Je ne suis pas de ceux qu'on aime, ceux qui au premier coup d'oeil suscitent une attirance, une répulsion. Je suis de ceux qui demeurent sur le bord et qui regardent. Je les regarde s'aimer et se détester. Parfois, j'en ai la nausée : j'ai l'impression d'être sur des montagnes russes. Je m'amuse à les observer. je ne me repais pas de leurs souffrances, ce n'est pas là que je veux en venir. Cela ne me fait pas plaisir, pas plus que cela ne m'émeut, je l'avoue. Cela m'intéresse.
Au début, je me suis démené pour être de ceux qu'on aime. Je me suis battu. Je voulais comme eux, aimanter ou répugner ceux qui m'approchaient, ceux que j'approchais. Mais cela n'a jamais fonctionné. Je n'ai ni plus ni moins en moi ; je suis parfaitement neutre. Je l'ai compris aujourd'hui : je suis gris, à la lisière, vivant et invisible. Les gens me passent devant, dessus, me disent bonjour, au revoir. Eh oui, certains me parlent ! mais ils m'oublient aussitôt. Je suis vivant, je me sens et pourtant je n'existe pas. Je suis pour moi seul, voilà tout. Je vous l'ai dit, comme tout le monde, j'ai lutté pour l'amour et la haine et puis je me suis calmé et j'ai regardé ; j'ai appris à rester à ma place, à la lisière. Vous vous imaginez sans doute une vie terriblement ennuyeuse. Détrompez-vous. Je suis vivant à travers vous et vos incompréhensibles errances.J'en suis parfois tout démuni, tant le sens est obscur. D'autant que restant à la lisière, je peine souvent à m'imaginer les méandres de vos raisonnements et des mouvements qui vous animent et donnent à des actes dont le cryptage me donne à penser. Je démêle les pourquoi et les comment.
Les gens comme moi ? Nous nous croisons, courtois les uns envers les autres mais nous ne nous intéressons pas nous-mêmes. Il n'y a en face de nous qu'un être gris qui nous ressemble bien trop. Ensemble, nous dépéririons, notre grisaille nous grignoterait jusqu'à l'os. Nous le savons tous et nous en préservons en gardant nos distances. La principal est que nous n'oublions jamais que nous ne sommes pas seuls à la lisière, que nous formons un groupe malgré tout. Et cette idée suffit à combler notre solitude. Ceux qui ne s'en accommodent pas tentent de se lier aux leurs, à nous, en vain. Et puis, systématiquement, ils se jettent chez les aimants, ils quittent la lisière et rentrent chez les autres. Ils essayent encore de se lier par amour ou haine mais leur transparence les en empêche et le désespoir de ce constat les emporte. Etre gris est un destin. Il en va ainsi.
Certains aimants nous aperçoivent parfois, je vous le disais, ils nous saluent même, mais ils ne s'approchent pas trop : ils nous regardent à leur tour, toujours éberlués de nous découvrir là, à l'orée de leur monde.
Entrée en matière poignante, dès la première seconde : "Je ne suis pas de ceux qu'on aime, ceux qui au premier coup d'oeil suscitent une attirance, une répulsion. Je suis de ceux qui demeurent sur le bord et qui regardent."
RépondreSupprimerPuis simplement désespérant.
"Les Gris". Tes images sont très très puissantes. On les prend en pleine tête. Ça secoue mais on en sort différent.
Il faut que tu continues à écrire.