Par hasard, j'aperçois son bras droit. Je reste interdite : de l'épaule jusqu'au poignet, le membre est strié comme l'écorce d'un vieil arbre qui a vu un siècle s'écouler et qui affiche le nombre des années passées dans les crevasses de son écorce. Les blessures dessinent comme le plan d'une ville inconnue, les rues s'entrecroisant en tout sens et formant parfois même des arabesques élégantes. Ce n'est pas une écorce, ce n'est pas un plan, c'est une peau humaine qui se dévoile à moi. Et c'est celle d'une jeune femme qui n'a qu'à peine commencé sa vie. C'est du moins ce que je croyais. Elle sourit ; beaucoup ; souvent. Elle regarde droit dans les yeux, son regard est puissant et donne vie à ce qu'il touche. J'ai toujours eu cette impression en l'observant que les choses et les gens étaient plus intéressants une fois qu'elle les avait regardés, malgré son jeune âge. J'en avais conclu à une force intérieure que certaines personnes possèdent, on ne sait trop par quel miracle de la vie. Elle faisait pour moi partie de ce groupuscule de gens un peu extraordinaires ou que j'aime à penser hors du commun, ceux qui dégagent ce quelque chose d'indescriptible et incompréhensible. Je me laisse hypnotiser par leur pouvoir un moment, comme je me laisserais glisser dans le plaisir de la sensualité. Mais la limite de cet état survient toujours et mon cerveau reprend les rênes, outré de tant de laisser-aller. Et alors, je veux comprendre, je commence ma quête, je fouille les yeux de cet être spécial et je ne m'arrêterai que lorsque j'en aurais saisi l'essence. Avec elle, je n'en étais pas là. Je m'enivrais de sa présence suave qui me rassurait par sa densité et sa tranquillité.
Je reste figée, je suis fascinée par cette immense douleur qui me frappe de plein fouet, que je ne prévoyais pas, qui était là et que j'ai magnifiquement ignorée ; il y a aussi la beauté de ces marques. Je ne me maîtrise pas, je n'essaye pas de jouer la comédie du socialement correct ; je fixe intensément son bras. Elle me voit, bien sûr. Devant ma réaction si vive, je la soupçonne de me laisser quelques secondes de plus face à cette intimité qu'elle a laissé paraître. Puis, elle rabaisse sa manche. Je mets quelques secondes avant de lever les yeux sur elle. Son regard n'est plus le même. Le bleu si serein de ses yeux s'est électrisé. Une tension est montée en elle et elle m'en fait part avec un sourire qui n'est pas malheureux ni plaintif. Elle me sourit avec un certain soulagement mêlé à une crainte qu'elle ne peut visiblement pas réprimée. Je ne l'ai jamais vue ainsi. Ma surprise l'amuse derrière ce passé qui surgit et la reprend à sa nouvelle existence. Un frisson la traverse. Je m'étonne de frissonner à mon tour comme en réponse à son corps qui parle. Mon intellect se remet en marche et une foultitude d'images s'associent pour faire naître en moi tous les scenarii possibles. Mes pires cauchemars me reviennent en tête et je pense à la potentielle réalité de ces terreurs nocturnes. J'en tressaille à nouveau.
L'instantané d'une histoire m'a été livré. Je suis désormais dépositaire de cette mémoire. Je garde ce nouveau trésor dans le précieux coffre-fort de mon âme. Le quotidien reprend ses droits et nous partons chacune de notre côté vaquer à nos occupations.
Après ce jour, notre relation ne fut plus jamais la même. J'ignore pourquoi elle m'avait laissée voir par une inconsciente imprudence. Peut-être n'était-ce pas involontaire, peut-être m'avait-elle fait cette inestimable confiance de m'offrir la clef de son univers. Nous nous rapprochâmes peu à peu et devînment amies puis amantes. Elle restait la personne calme et avenante que j'avais connue, la complicité de l'attachement en plus.
Je me souviens du jour où elle se dénuda devant moi pour la première fois. Je savais pour son bras mais elle ne m'avait jamais rien expliqué. J'attendais qu'elle soit prête pour écouter l'histoire qu'avaient définitivement inscrite ces trous et ces sillons en elle, sur elle. Ce jour-là, je ne crois vraiment pas que je soupçonnais ce à quoi j'allais devoir résister. Elle s'assit lentement, avec une lenteur particulière et inhabituelle chez elle. Elle s'était écartée de moi et me disait à mi-mots de garder mes distances. Son attitude me dérouta de sa part mais je la mis d'abord sur le compte de la simple pudeur. Précautionneusement, elle souleva son pull puis son t-shirt ; elle dégrafa son soutien-gorge. J'ouvrais la bouche par réflexe et réprimai un mot, un souffle, un cri, je n'en sais rien. Je restai hébétée parcourant son torse, sa poitrine meurtris du regard. Elle continua de se dévêtir en douceur. Je ne bougeais plus. Elle se remit debout et se planta face à moi. J'inspectais maintenant ses longue jambes qui m'avaient tant séduites et qui étaient sauvagement lacérées. Je dus m'asseoir. Sa peau était entrecoupée de cicatrices en tout genre : coupures, brûlures, fractures, et toutes celles que je ne parvenais pas à décrypter. L'humanité de cet être qui se tenait debout devant moi avait été saccagée, mise à terre, écrasée, défoncée, arrachée, mise à feu et à sang. On avait voulu faire d'elle un chien, un déchet. Quelques parcelles de sa peau avaient été épargnées mais elles n'en étaient que plus surprenantes dans ce chaos de chair tant bien que mal réparée. Son visage intact perdait son sens au haut de ce corps déchiré.
Elle ne m'accorda pas de répit et ne céda pas à mon choc. Je lui en sus gré. Elle me fit la violence de ressentir une part de l'horreur qu'elle portait. Elle sut bien avant moi que je tiendrais bon et que j'accepterais de partager cela avec elle. Des larmes de révolte commencèrent à couler sur mes joues. Je les essuyais rageusement, en colère contre moi-même, contre les coupables, contre le monde entier, contre Dieu s'il m'entendait qui avait autorisé cela. Je me raidit de haine. J'aurais hurlé de fureur. Je ravalai mes sentiments, sachant que c'était précisément ce qui ne l'aiderait pas. Elle avait ressenti que je partageais sa douleur et la colère qui s'ensuit. Mais ces marques étaient celles de son histoire, elles lui appartenaient et il n'était pas question pour moi de les lui voler. Il s'agissait de sa douleur et de sa colère. Je m'avançai vers elle et la serrai dans mes bras. Puis je parcourais de mes doigts les sinuosités de sa peau détruite.
Et elle se mit à rire et pleurer, libérée du secret de sa monstruosité que j'aimais.
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