Frissons
« Non
mais pour qui tu te prends ?! Une grande dame ?! Tu n’es qu’une gosse
et je suis ta mère ! Et ne t’enfuis pas comme ça quand je te
parle ! Oh ! Reviens ici ! On en rediscutera ce soir. Ne te
crois pas débarrassée ! Petite peste ! …»
Un couple d’adolescents
passe et pouffe de rire. « Qu’est-ce que t’as la grosse avec ton
binoclard ? Ça te fait rire ? » Violette rouge de honte et de
colère poursuit sa route. Sa mère continue de hurler au loin. Elle n’entend
plus. Les oreilles bourdonnent et le sol tangue de rage. Le cœur palpite et
coupe le souffle.
Elle
frissonne.
Elle sent ses poils se
hérisser en porc-épic sur sa peau. Elle se rêve, là, épineuse, vénéneuse, dardée,
féline, crochue, griffue, carnivore, ailée, mastodonte des terres et des mers.
Elle s’imagine indomptable et coriace, dangereuse et redoutée. La nature dans
son bon droit, cohérente et sans pitié. Elle ferme les yeux le temps d’un pas,
puis deux, et comme dans un miroir, se regarde pointer ses canines aiguisées.
Facétie du sort : vampire de pacotille mais en nocturne oui. Et la lumière
ne fut pas.
Elle marche sans
calculer. Elle rêve encore et encore. Machinale, elle avance comme chaque matin
d’année en année. A nouveau, elle sent son échine serpenter dans sa chair. Une
formidable envie de vomir la prend la fait fort chavirer. Elle n’a rien mangé.
Tu parles d’une bête sauvage ! Alors qu’aurait-elle donc à rendre ?
Tout le reste, toutes les couleuvres en travers de la gorge et les baleines
suffoquées.
Elle sait que le
prochain frisson la sciera. Ceux du matin tranchent la lenteur du sommeil, du
réveil cotonneux et sa couette, contre-cœur. Brise-glace qui fend le dos et la
poitrine. L’être gicle à vif autour des larmes. Rouge velours. Soyeux. Réel. Il
roule. Les jolis rêves s’envolent petite fille ; réveille la bête.
La déferlante la gèle
des pieds à la tête, Méduse nordique. Striée de part en part, elle sent les
doigts courir sur sa peau, les bras qui la serrent et les lèvres qui
chuchotent. Qui est qui ?
Elle
arrive à la grille inconsciente. Elle traverse le couloir bondé et contourne
les grappes collantes. Elle se pelotonne en elle-même et s’éloigne encore un
peu plus. Les yeux rivés à l’horizon qui s’ouvre de l’autre côté, elle les
ignore pour ne pas nourrir sa nausée matinale. Elle respire une dernière fois
avant de s’engouffrer dans la longue journée qui l’attend.
« Hello
you ! » Une jeune fille se dandine juste sous son nez en chantonnant
sa lubie du moment. Baby minuscule bondissante, punky paillette a surgi. Le
départ est donné.
« Ben alors,
encore dans tes pensées ? Allez du nerf belle gosse. J’ai besoin de toi
aujourd’hui. » Baby la tire fermement vers un coin de la cour. « Eh
oh Violette ! » elle fait claquer ses doigts devant les yeux vagues
de son amie : « Y a quelqu’un ? Bon, je t’explique. » Et
elle reprend où elle l’avait laissée la veille son histoire de pièce de théâtre
et tous les tracas de sa mise en scène. Violette n’est pas vraiment intéressée
a priori mais elle est bien obligée avec Baby. Et il est franchement difficile
de résister longtemps à la bonne humeur et à l’enthousiasme de la jeune fille.
Violette doit seulement basculer dans la nouvelle ambiance en douceur. Sinon,
choc sceptique et elle perd pied. Elle se secoue, s’ébroue et laisse s’échapper
tous les frissons restants, répliques du grand tremblement, qui attendent
sagement leur tour. « Je t’écoute.
- Bon,
je suis dans la merde. »
Violette prête une
oreille attentive à son amie et lui suggèrent des stratégies. Elle ne fait que
retrouver dans sa mémoire des idées de Baby elle-même. Cette dernière s’en
émerveille, applaudit Violette et la remercie chaleureusement de son
ingéniosité. Violette a déjà tenté, dans un souci éthique, de lui rappeler
qu’elle ne faisait que recycler ses idées à elle, Baby. Peine perdue. Baby
entend que Violette soit le cerveau de l’affaire, « Toi t’es posée, tu
réfléchis, c’est ça qu’il me faut. Moi je suis marrante ouais mais je suis pas
toujours futfut’. » Théorie très contestable au demeurant mais Violette ne
s’aventure pas sur ce terrain glissant. D’ailleurs, Baby la
laisserait-elle-même parler ? Rien n’est moins sûr.
La sonnerie retentit
depuis déjà au moins deux minutes. Baby l’ignore. Elle entend suivre son rythme
et ne se conformer qu’au strict minimum. Elle achève donc sa discussion avant
d’obtempérer à l’ordre assourdissant.
« Mais au fait,
qu’est-ce que tu fous en t-shirt cocotte ? T’es tarée ou quoi ? »
Les yeux ronds,
Violette baisse les yeux et analyse la situation. Jean épais. Bottines
fourrées, vieux pull autour de la taille et t-shirt. « Mets ton pull. Tu
vas encore nous faire une angine, aphone et tout le tralala. Je sais que ça
t’arrange bien de pas parler mais bon, faut pas être con quand même. » Baby
s’avance déterminée vers Violette et s’apprête à lui dénouer son pull. Violette
la repousse vivement. « Arrête ça !
- Oh
c’est bon, tu peux bien nous montrer ton p’tit cul de princesse pour une fois.
Elle
frissonne.
- Eh
ben non ! je peux pas. »
Violette s’enfonce dans
ses épaules et se roule dans son dos. Elle sent que ses babines se retroussent
sur ses canines pointues. Prête à mordre. Elle gronde. Cela suffit à intimider
Baby en général.
-
C’est bon, c’est bon. Désolée je voulais
pas te vexer. Et arrête avec ton regard noir, t’es flippante. On dirait que tu vas me sauter dessus. »
Baby la prend par le
bras comme si de rien n’était, elles montent les grands escaliers en colimaçon
et s’enfoncent tout au bout du petit couloir. Dans la salle de classe, Violette
s’installe au fond. Baby devant : elle n’a pas le choix, ordre de Mme
Cabouche, vieille fille en chef. Mais même au premier rang, Baby tourbillonne.
On ne l’arrête jamais
Baby.
Violette, elle, prend
son mal en patience, de loin. Sans son amie à ses côtés, elle retourne à ses
rêves.
Elle
frissonne.
Elle sent les doigts
courir sur sa peau. Elle sent le grand corps se blottir contre elle, peu à peu,
soigneusement. Il est très doux et tiède. Il n’est ni chaud ni froid. On dirait
qu’il calque sa température sur la sienne. Il s’accorde. Il sait où elle se
cache. Il sait la débusquer. Sans heurts. Elle est sienne. Il est le guerrier sûr de sa victoire. Elle ne lutte pas.
Elle est criblée de
pores prêtes à s’épanouir, ouvrir leurs pétales et accueillir les aiguillons en
rangs serrés, au sourire avide. Elle se crispe le plus fort possible pour que
les bourgeons demeurent, jamais ne fleurissent mais la nature ne perd jamais
ses droits. Son corps s’offre et même les poings serrés elle ne peut
l’empêcher. Trouée des pieds à la tête jusqu’à la pointe des ongles et des
dents, c’est vrai elle ne peut plus lutter contre l’armée en flèches dévoreuses.
Les fleurs qui s’étalent sur toute la surface de son être se touchent, se
rejoignent et l’exhibent, la promettent aux aiguillons en rangs serrés. Elle
finira sans plus aucune résistance, en gouffre, encavée, lisse de toute
anfractuosité, grotte, tanière, repaire des guerriers colons. Elle, disparue et
survivante improbable derrière la béance félonne.
« Violette !
on se réveille Mademoiselle !
- Euh
pardon…
- Vous
n’avez je suppose aucune idée de ce dont nous parlons n’est-ce pas ?
- …
- Mlle
Lecoeur ?
- …
Non
- Je
repose ma question donc : « Le personnage… »
Violette n’entend déjà
plus la voix de Mme Cabouche. Elle est happée par son crâne vide, coquille
inerte et stupide.
- Je
me fatigue pour rien. Vous savez, il ne suffit pas d’être belle dans la vie
Mlle Lecoeur. Une tête bien faite, ça pourrait vous aider si vous vous en
donniez la peine.
Violette sent la nausée
la reprendre. A l’exaspération de Mme Cabouche répond sa rage, déjà deuxième de
la journée. Son sang ne fait qu’un tour. Son crâne vide est maintenant noir de
bile. Elle se lève brusquement mais un coup d’œil sans appel de Baby depuis
l’horizon de son premier rang l’arrête. Elle se rassoit mais elle ne se taira
pas :
- Espèce
de mal baisée ! »
Mme Caboche confuse se
renfrogne et tente de rester droite au haut de son estrade, secoue la tête et
son double menton comme un dindon encombré de ses excroissances. Elle est
muette de surprise. La demoiselle surannée ne semble pas même comprendre ce qui
s’est passé. Violette sourit d’aise.
Les frissons la
laisseront en paix quelque temps ce matin.
« Dehors ! »
Violette éclate de
rire. Grenade dégoupillée qui jaillit tout autour d’elle. L’autre a cédé, perdu
le duel. Elle sent tous les regards posés sur elle. Elle en a l’habitude. Elle
n’est pas gênée. Elle sait que, là, elle séduirait le monde entier, qu’elle
peut tout conquérir. Elle dompterait le plus hargneux. Elle se dresse, s’érige,
bande les muscles. Elle les mène tous au doigt et à l’œil.
Bureau du CPE. Les
parents ont été appelés. Presque une routine pour Violette. Elle est calme.
Sereine même. Elle attend patiemment sur une vieille chaise qu’elle s’amuse à
faire grincer. La secrétaire lui lance des regards assassins. Violette lui
retourne son sourire le plus angélique. La jeune femme interdite finit par
sourire à son tour. Et une de plus !
Elle sait comment cela
se passe. Elle ne craint rien. Le père sait y faire. Il la sort toujours des
mauvais pas. Quitte à mettre la main à la poche. Le voilà justement qui arrive.
Le CPE les accueille tous les deux dans son bureau. M. Lecoeur fait un clin
d’œil à sa fille, sourire en coin. Elle reste impassible, encore triomphante.
Elle se tait et le laisse œuvrer. Les deux hommes se connaissent bien. Ils se
saluent chaleureusement, tape dans le dos à l’appui. Elle les regarde ironique.
Ils finissent par se tourner vers elle après avoir discuté quelques instants du
dernier marathon.
« Bon. Cette jeune
fille a été un peu trop loin. C’est cela ?
- …
Si on veut.
- Tu
as été trop loin Violette. C’est sûr.
- Elle
m’a insultée, je l’ai insultée.
- Raconte-nous
ça.
Violette retrace la
scène avec précision.
- C’est
vrai tu as répondu ça ? demande M. Lecoeur.
- Oui.
- Avoue
que c’est bien répondu, Richard.
- Je…
- Ok
Violette. C’est bien d’avoir de la répartie et de savoir se défendre, explique
M. Lecoeur pédagogue. Entre parenthèses Richard, ton enseignante ferait bien de
mesurer ses propos. Mais quoi que tu dises, reste polie Violette. Tu y seras
toujours gagnante tu verras.
- J’y
arrive pas.
- Tu
apprendras.
- Bon,
nous pouvons en rester là, intervient l’ami Richard. La prochaine fois c’est un
avertissement Violette. Pour aujourd’hui, tu seras collée mercredi.
- …
Ils se lèvent tous les
trois de conserve. Et sur le pas de la porte, le CPE rajoute d’un air malicieux :
- Elle
est fougueuse ta pouliche Jean-Luc !
- M’en
parle pas !
Le père caresse les
cheveux de sa fille dans un geste affectueux. Violette attend que la mascarade
des deux costards s’achève. En sortant du bureau, elle et son père marchent
côte à côte. Ils se taisent. Avant de s’en aller, il la prend par l’épaule :
« Franchement Violette, ne le dis à personne mais je suis fier de toi. Toi
et moi on ne se laisse pas marcher sur les pieds. Et c’est ça le plus important
dans la vie. » Il l’embrasse sur le front. « A ce soir ma
beauté. »
Elle entend ses pas
s’éloigner et résonner dans la cour. Ses tympans se mettent d’un coup à
bourdonner violemment. Elle en perd l’équilibre. Elle chancèle et s’accroupit.
Elle
frissonne.
Il glisse ses doigts le
long de sa colonne et tout son corps se détache de l’intérieur, les nœuds
coulissent, les cordes délient, les cœur foie grêle jusqu’au plancher des
pieds. La chair s’évapore comme une âme. Le squelette se tient, un peu ridicule
seul sous cette peau factice. Elle s’envole.
Il glisse ses doigts
jusqu’au creux de ses reins et la vie est un miracle. Elle respire. Elle bat.
Elle bouge. Elle n’est pourtant plus personne.
Elle reprend son
souffle. C’est vrai qu’elle n’a pas mangé ce matin. Baby va la réprimander.
Aucun doute. Elle voit alors de grandes jambes se planter devant elle.
« Eh belle gosse,
tu fais quoi ?
- Je
t’attends bien sûr.
- Ah,
je le savais. Vas-y lève-toi.
- Non,
je me sens pas très bien.
Il se baisse à sa
hauteur.
- Ça
va pas Vio ?
- T’inquiète
c’est rien. Je suis fatiguée.
Erwan. Son autre grand
ami. Magicien.
Son don ? Entendre
les langues invisibles, ceux que chacun connaît, ignore et à force, oublie. Il
voit les danses et les chants qui remplissent tous les espaces et les temps. Il
sait ce que les gens taisent. Il intuitionne les écritures cryptées Alors bien
sûr il comprend. Il rit aussi. Et il comprend toujours. Et bien sûr on le fuit.
Erwan hausse les épaules. Il a Violette et Baby. Cela lui suffit. Mais Violette
elle, ne veut pas comprendre. La lâcheté des gens la dégoûte. La malhonnêteté.
De grands aveugles se prenant pour des illuminés. Peut-être qu’elle appartient
aussi à cette engeance. Sa plus grande crainte.
Sûr que ses géniteurs
en sont. Elle le déplore amèrement. Aimerait ne les voir jamais connus. Ne leur
avoir jamais appartenue. Briser ce lien même ténu qui les accroche. N’être de
personne, électron libre, sans boulets ni corde au cou.
Elle pourrait les
crever. Les voir allongés là simples corps inanimés. Cette pensée la soulage.
Comme la fin d’une marche forcée sous un improbable fardeau.
Erwan dit que Violette
est son énigme. Il cherche, il flaire, il décompose. En réalité, il a déjà sans
doute compris l’essentiel. Mais il n’en dit rien. Pas par habitude, il aime
beaucoup trop parler pour ça. Par respect. Parce que ces douleurs-là se disent
de l’intérieur. Il n’a pas le droit. Elle voit qu’il la surveille. Que parfois
quand elle ouvre la bouche et hésite à parler, avec son air absent des mauvais
jours, il attend les grands mots. Un petit regard complice les traverse. Ce
sera pour une autre fois. Peut-être qu’ils se perdront de vue après le lycée.
On ne sait jamais. On dit qu’on ne laissera pas faire ça. Et puis… Peu importe.
Quand les mots monteront à la surface, ce jour-là, c’est lui qu’elle appellera.
Elle
frissonne.
Elle tremble de tout
son long. «Putain Vio ! T’es en t-shirt ! Tu plaisantes ou
quoi ?! Tu m’étonnes que t’as froid !
- J’ai
pas froid.
- C’est
ça ouais…
- J’ai
pas froid je te dis. C’est vrai.
- Ben
alors t’es pas normale.
- Ça
c’est sûr.
- Allez
prends ça.
Il enlève son gilet et
le lui pose doucement sur les épaules. Elle l’enfile et rabat la capuche sur sa
tête. Murmure :
- Merci
Rwa »
Elle se recroqueville
voluptueusement dans l’immense gilet qui lui tombe sur les genoux. Elle sent la
lumière se tamiser. Erwan la prend fermement dans ses bras, formant une chambre
forte autour d’elle. Elle n’a ni plus chaud ni moins froid. Elle n’a d’ailleurs
jamais ni chaud ni froid. Cela fait bien longtemps qu’elle ne sait plus ces
choses-là.
« Qu’est-ce
qu’on fait ce midi ?
- Je
sais pas.
- On
attend Baby la Tornade pour décider ?
- Ok.
…
- Eh
eh !! Salut les nazes ! Ca va Rwa ?
- Ouais
et toi ?
- Oui
oui. Violette t’a raconté ses exploits de ce matin ? Non ? Eh ben
c’est une sacrée tigresse notre pote ! Elle l’a séchée la Cabouche. Si
t’avais vu, tous les mecs la regardaient en bavant ces couilles molles. Elle
était trop sexy. Bref, comme d’hab.
Elle donne un coup
d’épaule taquin à Violette et continue de pérorer joyeusement.
Une
tigresse… Quelle plaisanterie ! Elle n’est qu’une petite chatte de
compagnie avec laquelle faire joujou, les griffes limées, les crocs brisés,
castrée de tout pouvoir. Le pouvoir n’est qu’un jeu de décibels retentis sur
des torses bombés et des muscles bandés, de secrets et d’alcôves. Elle s’écœure
d’impuissance. Elle a même fini par se laisser caresser.
Elle est une jolie
poupée que l’on aime à regarder sous toutes les coutures, à évaluer et à
convoiter. Depuis toujours elle est cette précieuse bête empaillée qui fascine,
qu’on hésite à toucher puis qui, une fois approchée, se fait enlacer vigoureusement
nuit et jour sans vergogne. Elle est aussi l’animal mort qui effraie, trop beau
et trop mort, sacré et haï. Qui là encore dompté, doit être démythifier :
saisir et jeter cet animal aux pouvoirs occultes. Et le malaise qu’elle suscite
lui vaut les insultes et les mots sales des plus pusillanimes. Enfant !
l’unique ! tu seras la plus belle dans ta prison dorée.
Elle ravale ses
réflexions ineptes. Ces dernières s’écoulent silencieuses jusqu’à ses
extrémités les plus nerveuses, la remplissent, la grossissent. L’irritent, la
démangent.
Elle
frissonne.
Son dos est moite. Il
colle son ventre trop doux contre elle. Leurs deux parois sont engluées. Il
pose sa joue sur ses cheveux défaits. Il y roule son visage en ronronnant comme
un gros matou enfin aise. Il murmure des phrases qu’elle ne comprend pas. Elle
ne les entend pas. Elle ne les écoute pas. Ses oreilles bourdonnent et chantent
comme des cigales. Bal des insectes voltigeurs. Elle rêve à tire d’ailes. Elle
s’efforce de contrôler sa respiration.
« Tiens au fait
Vio, c’était pas ton père qui était là ?
- Où
est-ce que t’as vu mon père ?
- Je
suis passée par l’autre côté, du coup je l’ai croisé de loin.
- On
était chez Richard.
- Qu’il
est con celui-là ! Mais ton père… ça se fait pas de dire ça Vio mais il
est canon. Vous êtes tous mannequins dans la famille ou quoi ?!
-
Euh…t’aimes les vieux toi
maintenant ? intervient Erwan
-
N’importe quoi ! Je dis juste qu’il
est canon. C’est une remarque purement esthétique.
-
T’aimerais bien avoir un père aussi
canon, avoue.
-
Bien sûr. C’est la classe. T’as vu le
mien ? Il ressemble à rien. C’est pour ça que je me tiens à carreau.
J’aurais trop honte qu’il vienne au lycée.
-
Moi j’aime bien ton père. Il est gentil,
remarque Violette.
-
Un brave gars ouais. Mais le tien il est
cool, c’est beaucoup mieux. En plus, t’es sa chouchoute.
- …
Ca peut servir…
- Eh
ben moi je trouve qu’un père c’est pas fait pour servir les filles. Et désolée
Vio mais tu sais ce que je pense de ton père.
- Tu
en penses quoi ? interroge Baby.
- Je
pense qu’il croit qu’il a encore 20 ans et qu’il est le pote de Vio. Qui plus
est, il aime pas « les pédés ».
- Comment
tu le sais ?
-
Je le sais c’est tout. Il me regarde comme
si j’étais une ignoble poubelle puante.
- Ben
moi je crois que tu te fais des films. Et je vois pas le problème d’être le
« pote » de Vio. Au contraire, il la comprend comme ça.
- Il
croit qu’il la comprend. C’est pire que tout.
- Tu
fais des histoires pour rien. C’est des détails ça. De toute façon, la famille
ça craint.
La
matinée passée, les trois amis sortent acheter des sandwichs. Violette n’a ni
chaud ni froid ni faim. Elle a juste envie d’être tranquille. Elle profite des
quelques minutes qu’ils passent hors de l’établissement pour respirer à l’air
libre. Erwan toujours aux petits soins lui choisit lui-même son repas. Elle
râle, pour la forme. Et par pudeur. Il lui plante alors une grosse bise sur la
joue content de lui avant de s’engouffrer dans la boulangerie.
« Ça va pas aujourd’hui
cocotte ? »
Violette est surprise
par le calme avec lequel Baby s’adresse à elle. Non pas que cela n’arrive
jamais mais c’est plutôt mauvais signe et Baby a l’air tout à fait détendue
aujourd’hui. Etrange.
- J’ai
vu mieux. Mais t’inquiète.
- Si
tu le dis.
- Désolée
Baby, c’est…
- Tu
m’expliqueras un jour ?
- Quoi ?
- Ton
problème. C’est pas méchant hein. Mais je vois bien que t’as un truc qui
cloche, je t’en parle pas mais je suis pas complètement idiote.
- Y
a rien à expliquer. Je suis bizarre c’est tout.
- J’adore
les gens bizarres, ça tombe bien. Qu’est-ce qu’on se ferait chier sinon !
Mais je crois pas que ce soit une explication suffisante. J’attendrai.
Violette aimerait une
vie sans aucun bizarre. Elle aimerait s’ennuyer, ne plus être projetée de monde
en monde. En apesanteur. Tourbillonnée. Dans ce labyrinthe d’univers goguenards
et tout-puissants. Elle rêve d’une lassante normalité, une mer d’huile sans
arrière-pensées et sans peurs.
La
pause méridienne se passe, joyeuse.
Les
cours de l’après-midi commencent par le cours d’anglais. Là, les trois amis
sont réunis. Ce sont les meilleurs moments de la semaine pour Violette. Elle se
sent en sécurité. Ou presque. Demeure le problème de Mr Pitt.
Mr Pitt est de ces
adultes sans âge qui campe non seulement leur personnage mais tous les autres
aussi. Vous savez bien, ces gens-là qui s’agitent seuls sur leur scène s’y
complaisant et jamais n’en descendant. Ne vous aventurez pas à tenter de les y
rejoindre, c’est là qu’ils deviennent agressifs. Il n’y a pas de place pour les
autres dans leur scenario. Et puis un jour, ils finissent par s’épuiser de leur
grand cinéma, insipides et insensés. Ils sont tout le monde et personne. Et
sans doute ne deviennent jamais eux-mêmes.
Mr Pitt, bellâtre
raffiné, les midinettes à ses pieds. Caressant séducteur. Nos trois comparses
insensibles à son charme. Ou presque. Baby, imperméable à ce genre de
personnages n’en dit rien. Elle reste muette ce qui en soi est déjà éloquent.
Rwa lui se méfie même s’il pourrait succomber à la plastique parfaite de
l’homme aux mille visages. Les deux filles le tempèrent par des regards sans
appel qui tuent tout désir avant même qu’il ne se manifeste.
Violette ouvertement le
méprise. Son animosité parfois interpelle les autres. Elle s’emballe et crache
sa haine. Et il vaut mieux la laisser s’exprimer et éviter un scandale en
pleine classe. Ils sentent bien qu’elle pourrait se déchaîner face à ce
type-là. Et quand Violette flambe, elle n’en reste pas à un simple « mal
baisée ». C’est une bombe à retardement. Surtout en ces mauvais jours où
sa morosité n’est que le masque d’une tempête menaçante. Baby ne parle pas de
tigresse à la légère malgré son ton désinvolte. Violette se tapit et
s’assombrit pour mieux éclater au grand jour, non sans dommages collatéraux.
Et puis aussi, n’en
comprenant pas clairement les tenants et aboutissants, ils se taisent. Et les
jours passent et ils n’en reparlent pas, désintéressés par le sujet il est vrai
insignifiant.
Le
cours commence comme toujours dans une effervescence joyeuse :
« Allez allez on se calme Mesdemoiselles Messieurs. Je sais que c’est
l’heure de la sieste mais on essaye de brancher ses neurones. » Il sourit
l’œil brillant. Les garçons grognent et soufflent. Les filles des premiers
rangs sautillent sur leurs chaises.
« A lors, vous souvenez-vous de notre dernière
leçon ? »
Dix mains manucurées et
frétillantes se lèvent devant Mr Pitt comme un bouquet de roses mielleuses.
Violette siffle son agacement entre ses dents.
« Hmmmm…
Violette ! dis-nous donc. »
Il la regarde de ses
yeux bleus langoureux, bien trop beaux pour ne pas devoir s’en défendre.
Violette se raidit. Rwa se retourne et l’enjoint de ne pas faire de vagues. Mr
Pitt sourit doucement et fait glisser ses doigts sur le livre posé devant lui.
Elle regarde les doigts onctueux, aimantée.
Elle frissonne.
Il fait descendre ses
doigts le long de son bras. Elle les voit désormais s’avancer jusqu’à ses mains
et prendre possession d’elle. Elle voudrait fermer les yeux mais elle en est
incapable. Une attraction irrépressible la tient. Elle pense que le reptile se
déplace et quittera son dos. Mais non il s’étend et roule ses écailles suaves
sur tout son corps bientôt. Il louvoie sous ses yeux et l’hypnotise.
« Comme tu es belle… Tu es la plus belle. » Elle se met à saliver
comme un gros bon chien. Elle doit se forcer à déglutir pour ne pas déborder.
« Dis-moi quelque chose, je veux entendre ta voix.
- …
- Ta
voix ma belle, ta voix…
- …Voix
- Et
en plus d’être splendide, elle est drôle… Comme je t’aime ma Violette.
Il
enroule maintenant ses pieds nus aux siens. Leurs jambes finissent par se
torsader. Ils sont tressés. Elle ne bouge plus. C’est mieux ainsi. Elle va
pouvoir cesser de penser, libérée.
« Violette !
- Oui
- La
dernière leçon please !
- Je
sais pas Mister.
Il
pouffe et lui fait un clin d’œil.
- Alors
viens au tableau. Ça va te rafraîchir la mémoire.
Son
cœur bondit. L’angoisse lui serre la poitrine. Elle se lève lentement,
désespérée.
- Ce
n’est pas si horrible que ça Violette. N’exagère pas. On va bien s’amuser tous
les deux, tu vas voir.»
Les filles de devant
observent Violette s’avancer vers Mr Pitt avec envie et amertume. Violette
monte la petite marche de l’estrade comme si elle était promise à l’échafaud.
Mr Pitt l’accueille chaleureusement et se place juste contre elle, proprement
côte à côte :
« Regarde comme on
a une belle vue d’ici ! »
Il rit et son public
avec lui. Ne manquent que les hourras. Elle sent la chaleur de son corps la gagner.
Elle rougit. Elle se sent gonfler. L’angoisse s’envole ; elle n’existe
plus.
« Alors Violette,
cette fameuse leçon ? »
Violette alors recouvre
tout son esprit et vomit la leçon d’un trait. Sans même s’entendre dire. Juste
le son de sa voix qui résonne et tremble sa gorge de mots étrangers.
« Eh ben
voilà ! Il fallait que tu viennes là devant tes camarades. C’est motivant
n’est-ce pas ? Et puis tu avais besoin de mes bonnes ondes. »
Encore ce rire d’acteur
imbus et le clin d’œil final. Elle croit voir sa bouche lui envoyer un baiser.
Elle ouvre les yeux grand comme la Lune. Son cœur se remet à cogner comme un
damné.
« C’est fini Mlle
Lecoeur… Tu peux retourner à ta place. »
Elle retourne s’asseoir
comme un automate. Elle aimerait disparaître sous sa table et se pelotonner
contre les sacs sagement alignés. Baby marmonne à côté d’elle :
« Quel con ce mec ! Si je pouvais lui couper les
couilles ! » Violette s’endort sur sa table, évidée. Coquille morte.
Violette émerge une heure plus tard réveillée par le
brouhaha de la fin du cours. Elle range ses affaires et sort la tête basse.
« T’es vraiment
une pute Lecoeur ! » Il la toise la babine
agressive. « Tu veux te le faire hein Mr Bitt ?!
Erwan s’interpose
immédiatement.
- Casse-toi
connard !
- Ah
te voilà toi ! La pute et le pédé. Pardon, y a l’autre aussi : la
pute, le pédé et l’avorton. »
Violette sans crier
gare s’élance vers lui et lui crache entre les deux yeux. Les rires fusent
autour d’eux. « Sale pute ! » Il la regarde un instant et Baby
en profite pour entrer en scène : elle chante et danse en brandissant haut
ses deux majeurs vindicatifs, à quelques centimètres du visage du grossier
personnage.
« Il fait pitié
celui-là, dit Baby après qu’il a tourné les talons. Mais Vio, pourquoi tu l’as
pas envoyé chier Pitt ?
- Baby !
s’écrit Erwan
- Ben
quoi ? Je demande. C’est vraiment un blaireau, il faut pas le laisser
faire.
- C’est
facile à dire, tu n’y étais pas.
- Non
mais moi j’aurais refusé d’aller sur l’estrade !
- Ah
bon tu crois ? Et après ?!
- Ben
après je sais pas mais…
- Vos
gueules ! crie Violette
- Vio,
te mets pas en colère. C’est juste que je comprend pas pourquoi t’as rien dit.
On dirait, je sais pas… que t’aimes ça.
- Putain
Baby ! Ça va pas non ?! hurle Erwan.
- C’est
pas à toi que je parle.
Violette se tourne vers
Baby les yeux injectés de sang, les narines enflées, écarlate.
- C’est
ça la naine, j’aime ça. Je suis une pute et j’aime ça.
- M’appelle
pas comme ça Violette ! Putain tu vas le regretter !
- Je
vais le regretter ? Non mais tu te prends pour Rambo ou quoi ?! La
fille elle m’arrive au genou les bras levés et elle croit qu’elle me fait peur.
- T’es
vraiment tarée.
Baby
s’évapore dans un nuage de paillettes.
- Vio,
je suis désolé, je sais pas ce qui lui a pris, dit Erwan.
- …
- Dis
quelque chose s’il te plaît.
- Je
la comprends.
- Quoi ?
- Elle
a raison.
- Mais
tu délires Vio ! Qu’est-ce que tu racontes ?
- Elle
a raison.
- Tu
dis n’importe quoi, dit-il avec colère.
- Non…
J’aurais dû me défendre. J’ai pas résisté.
- Mais
comment t’aurais fait ? Et ça t’aurait mené à quoi ? Chez
Richard ?
- Oui.
C’est pas la mort. Mon père…
- Ouais,
deux fois dans la journée ? C’est constructif ça dis-moi ! Et ton
père on en parle ? Tu crois qu’il t’aide à tout te passer ?
- C’est
bon Erwan, laisse-moi. C’est fait maintenant de toute façon.
- Non
je laisse rien tomber du tout. C’est trop injuste ! On sait tous les deux
ce que ça veut dire pour toi.
- Fais
ce que tu veux, je m’en fous.
- …
- …
- Viens
là belle gosse.
Il
la prend dans ses bras. Pour la deuxième fois de la journée.
Mais
non, en fait il ne sait pas. Pas vraiment.
L’après-midi
est triste.
Violette
hagarde.
Baby
fulminante.
Erwan
ruminant.
Un
mauvais jour.
Elle
frissonne encore et encore.
L’histoire se rejoue de
bout en bout. Les pieds chatouilleurs, il pianote des orteils sous les siens.
Il rit gentiment. Il rit seul. Violette est griffée. Elle a mal et sent sa peau
à vif. Elle sent presque le sang gicler du réseau de blessures qu’il lui a
infligées avec gaieté. Elle prie le sang de plonger jusques au bas de tout son
corps et de fuir par toutes ses plaies. Mais rien ne se passe.
Il a un mouvement subi
de tendresse, encore plus fort. Intense. « Comme je t’aime si tu
savais. J’aurais voulu être autant aimé que toi. Si j’avais eu ta
chance… » Il referme ses bras sur sa poitrine nue. « Ta peau est
tellement douce. »
Frisson
aller-retour.
« Retourne-toi que
je puisse te voir ma petite chatte. Lève la tête, regarde-moi. J’aime voir tes
yeux quand on s’aime tous les deux. »
Elle se retourne. Il
lui tient la tête, les mains sous les oreilles, les doigts emmêlés à ses
cheveux. Il plonge ses grands yeux bleus en elle. Ils sont magnifiques. Elle
aimerait tant avoir les mêmes. Elle a presque l’impression qu’elle partage un
bout de ciel dans ces moments-là. Et elle aime être cette autre à qui ne manque
que des ailes. Elles germeront, pousseront. Avec le temps. Elle sent son sexe
robuste se durcir contre son ventre. Elle préfère qu’il soit robuste. Elle
s’épargne le ridicule de l’impuissant ou du menu membré. Elle se sent plus
digne. Plus respectable. Plus coriace. Il se durcit encore davantage et il lui
presse la vessie. Elle a envie de faire pipi. Elle attendra. Elle a peur de
s’oublier. De mouiller les draps. C’est déjà arrivé et elle s’était sentie
terriblement humiliée. Il l’avait rassurée. Il a dit que cela se produisait
parfois, qu’avec l’excitation, certaines femmes… Alors elle s’était sentie
moins bête et aussi bizarrement plus adulte. Après la honte, une sorte de
fierté d’avoir traversé cette épreuve. Pour l’instant pourtant, l’angoisse
monte : elle va tout salir. Elle a peur qu’il se mette en colère, qu’il se
moque. Même si elle se souvient de sa réaction d’il y a quelques mois. C’est
plus fort qu’elle. Il est imprévisible.
Elle se perd dans ses
yeux, tout de même. Elle espère toujours. Elle appelle.
Elle
frissonne, haut-le-cœur.
Elle a perdu le
contrôle quelques secondes. Il l’a senti. Il lui caresse le sexe. Le masse.
Comme pour en extraire l’essence. Il est de plus en plus excité. Il s’agite.
Son corps accélère ses mouvements. Elle hait cet instant, juste avant d’y être,
juste à la limite, au bord du précipice. Elle sent son âme noircir. Elle le méprise.
Il devient stupide et absurde. Il a l’air imbécile d’un acteur de films X aux
paroles vulgaires. Elle a honte pour lui. Il ne vaut plus rien. Et il
l’entraîne dans sa chute. Elle devient aussi pitoyable que lui. Un rien. Deux
riens qui font un. Et en effet, une fois tout cela achevé, il l’embrassera sur
le front et fermera la porte derrière lui sans un bruit. La maison et la nuit
feront mine de rien. La vie poursuivra son cours, flux et reflux.
Imperturbable.
Les
cours se succèdent, elle les compte, elle compte aussi le temps qui goutte.
Violette n’entend plus rien cette après-midi. Ses oreilles vrillent de tous les
mots de trop. Aussi sans doute de tous ceux qu’elle aurait aimé lui être dits.
Il y a Rwa bien sûr. Il sauve les meubles. Mais il est si léger dans la
balance. Les autres sont des goliaths qui piétinent tout sur leur passage.
Reconstruire exigerait un Rwa à plein temps. Tous les jours reconstruire. Alors
pour faire au mieux, elle ressasse les mots de l’ami et rumine
consciencieusement les moments passés dans ses grands bras protecteurs. Elle ne
peut rien laisser s’inviter en elle. Elle est une terre en feu. Elle ne doit
pas nourrir davantage le ravageur. Quelques gouttes d’eau font l’affaire.
A-t-elle le choix ? Ne pas ouvrir la brèche fatale. Mais elle ne brûle que
de l’intérieur. La peau traîtresse enveloppe le bûcher de son voile opaque.
Aucune voix. Aucune pensée. Rien de nouveau. Rien ne doit pénétrer. La peau
traîtresse érige sa barrière insensée, étouffe la lumière des flammes et protège
des autres intrusions. Protège mais musèle. Menteuse sans queue ni tête. Elle
l’arrachera, desquamée, nue, dans les rires, courant au-devant des regards
effarés. Elle leur cramera les yeux de sa chair à vif. Ils la verront brunir et
couler comme un beurre informe. Elle excelle à se cacher derrière ses
congénères, gommée. Il lui a si bien appris.
Le
glas du retour aux chaumières. Passive, Violette sort de sa dernière salle de
cours. Samuel est là, adossé au radiateur, un grand sourire aux lèvres.
« Salut Princesse.
- Sam
putain !
- Oh
merde ! Excuse. Salut ma belle… Ça va ?
- Mauvais
jour, bougonne-t-elle.
- J’ai
croisé Erwan et Baby. Ils m’ont dit. Il paraît que t’as cloué le bec à
Cabouche ?
- Mmh.
- Alors
t’as pas perdu ta journée. La vieille bique !
Samuel a vingt ans. Il
est en BTS dans l’autre cour. Un autre monde. Violette ne l’aime pas vraiment
mais il calme les brûlures. Il n’atteint pas le feu du fond. C’est un homme
comme les autres. Mais il est profondément gentil. Il la respecte. Et il la
connaît bien maintenant. Alors il la prend par les épaules mâlement, en pote,
et ils sortent faire un tour.
Violette ne parle pas.
C’est Sam qui bavarde. Violette s’entoure toujours de grands bavards. Elle
apprécie la compagnie de ces infatigables blablateurs. Leur mélodie
ininterrompue la berce. Ils la sortent de la torpeur silencieuse qui pourrait
l’attirer dans son antre. Sam, Baby, Rwa, ils ont tous tellement de choses à
dire. Elle se sent moins vide avec eux. Leurs histoires l’abreuvent. Et
finissent immanquablement par la faire rire. Elle n’en a pas l’air mais elle
n’est pas si difficile à faire rire. Mais encore faut-il oser à la chercher et
la sortir de sa tanière. Être courageux. Autour d’elle ne demeurent d’ailleurs à
la fin que les courageux. Les intrépides. Les valeureux. D’emblée la sélection
est drastique. L’on parle là des vrais courageux, non pas ceux qui sautent à
l’élastique en impavides mais ceux qui sortent de leur univers confortable pour
toucher les plus étrangers. Ils sont rares. Les courageux au sens littéral,
avec le cœur. Elle sait qu’elle peut être sûre
d’eux de cette manière. Les choses se passent ainsi. Pour l’instant du moins. C’est
comme ça et elle y trouve son compte. Elle gagne des amis fidèles avec qui tout
est facile. Elle se dit parfois qu’elle pourrait faire plus d’efforts, qu’elle
pourrait donner davantage. Mais en réalité, elle ne le peut pas non. Son réservoir est toujours
presque à sec. Elle garde ce peu pour elle, pour rouler. Elle le déplore. Mais
elle n’a pas d’issue. On la vole, l’escroque les yeux dans les yeux. Plus tard…
Les intrépides lui ont
souvent fait comprendre qu’ils appréciaient son calme. Jusqu’à ce qu’ils se
rendent compte que son bûcher s’apprête à les rôtir comme des porcelets
criards. Ou qu’ils découvrent sa peur, sa honte, sa faute ! Elle l’imagine.
Et c’est incrusté dans un coin de sa tête.
Samuel l’entraîne vers
le meilleur glacier de la ville. Il faut marcher longtemps. Ils se promènent
souvent tous les deux, par beau comme mauvais temps, en bons ou mauvais jours.
Il parle, parle. Elle l’écoute et s’apaise, leurs pas réguliers et ses contes
et merveilles. Sam est quelqu’un de bien. Tout ce qui gravite autour de lui
semble juste, à sa place. Il vit dans une famille bien, une belle maison ;
même le chien est un mec bien. Ils ne sont pas parfaits. Violette ne se leurre
pas. D’autant que Sam ne l’aurait pas choisie elle s’il ne connaissait qu’une
vie parfaite et sans embûches. Mais elle se persuade qu’ils sont parfaits Et
elle rêve. D’être des leurs. Pas trop fort tout de même car certains rêves sont
plus douloureux qu’autre chose. Le retour à la réalité se
mue en chute fracassante sur un sol de béton givré. Autant ne pas s’élever trop
haut. Elle n’a pas encore poussé ses ailes.
Ils mangent leur glace.
Réconfortante. La chaleur bienveillante de Sam. Elle se détend. Et elle ne rêve
pas. C’est encore mieux. Peut-être qu’un jour elle parviendra à l’aimer.
Ils se quittent au
Carrefour des Martyres. Elle l’embrasse rapidement. Il dit qu’elle embrasse
plus vite que son ombre. Il ne s’en formalise pas. Il joue les adieux
déchirants et repart en riant. Elle tente de ne pas perdre son souffle à l’idée
de rentrer chez elle. Comme une fin de parenthèse enchantée. Elle se sent
ridicule, fausse Cendrillon. Elle avance en mécanique.
Elle fait lourdement claquer
la porte. Ainsi elle n’a pas à dire bonjour. La chienne arrive ventre à terre
et lui fait la fête. Elle saute des quatre pattes en faisant des tours sur
elle-même et jappe de plaisir. Ici, même le chien est détraqué. Elle enlève ses
chaussures. Il n’y a personne. Elle est soulagée. Elle reste assise sur sa
marche d’escalier. Elle attend que l’animal ait fini son manège puis la caresse
juste là, entre les deux yeux. Si elle pouvait parler, elle aurait sans doute
les bons mots elle aussi.
« Je
suis là-haut Violette. Monte ! »
Sa mère est là.
Déception et crainte l’envahissent. Elle n’est pas méchante. Elle est seulement
folle. Son père dit à Violette que sa femme a été bercée trop près du mur. Vu
la grand-mère, ce ne serait pas étonnant. Toujours est-il que le quotidien est
bruyant et houleux avec elle.
Violette traîne. Elle
repousse le moment de l’affrontement.
« Viens !
ici ! Violette !
- J’arrive
c’est bon.
- Tais-toi
et monte.
Violette a chaussé sa
capuche qui retombe sur ses yeux. Elle ne veut pas la voir.
- Qu’est-ce
que c’est que cette tenue ?! Tu as l’air d’un clown.
- Merci
Maman.
- Arrête
tes insolences.
- …
- Le
lycée m’a appelée ce matin. Je n’ai pas pu venir.
- Comme
d’habitude…, chuchote-t-elle
- Pardon ?!
- Rien,
continue.
- Tu
vas cesser de te croire supérieure Violette.
C’est insupportable.
- Ok,
continue.
- M.
Mochin m’a expliqué le problème. Evidemment, ton père n’a pas daigné me
transmettre le contenu de votre échange. Qu’as-tu à dire pour ta défense ?
- Pas
grand-chose.
C’est vrai. Et puis,
ainsi, Violette sait qu’elle va exaspérer sa mère et elle en use et abuse. Cela
l’amuse, elle ne peut pas le nier. Et comme cela, on en arrive plus vite au
dénouement : les pleurs hystériques d’une pauvre femme persécutée par sa
fille, son mari et…la liste est longue.
- Je
n’en peux plus de tes imbécillités. Tu me fais honte. Mme a cru qu’on lui avait
manqué de respect ? Mme princesse n’a pas supporté d’avoir tort ? Il
va falloir que tu acceptes qu’on te fasse des remarques. Tu as toujours été
comme ça. Remets-toi en question un peu ! A te croire tout permis…
- La
prof a dit que j’étais conne. Belle et conne. Elle a pas le droit.
- Ne
me dis pas qu’elle t’a dit que tu étais conne ! C’est un mensonge. Et pour
le reste, elle a tout à fait le droit de te dire ça. Et d’ailleurs
réfléchis-y ! Peut-être qu’il y a du vrai là-dedans. Tu ne t’en sortiras
pas longtemps en te pavanant sans faire fonctionner ta matière grise.
- Même
ma mère me prend pour une petit pute imbécile. C’est vraiment sympa.
- Ne
parle pas comme ça sous mon toit ! Je ne veux pas entendre ce mot sous mon
toit ! C’est clair ?
- …
- C’est
clair ?!
- C’est
clair. Mais ça vaut pour toi aussi alors ! Tu sais quand tu gueules comme
une furie des insan…
- Ne
m’insulte pas !
- T’es
complètement folle. Je lâche l’affaire.
Elle s’apprête à
rentrer dans sa chambre.
- Et
que lui as-tu dit à ta prof ?
- Espèce
de mal baisée !
Mme Lecoeur éclate en
sanglots et court s’enfermer dans la salle de bain. Elle fait couler l’eau à
fond croyant ainsi masquer le son de voix et de ses paroles ordurières.
Violette est abattue.
Encore une crise. Encore un drame. Elle sera encore la méchante. Elle va en
entendre parler une semaine. Sa mère va exiger de son père qu’il la punisse. Il
refusera et rira de sa femme. Les assiettes voleront. Et finalement, sa mère
finira par s’excuser s’accusant de tous les maux de la terre. Pire que le mal.
Violette aura alors l’impression d’être un monstre.
19h00.
« Je m’en vais Violette. Fais manger ton père. Je t’ai laissé ce qu’il
faut. »
Sans attendre de
réponse, elle quitte la maison. Violette la regarde s’éloigner par la fenêtre.
Sa démarche est guillerette. Tout le monde veut s’évader d’ici. Le chien aussi
est fugueur. Mais non. Ce n’est pas tout à fait vrai. M. Lecoeur lui au
contraire se plaît dans son foyer. Surtout quand sa femme n’est pas là.
Il faut qu’elle
descende à la cuisine préparer le repas. Elle aimerait résister à cette
injonction. Mais elle n’y arrive pas. Elle plie docilement. Fifille à papa. Visez
la tigresse !... Ridicule.
Elle
frissonne.
Très lentement, il
l’allonge sur le dos. Délicat. Amoureux. Il contient son émoi. Il ne le fait
pas pour elle mais il dit : « Tu es ma porcelaine, je ne te ferai
jamais de mal. » Elle sourit. Elle honnit Dieu là dans ce sourire. Il
croit qu’elle le lui adresse. Il lui dit : « Tu es prête. » Il
soulève le bassin un instant et la pénètre dans un râle de plaisir qui cogne
dans tout son être. C’est à ce moment-là qu’elle sort de son corps, enfin. Elle
doit toujours attendre ça pour lui échapper. Elle rêve : métamorphose et
elle brandit ses armes. Elle sort les griffes et découvre les crocs. Elle saute
sur sa proie. La tient avec tant de puissance. Elle la lacère, l’arrache, la
démembre, l’éviscère. Ou bien plutôt lentement la faire agoniser. Elle s’est
attaquée à plus fort qu’elle ? Pourtant le roi des animaux gît avec sa crinière
de carnaval grotesque, là, pattes en l’air, la queue basse. Sous ses crocs à
elle, soumis à son joug. C’est elle qui l’écorchera vif, le dépècera. Les yeux
dans les yeux. Attentivement. Elle le clouera au sol lui l’intouchable et avant
que de le voir finir, elle aura tout perdu. Il ne sera plus rien ni personne.
Le grand lion suppliera la fière tigresse. Elle féline ne devrait suivre que
son instinct prédateur. Elle s’endormirait son festin achevé, sous un arbre
admirant son œuvre. Mais la pitié la transperce. La gonfle de pleurs. Les
grands yeux bleus lui disent combien ils l’aiment. Leur incompréhension la
terrasse. Elle s’est trompée. Il ne voulait pas. Elle aurait dire non. Tout
simplement. Et il aurait compris. La prochaine fois, elle dira non, elle lui
expliquera, il l’écoutera et sera désolé.
« Je suis là ma
princesse. » Il se plante dans l’embrasure de la porte de la cuisine, tout
sourire. « Ça va ce soir ? Tu as passé une bonne journée ?
- Mmmh
- A
part ta petite folie de ce matin. Je n’ai rien dit à ta mère. Ça reste entre
nous, ne t’inquiète pas.
- Elle
le sait déjà.
- Non ?!
Je n’ai rien dit en tout cas. Promis.
- Je
ne t’ai rien demandé.
- Oh
tu joues les rebelles ? C’est ta journée dis donc ! »
Il rit. Elle le regarde
dépitée.
Il a encore l’air jeune,
il est brillant, riche. Il est apprécié. Il séduit tout le monde ou presque partout
où il passe. Magnétique. Toutes ses secrétaires se sont éprises de lui. Quand le
gibier est pris, il le repousse sans même y toucher. Il dit en affichant
un rictus sardonique : « C’est du beau princesse ! Ton père
serait offensé de te voir t’abaisser à ça : baiser avec le patron. Je
t’épargne cette honte. » Il lui a raconté ça, un soir comme aujourd’hui.
Il a ri de bon cœur. Elle est demeurée coite, incapable de répondre à cette
vulgarité. Et elle n’a plus rien avalé.
Il peut tout lui dire.
Elle doit tout
entendre.
Elle se tait.
Il semble heureux ce
soir. Satisfait. Il aime sa vie. Ce qu’il en a fait. Elle le sait.
« Bon, on range et
on se fait un petit film tous les deux ?
- Non,
je suis fatiguée.
- Tu
vas me laisser tout seul ?
- …
- C’est
pas drôle un film tout seul. Dommage… On aurait pu profiter de l’absence de ta
mère.
- …
A demain.
Il ne répond pas. Elle
se sent mal de partir. Comme une voleuse. De fuir. De le blesser. Elle se sent
tellement coupable. Beaucoup trop. C’est grotesque à ce point-là. Mais ça la
dépasse.
Elle est à nouveau la
vilaine de l’histoire.
Elle s’allonge sur son
lit. Elle a hâte d’être demain. Elle a hâte de dormir. Il faudra attendre. Être
patiente. Tenir l’angoisse et les grands huit.
Elle
frissonne.
Elle ouvre un livre.
Une autre vie, d’autres gens, autre part. Elle disparaît.
Elle se réveille en
sursaut.
Elle le sent contre
lui.
Le rituel.
Il glisse.
Il serpente.
Il doucit.
Délicat.
Murmure.
« Notre
secret ».
Elle attend.
Elle s’échappe.
Il râle.
Il jouit.
Il se relève et sort du
lit avec un calme vaporeux.
« C’était
délicieux. Bien mieux qu’un film. Bonne nuit ma princesse. »
Il ferme la porte.
Elle s’endormira
lourdement d’un coup, comme s’évanouissant, assommée par la peur. Elle vomira,
comme à chaque fois, toutes ses tripes putréfiées, pétrifiées. Elle vomira les
gestes, les caresses, les mots, les odeurs, les regards. Elle se lavera de sa
faiblesse, de son plaisir et de leur folie.
Un
jour, elle ne tremblera plus. Elle marchera sans doute et sans honte. Elle sera
froide et nette. Elle conquerra le monde avec ses griffes et ses crocs.
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerBravo Clémence !
RépondreSupprimerAvoir lu "Frissons" m'a donné la chair de poule.
Quel style précis comme un scalpel et quel récit qui ne nous lâche pas ... j'ai ressenti la rage de Violette et ça prend aux tripes
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