Il pleut. Je traîne ma carcasse
trempée dans les rues grises. Le moral n'est pas meilleur que le temps. Il y a
des jours comme ça. Je le sais. Pourtant, aujourd'hui je suis lasse. Non que je
sois malheureuse. Je voudrais seulement sortir du monde quelque temps. Plonger
dans quatre livres à la fois. Rouler ma journée à leur rythme. Laisser croître
les univers. Diffracter le réel.
Je m'autorise à traîner des pieds
dans l'escalier en parquet craquant. Je me souris à moi-même dans mon colimaçon
vertigineux. Je cherche mes clefs, perdues tout au fond du sac trop grand que
je m'évertue en vain chaque semaine à vider de son superflu. A croire que le
superflu n'est pas un luxe. Les yeux dans la serrure de la porte de mon
appartement, je prends la décision de faire cesser cette histoire ridicule.
Avec ce grand bagage, je me sens voyager à peine sur le pas de la porte. Alors
pourquoi me priver de cela ? Je continuerai de découvrir chaque jour le monde
du dehors et ses multiples écorces de trésors. Vous voyez bien,
je suis une fille positive. Sauf ce soir, il est vrai. J'ai épuisé les
ressources de mon sous-sol.
Je
rentre enfin dans la chaleur sèche de mon foyer. Je respire calmement. Je
m’assois par terre dans le couloir. Je me déchausse et remue langoureusement
mes orteils. Un bien-être indéniable. Je demeure un moment les jambes tendues
adossée au mur les pieds contre la paroi qui me fait face. Je m'étire et
j'ouvre les mains sous mes yeux ramollis par le jour et sa fausse lumière. Je
regarde leurs lignes vides et mystérieuses. Ma vue se floute. Mes yeux vaguent.
Même mes doigts perdent de leur réalité. Je flotte au-dessus de mon propre
corps. Je me déperçois de l'intérieur. Je suis là comme on ne peut l'être que
seul. Seule. Non solitaire. La différence est de taille. Je ne jérémiade pas
sur ma solitude. Je 'l'aime. Elle m'apaise. Elle m'enrichit. J'en connais le
coût et le précieux. Je quitte mon corps et crapahute en esprit libre. Je peux
chaque soir en retrouvant mes pénates m'adonner à ce féerique passe-temps. Je
me love en moi-même quand j'y repense dans la journée, dans mon habit de femme
sociale convenable. Normale. Quand je sors de moi-même, je me mue en une
personne formidablement anormale. Une folle exacte. Une folle F.
Je prends une grande bouffée
d'air frais. J'aspire de tous mes poumons. En partie requinquée, je me lève et
passe aux toilettes. Le corps défait de ses contraintes pour pouvoir ensuite se
reposer et laisser filer le temps en rêvasserie de canapé. J'ai hâte de
m'enfoncer dans ses moelleux bourrelets d'où je pourrai m'envoler.
Je me dirige guillerette vers mon
salon douillet. Il est 19h59.
Brutalement,
une sorte d'éclair m'éblouit. Je recule en me protégeant les yeux. J'attends
quelques secondes. Le coup n'était qu'un instantané. Je me rapproche prudemment
de l'entrée de la pièce. Je suis à nouveau attaquée par une puissante clarté.
Mais cette fois-ci, je la supporte. Un spectacle improbable s'offre à moi.
Je m'écarquille.
Je tombe bée.
Dans mon salon, se pressent dix,
vingt, trente femmes et hommes dans un ensemble farfelu et insensé. J'en
reconnais certains même si je ne les ai jamais rencontrés. Je connais leurs
visages. Tout le monde les connaît. Une célèbre moustache par-ci, un illustre
chignon par là. Un regard immortel, un éminent naseau. Tous ces portraits
immobiles indélébiles encrés en moi, ces gens que j'aime tant, que je vénère,
qui m'horripilent ou m'interrogent mais dont toujours le talent me souffle, sont
là. Bel et bien vivants devant moi. Chez moi. Ils sont vêtus comme au grand
soir. Pour la plupart. D'autres semblent se rire de ces convenances et s'en
rebeller avec délice.
Un lustre brille de mille feux.
Ils ont réaménagé la pièce, évincé mon canapé. Je ne le vois même plus. La
cheminée trône, elle qu'on oublie en temps normal. Un feu y flamboie gaiement.
Éberluée. Comme une imbécile. Le cou en poule étiré vers la scène, je reste
plantée. Cruche. Je ris doucement un peu niaise. Je me pince, je m'ébroue. Mais
non je ne divague pas.
Un
homme, gringalet, la moustache impeccable et les cheveux gominés en symétrie
parfaite s'approche avec empressement. Il me sourit affable. Ses yeux tombants
lui donnent un air nostalgique. Il ouvre les bras grand pour m'accueillir en
hôte digne de ce nom : « Mademoiselle, veuillez vous donner la peine
d'entrer, je vous prie. Nous vous
attendions. » Il dépose une main sur mon épaule et l'autre sous ma paume,
il me guide comme si nous dansions déjà. « Tout le monde sait qui vous
êtes. Ne vous ennuyez pas avec les présentations. Nous vous sommes aussi sans
doute familiers. Si d'aventure, l'un d'entre nous vous était inconnu,
appelez-moi. Je suis ce soir votre serviteur.
– Et vous êtes ?
– Vous savez qui je suis
enfin ! Est-ce si difficile à croire ?
– J'avoue que oui. Tout cela est
complètement fou.
– Marcel Proust, ma chère
Julia. » Il fait une petite révérence ironique. « Appelez-moi
Marcel. Je suis mort, au diable le protocole !
– Mais qu'est-ce que... je veux
dire pourquoi... enfin je...
– Et pourquoi pas ? N'est-ce
pas grâce à ces pourquoi pas que les choses arrivent ?
Il repart de son pas élégant.
J'observe la foule avec
ravissement. Une voix ogresque me parvient d'un petit groupe du fond de la
pièce. Un grand bonhomme aux habits multicolores et chapeau de lutin. Le
chapeau lui sied ridiculement mal. Et son allure est drolatique. M. Rabelais en
personne. Il rit à tue-tête. Il tonne. Voix de stentor. Ses comparses se
bidonnent aux larmes. Ses mimiques, ses grands bras gesticulateurs me prennent
aussi en hilarité.
A
côté, un trio bien plus sage discute. La somptueuse barbe blanche pique les
yeux. Il est emballé dans un discours éloquent de diva fulgurante. Ceci dit,
ses interlocuteurs semblent perdre patience. Les dos s'agitent. Il déclame. Il
est seul. Il fixe l'horizon. M. Hugo est dans la place. Une femme de trois
quart se tourne vers moi. Elle me fait un signe de la main, timide mais
chaleureuse. Et puis, elle lève les yeux au ciel. Ils pétillent d'humour. Elle
articule sans bruit : « My God ! » La belle Virginia me
charme d'emblée et je voudrais tant lui parler. Encore faudrait-il que le coq
Victor la laisse s'éclipser. Son voisin trépigne dangereusement. Ses gestes
brusques m'inquiètent. Lui aussi se retourne. Mais rapide. Un coup d’œil. J'ai
juste le temps de l'apercevoir. Les yeux caves. Cernes marqués. Ses lèvres
tremblent dans un rictus perturbant. M. Baudelaire s'exaspère de ce fat épris
de son propre génie. Pour sûr, M. Hugo s'est égaré en choisissant son
public. L'a-t-il vraiment choisi d'ailleurs ? Peu lui importe ceux qui
l'entourent tant qu'il y en a. Il se roule et baigne dans sa poésie
sublime, un peu indécent. D'ici, je me jure de l'éviter. Le lire suffira bien.
Je
poursuis mon exploration. Toujours émerveillée. J'aimerais échanger plus
longuement avec M. Proust mais il s'affaire à animer les conversations. Je
l'observe de loin. Il est délicat. Toujours subtil. Doigté. Perspicacité de
l'absolu détail. Rien au hasard. Il est fascinant, œuvre vivante écho de sa Recherche.
Peut-être pourtant qu'on aurait envie qu'il tombe le masque. Mais son
personnage semble lui tenir à cœur. Son personnage, son masque apposés ou
fusionnés avec l'être. La chose est indiscernable. Soudainement, il s'éloigne,
contraire à toutes ses précautions et douceurs sociales. Il s'appuie sur la
cheminée un peu courbé. Il se tient la poitrine et tousse doucement et
douloureusement. La gorge râle. Un
frisson me traverse. Personne n'y prête attention ou presque. Je suis prête à
m'élancer pour le soutenir quand un jeune homme terriblement chic se dirige
vers mon hôte. Il s'adresse en anglais à son cher ami encore crachotant.
Celui-ci, un mouchoir sur la bouche, lui sourit reconnaissant. Et les voilà
tous deux transportés dans un débat on ne peut plus britannique au sujet du
vieux William. Ce dernier est d'ailleurs absent. Je parcours la foule du
regard, sans succès. Dommage. J'aurais aimé croiser le vieux briscard.
Le jeune homme, c'est M. Wilde.
Je ne peux détacher mes yeux de cet individu altier séduisant, magnétique. Les
deux hommes rient et se taquinent. Au jour, leur trop grande sensibilité, leur
conscience aiguë du monde. Et l'insouciance et l'inconséquence qui leur
manquent pour goûter vraiment la vie. Tout a un sens et ils le cherchent. J'ai
envie de leur sauter au cou comme une gamine.
Je me perds dans leur contemplation. Ils sont beaux. Ils brillent.
Tintinnabulent. Éclairent. Ils sont morts. Ils sont comme je les ai rêvés.
Parfois, les rêves sont exaucés.
Dans
un coin, la tête dans la main. La tête lourde de pensées infinies, M. de Balzac
se prélasse et scrute. Il promène sur la foule son regard acéré. Il ne bouge
pas mais ses joues rubicondes sont animées de soubresauts intéressés. Il semble
repus. Satisfait. Satisfait de lui ? Impossible à dire. Satisfait ici et
maintenant. Tel un psychanalyste en séance, il pourrait donner l'impression de
dormir. Son regard a beau être perçant, M. de Balzac ne laisse entrevoir qu'une
minime fente de pupille. M. de Balzac se cacherait-il ? Enigmatique, pour le moins.
En
voilà un autre derrière ses toutes petites lunettes rondes. L'air meurtri. Il
désole. Il angoisse aussi. Sombrement, il joue aux échecs avec son compatriote
et sa fidèle pipe. Zweig s'absorbe. Freud fume avec ostentation. Il sait
pourtant qu'il en est mort ! Inconscient ! Rien ne sert donc d'être si
grand connaisseur de l'âme. Chassez le naturel il revient au galop. M. Freud le
sait bien mieux que moi sans doute. Il a dû en prendre son parti. Alors, il
fume.
L'art du paradoxe.
Zweig me rappelle Baudelaire. Il
a les mêmes yeux creusés, maigre et émacié. Il est conforme à tous les clichés.
Mais un quelque chose chatoie en lui que je peine à définir. Sigmund paraît lui
aussi très intrigué. Joue-t-il d'ailleurs réellement aux échecs ? Ou
n'est-ce qu'une ruse de thérapeute ? Certainement que son adversaire n'est
pas dupe. Mais Sigmund se rencogne dans son fauteuil et se congratule en
silence : croit-il entourlouper son monde ? Il est en tout cas bien
antipathique. Stefan aussi. Malgré tout, ils font s'ouvrir grand les yeux.
Je
suis un peu ivre. Aucun de tous ces gendelettres ne me laisse indifférente. Je
voudrais tous les regarder pendant des heures. M'abreuver de leurs folies et de
leurs génies. Aussi, de leur normalité émouvante. Je voudrais que ce bal ne
s'arrête jamais.
Et le défilé en effet continue.
On pourrait s'en lasser. Mais j'aime passionnément leurs mots, leurs pages
offertes à la postérité. J'en suis faite. Leur verbe me fait tenir droite.
Leurs mots m'architectent. Mes piliers. Et quand je tangue ou que le sol
tremble, je les invoque. J'aimerais le leur dire. J'aimerais qu'ils sachent
combien de fois ils m'ont sauvé la mise.
Un
drôle de bonhomme de guingois m'approche. C'est le premier qui vient à moi.
Hormis mon cher Marcel. Il est étrange. Il ne s'en cache pas. La tête toujours
vers les étoiles, le cou tendu à un ciel invisible. Jorge Luis Borges me fait
l'honneur d'un sourire détonnant. «Vous savez Julia, nous sommes tous là parce
que nous savons... Que vous nous chérissez plus que tout. Votre respect est
également le nôtre. Considérez cette réception comme une reconnaissance
réciproque. Sans amoureux comme vous, nous serions morts depuis des
siècles. »
Son gros accent ourlé, sa voix
gutturale m'enveloppent. Je lui fais une drôle de grimace, enfantine, gênée et
ironique à la fois.
« Vous êtes étonnante ma
chère. C'est un vrai plaisir. »
Je ris. Je sais que c'est là son
plus beau compliment. Je me contente d'un silence ambigu. Il sourit d'aise à
cette nouvelle incertitude que je lui sers.
Nous rejoignent aussi
antinomiques qu'il est possible deux grandes femmes. Borges plonge dans son
verre mais garde les yeux sur tous les lointains qui nous habitent.
« Bonjour Julia. Comment
vas-tu ?
– Parfaitement Madame.
– Madame ! » Elle
pouffe. « Ne me donne pas du Madame. Simone. » Nous nous serrons la
main. Elle me broie à moitié les doigts. « Je te présente mon amie
Sévigné. Nous discutions femme d'hier et d'aujourd'hui. Pourrais-tu compléter
notre réflexion ? » Interloquée je lève un sourcil. »
Qu'y-a-t-il d'incroyable ? Tu es des nôtres.
– Des vôtres ? ...
– Et pourquoi pas ? N'as-tu
pas fait des choix de véritable femme libre ?
Sans doute fait-elle ici
référence à mon célibat tenace, mon style androgyne et mon franc-parler. Je ne
suis pourtant pas sûre d'avoir vraiment fait ces choix-là. Mais ne résistant
pas à l'invitation flatteuse, je m'exprime avec entrain. Madame de Sévigné
piaffe de joie. J'admire cette femme qui en un temps barbare a écrit à cœur
ouvert, habile et authentique. Elle a la mine espiègle et spirituelle dans ses
froufrous et sa robe gigantesque. L'autre en jeans à ses côtés rehausse encore
le contraste. Elle m'aperçoit la considérer de haut en bas.
« Les jeans Julia. Un vrai
bonheur. Je ne porte plus que ça là-haut. Je me sens libre comme l'air. Ça,
c'est être une femme. »
Je ne suis pas tout à fait
d'accord. Mais je sens qu'elle y tient comme à une liberté essentielle. Je la
laisse en jouir. Son intelligence redoutable n'en est que plus belle.
La discussion s'éternise. Je m'y
plonge avec volupté. Toutes deux disent leurs espoirs et l'avenir. Elles
finissent par m'enjoindre de poursuivre l’œuvre qu'elles ont commencé
d'accomplir.
« Je ne suis pas une
héroïne. Vous en attendez trop de moi.
- Certainement pas ma chère,
retorque Sévigné. Nous vous avons à l’œil depuis longtemps. Et, en mémoire de
nous, vus pourriez...
– Vous me prenez par les
sentiments.
– Précisément.
– Allez Julia, rajoute Simone. Ne
doutez pas de vous comme cela. Que la femme advienne ! »
Et nous trinquons haut et fort.
Marcel
nous rejoint et s'enquiert de mon humeur. Toujours sa main sur mon épaule, il
veille sur moi. Il me réchauffe le cœur. Je l'aime éperdument. Prise d'un élan
toqué, je l'attrape et le serre dans mes bras. Le corps fluet que je tiens me
surprend par sa légèreté et son évanescence. Il se raidit un peu, surpris. Puis
il me rend mon geste affectueux à sa façon aérienne et dense.
Sans
crier gare, un autre éclair flashe la pièce. Tous se sont tournés vers moi. Je
découvre encore d'autres visages pour lesquels je n'ai pas eu le temps. Je me
déçois de ne pas les avoir abordés. Ils me saluent chacun à la mode de chez
eux. Adieu baroque qui ouvre tous les possibles. Le monde entier est là.
« Nous reviendrons. »
Un troisième éclair et me voilà
seule dans mon salon. Je regarde l'heure, circonspecte. Il est 20h00. Et
j'imagine que ce bon vieux Jorge me regarde, en fantastique.
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