond, sans aucun doute. Encore faudrait-il qu'il soit rond ! Et que nous le soyons nous aussi, humains, comme les êtres mythiques d'Aristote. Le monde ne tournera jamais rond et je l'en félicite, je nous en félicite, nous et lui, si plein de touchantes et fallacieuses anormalités, bosses, trous, falaises, pics... Il continuera de rouler cahin-caha au gré des obstacles, des échecs et des réussites de chacun.
Et par-dessus tout ! Jamais il ne sera carré !
   Longtemps, j'ai méprisé ces partisans d'un monde carré, d'une planète et d'une vie à angles droits et désespérément réguliers. J'ai perdu beaucoup d'énergie à les détester, invoquant leur étroitesse d'esprit et les œillères qu'ils maintenaient bien fixées. Ils freinaient le monde, les hommes, l'art, l'invention, l'évolution. Ils bloquaient tout.
   Je le pense toujours mais j'ai cessé de leur en vouloir. je me contente de les observer pour les comprendre toujours mieux, eux comme moi. J'aime l'univers quand il est échevelé, ahuri, hilare, amoureux, inconvenant, spontané, ébouriffant, absolu et indéchiffrable, si dur et si tendre à la fois. Et vous autres, vous l'aimez rangé, gominé, sans un pli, la démarche décemment rythmée et toujours digne. Bien sûr que je saisis cela, bien sûr que cela me rassure aussi et que nous en avons tous besoin. Bien sûr ! Je ne suis pas exceptionnelle, et certainement pas plus forte, certainement pas. Mais je refuse aujourd'hui et j'espère pour toujours une vie carrée, une Terre en cases. Je le refuse parce que oui, c'est reposant ; mais c'est aussi d'une tristesse et d'une pauvreté à crever. Je préfère mourir plutôt que de vivre dans votre carré monstrueux, c'est ce qu'il est. Ce que vous appelez monstrueux l'est bien moins à mes yeux que vos normes débilitantes et toujours plus handicapantes. Je ne suis pas une révolutionnaire, je n'en ai ni le courage ni l'aplomb. Je choisis pour moi une vie où je prends garde de ne pas passer à côté de l'immensément beau, du complètement fou, de l'infiniment drôle, de l'indicible émotion, de l'intolérable douleur et de la plus orgasmique des joies, aussi loin qu'elles me perdent, je l'accepte. Je refuse de ranger le monde, il se range tout seul. A moi d'en trouver l'ordre et de me laisser mener dans ses démentes et tortueuses richesse. Oui, il y a de la folie là-dedans. N'y en a-t-il pas davantage à vouloir embrasser et réduire ce qui nous dépasse de loin, d'inimaginablement loin ? Je l'ignore. Est-il fou de vouloir voir briller, exploser le monde, du dehors et du dedans ? Est-il fou de vouloir se sentir tranquille et de tout faire pour ? Est-il fou de passer pour 'fou' ?
Ma question demeure ; est-on plus serein en luttant pour la maîtrise et le respect de règles inhumaines ? Pour l'instant, ma réponse est non et non, je n'aime pas cette grisaille et la conviction intransigeante avec laquelle on me la présente. Je refuse cette grisaille, je m'en veux parfois, souvent, mais j'essaye de ne jamais oublier que je l'ai testée ; et détestée.

1 commentaire:

  1. Conscience de la complexité du monde et de l'humain, courage de la regarder en face, acceptation du doute constant. Position délicate et riche.

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