Pas de racines. Me voilà à nouveau en ces minutes où rien ne m'ancre, où je peux m'envoler au gré des vents et des désirs de chacun. Je sens cette dangereuse légèreté, je suis décrochée, sans filet, en péril maximal. Je n'ai personne à portée de main à qui m'accrocher. De toute façon, ce n'est pas cela dont j'ai besoin. Ou alors, un de ces humains racinées, un de ceux qui tiennent quoi qu'il arrive et sur lesquels les vents et les désirs laissent certes des marques mais finalement passent sans être parvenus à les défaire. Je cherche un racineux en vain. Aujourd'hui je ne peux compter que sur moi, sur ce que je sais et sur ce que j'ai appris. J'essaye de me rappeler : se détendre, ne pas résister, ne pas s'agiter, ne pas crier. Je sais que je ne crierai pas de toute façon, je suis beaucoup trop légère pour crier. Ce que je ressens si fort c'est ce vide en dessous de moi. Cela me rappelle ce rêve qui revient si souvent où je suis au bord d'une falaise, juste au bord, prête à tomber, être poussée, me jeter, je n'en sais rien. Je suis sur cette minuscule corniche et je vois s'ouvrir sous mes yeux un immense canyon sans fin. Il y fait de plus en plus sombre et je ne peux pas en distinguer le fond. Dans ce rêve, je suis d'ailleurs persuadée qu'il n'y a ni fond, ni fin. Il ne faut pas que je tombe et en même temps, j'en suis au plus près. Alors, je ne conçoit plus même l'existence d'une racine, d'un lien qui me retienne au sol. Je suis absolument déracinée. Je repose sur le sol, sur la terre sableuse et je ne fais qu'être posée là, comme une poupée qu'on pourrait mettre n'importe où et qui elle-même n'adhère nulle part. Peut-être qu'elle ne le veut pas de ce lien. peut-être qu'il lui fait peur. Ai-je peur de m'enraciner, de ne plus pouvoir bouger une fois nouer ce lien à la terre, à ma terre ? Je n'y ai jamais pensé avant. Jamais alors que cette idée est si simple. C'est évident. Je préfèrerais alors cette horrifiante inanité à une certaine lourdeur ? J'accepterais tacitement, inconsciemment ce sentiment de ne plus m'appartenir pour ne pas être accrochée, ne pas être prisonnière de mes racines ? Quelle bêtise ! Quelle douleur inutile et stupide ! Parfois, je m'envole, on m'envole, je n'en sais rien. Je doute de mon rôle dans tout cela. Je suis dans l'air, je ne touche plus terre, je suis en suspens et suis la marionnette soumise de qui veut. J'ai le vertige et je me retiens de vomir, je m'élève et je tourne et retourne selon les courants dans une révoltante impuissance. J'ai la tête en bas, les pieds en l'air, le monde n'a plus de sens. Je ne peux pas m'habituer à cela. Je ne le peux pas. J'essaye de ne pas paniquer, je dis que j'ai l'habitude et que j'attends de retrouver le sol sous mes pieds mais c'est faux. C'est toujours le coeur qui bat la chamade, le sang que j'entends circuler dans mon corps, l'impossible idée d'un être entier. Déracinée, démantibulée, je perds mon corps et mon âme, je me sens mourir. Et là, voilà ce à quoi il m'est impossible de m'habituer. Je disparais, je n'existe plus et je le sais. Cet immonde paradoxe définit dès lors mon univers. L'improbable conscience de ne plus exister. Je ne dors pas, ne suis pas plongée dans un quelconque coma, je suis là pour me regarder ne plus être. Qui rit ? Qui pleure ? Peut-être moi et encore moi.
Je me demande toujours comment les autres peuvent ne pas voir que j'ai la tête à l'envers, le bras à la place du ventre et qu'il me manque une jambe ou que je fonds comme de la cire et me désagrège. Cela dépend des jours mais je ne comprends pas, je bute sur leur cécité. Ils ne le font pas exprès, je le sais parfaitement mais je ne comprends pas. C'est peut-être que je suis déjà invisible et que la mort me cache. C'est vrai, je ne me sens plus exister, comment les autres le pourraient ? Voilà la rationalité qui m'aide à saisir le sens mais, la tête en bas, lorsque mes cheveux lavent le sol, je suis aveuglée par l'espoir d'être vue. Je me rends compte combien cela est impossible.
C'est vrai, je l'avoue, on m'a déjà proposer des racines, d'aucuns m'en ont prêté et je n'ai pas osé. J'ai eu peur, elles n'étaient pas miennes, je ne les avais pas fabriquées moi-même, je n'en étais pas l'exclusive propriétaire, je les ai délaissées. Je n'ai pas compris que chacun n'a pas ses racines, les siennes propres. J'ai cru que je devais créer mes racines, travailler pour parvenir à construire mon sous-sol., ex nihilo. Je me suis trompée, je le sais désormais. les racines se partagent, elles sont prêtées, rendues, métamorphosées, elles ne sont jamais pures. Je n'aurai jamais rien de purement moi. Je l'ai su un jour et puis, j'ai voulu croire le contraire. J'ai voulu croire à ma puissance : j'en ai éprouvé la plus profonde impuissance, la fragilité suprême. Les racines sont faites pour se mêler, je n'aurai jamais mon territoire, moi unique et absolue détentrice. Non, ainsi ne va pas le monde. Je me perds à vouloir prouver mon pouvoir.
Ouvre honnêtement et réellement ta coquille et accepte mélange et entremêlement, disparition du pur destructeur.
Vraiment de belles choses :
RépondreSupprimer"ni fond, ni fin"
"Qui rit ? Qui pleure ? Peut-être moi et encore moi"
Et toujours ces images super fortes : la cire qui fond, les cheveux qui lavent le sol.
Vraiment c'est super, merci.