lundi 15 juin 2015

Liberté


Aujourd’hui, exceptionnellement, il ne prendra pas le bus ni n’empruntera le métro. Il fera la route à pied. Pas si longue. Pour le dernier jour de cette vie, il marchera jusqu’à chez lui. Il n’est ni heureux ni malheureux. Mais les jambes fourmillent. Il a besoin de se dégourdir et d’être au clair. Il va observer tout ce qu’il croise et tout s’éclairera sans doute. Cela se passe ainsi généralement. Presque soixante-dix ans, il commence à se connaître. Il sait les méthodes qui lui conviennent. Il est tout à fait au point. D’autant qu’il a mis, justement, un point d’honneur à la méthodologie. Parce que la vie et l’homme en ressortent toujours plus riches et efficaces. Anna est un modèle d’anti-méthode. Elle ne comprend rien à ce qui fonctionne. Ou elle ne s’en préoccupe pas. Ce qui est pire encore. Il ne pensera pas à elle durant cette promenade. Il effectuera le passage. Il doit accomplir cela seul. Même en pensée, elle ne doit pas venir le troubler. Anna est le trouble-fête.

Il a rangé tous les papiers, tous les dossiers depuis plusieurs semaines. Il a tout bouclé, comme disent les collègues. Il a nettoyé parfaitement. Pour que tout soit comme il le souhaitait. Il a fait le ménage jusqu’à la dernière goutte. Il a toujours ainsi fait. Il ne serait pour rien au monde parti sans s’être attelé consciencieusement à cette tâche. Il le devait à tous ses fidèles collaborateurs.
Il s’est levé de son grand siège de pape à 19h54. Plus personne n’était là. Le silence des bureaux désertés fit place au grincement habituellement exaspérant du grand siège de pape, ce soir humoristique puisqu’il ne l’entendrait plus à l’avenir. Il entend aussi que c’est son grand corps qui se déplace, qui brasse de l’air et libère le pauvre siège, épuisé de ces années sous son gigantisme.
Il s’est dirigé vers la porte, l’a atteinte, ouverte, puis tirée à lui. Il l’a tenue. Il s’est enfin retourné. Sans précautions. Sans timidité non plus. Pour voir une dernière fois. Pour sourire avant de partir. Il a vite fait volte-face et refermé la porte derrière lui, courbé, pour passer sous le chambranle trop bas pour lui. Sans y penser là non plus, puisque l’habitude fait que.
Il s’est avancé dans le couloir. Vers l’ascenseur. Il appelle les deux ascenseurs et prend le premier qui arrive. Tout est une question de temps. Il ne peut pas perdre son temps. C’est une philosophie. C’est une nécessité. C’est ainsi. Le temps ne se perd pas. Ni ne se prend. Le temps se conserve précieusement. En toutes circonstances. Une des clefs du succès. Une de ses bottes secrètes.
Pour peut-être la première fois depuis qu’il côtoie ce bâtiment, il s’est affaissé quelques secondes en attendant la cage de verre. C’était un mouvement invisible bien entendu. Mais lui, fier comme un I, a accusé le coup. L’un des deux engins est enfin arrivé à son étage. Il est monté. Il a pivoté afin d’accéder au tableau de bord le plus efficacement possible. Il ne s’est pas retourné face à la porte, à son habitude. Il a été attiré par la glace, derrière. le miroir du fond de l’ascenseur. Il s’est observé, les yeux dans les yeux. Il a approfondi le sujet. Il n’a pas trouvé précisément ce qu’il attendait. Il a trouvé des tas de choses inconnues. Ses sourcils se sont légèrement soulevés devant ce spectacle. De surprise. Cela n’a fait qu’accentuer l’inconnu qui s’offrait à lui. Déjà, il n’est plus celui qu’il croyait être. Déjà ? Il n’est même pas sorti de l’immeuble qu’il est devenu quelqu’un d’autre. Il sourit méchamment à ces pensées idiotes. Ce n’est pas ainsi que roule le monde et il le sait. Il s’y tiendra encore et toujours. Il est indubitablement une force de la nature.
Il s’est retourné et il a perdu quelques secondes à attendre l’arrêt de l’appareil. Il n’a pas réussi à réfléchir. Il s’est avancé dans le vaste hall. Vide ou presque.
A l’opposé, s’en allait en même temps Richard, le vieux collègue. Il a doucement pressé le pas vers lui. Il sait bien sûr que c’est le dernier jour. Richard a toujours été un gentil bonhomme. Pas vraiment véloce. Mais calme. Sans exception. A en hurler parfois. Richard ne s’est jamais départi de son sourire. Même au cours de ses hurlements. Les autres se moquaient un peu. Mais lui, John, il savait que Richard était beaucoup moins bête qu’il n’en prenait l’air et que le sourire aussi était narquois.
Il a cessé de sourire une fois à sa hauteur. Une autre première fois en ce jour. Il a affiché une mine sérieuse, qui paraissait presque sinistre sur son visage joyeux depuis 30 ans. Il a tendu la main et il l’a regardé très droit au fond des yeux : il a aussi vu l’inconnu. Il n’en a rien dit. Il a seulement dit : « John, rentre bien. Heureux d’avoir construit tout cela avec toi. Profite de ta liberté retrouvée. »
Il est resté coi. Richard a vu juste. Puis, il est parti après sa lourde poignée de main. John l’a suivi de près, interdit encore. Richard l’insaisissable. Des années sans savoir qu’on se comprend. Bref, pas de mièvreries. Pas plus le moment qu’un autre.
Il est dehors. L’air est froid. Il pique Il aime cette aigreur. Cela aiguillonne son esprit. Cela l’oblige à penser. Il doit penser durant cette marche de retour. Il faudra aussi accepter de s’arrêter. D’arriver à bon port. Et de s’immobiliser à domicile. Ou peut-être qu’il marchera des heures et qu’il ne rentrera qu’au milieu du noir, ou même à l’aube, un peu éméché, beaucoup, davantage.
Il traverse la première rue, un peu chez lui. Finalement, la quitter elle sera plus dur. Parce qu’au-delà d’elle, c’en est réellement terminé.
Il arrive bientôt sur le pont au-dessus des rails. Il ne fait pas de pause mais depuis le début de la semaine surgit ce passage-là. Toutes ces voies ferrailleuses, accueillantes et questionnantes. Elles l’attirent. Pour partir découvrir loin, très loin tout ce qu’il n’a vu qu’à la va-vite autour du monde. Il emmènera Anna sous le bras. Elle rechigne mais elle aime ça. C’est évident. Elle trépigne de bonheur à l’idée de ces périples. Elle peut le suivre n’importe où. Elle est increvable. Ereintante mais increvable.
Elle mourra sûrement bien après lui. Elle est hors du commun. Plus que lui. Elle est insupportable par conséquent. Un peu comme lui. Ils ne sont pas comme tout le monde. Ils sont plus grands. Beaucoup plus haut perchés. Ils sont différents. Elle est sublime. Il est génial. Ils ne s’accordent pas. Pourraient-ils l’un à l’autre s’accorder ? Il en doute. Depuis longtemps. Loin, aux confins du monde civilisé, ils ne se connaîtront plus. Ils pourront se fuir et regarder la montagne ou le désert. Ils marcheront. Ils chercheront. Ils seront bien obligés de se tenir les coudes. Ils dissoneront moins.
Il a passé le vieux pont, un peu ridicule. Il imagine tout près le brouhaha et la cohue de Saint-Lazare. Il poursuit sa route. Et il vise l’horizon. Il tente d’apercevoir un bout entre les édifices. Ceux qu’il a lui-même fait bâtir et tous les autres. Les vieux aussi. Il est vieux désormais. Il est officiellement vieux. Pas délabré ni usé. Il est vieux et libre. Richard l’a dit. C’est lui qui l’a dit. C’est cela qui fait tanguer. Et qui enivre. Il boira sec ce soir. Exceptionnellement. Avec Anna. Moins seule pour cette fois. Peut-être qu’elle l’aimera mieux. Lui aussi peut-être. Peut-être qu’ils s’aimeront bien. Il redeviendra ce qu’elle attend de l’homme. Elle lui en veut d’être fort et d’en tirer profit. D’être une belle femme. Elle s’en repaît aussi et elle se déteste. Elle le déteste. Il ne veut pas comprendre. Il ne perd pas son temps. Il lui faut découvrir et penser.
L’heure se déroule sous ses pieds qui le porteront bravement lui, John le géant, jusque chez lui.
Il tourne à gauche, à droite. Il suit sa parfaite boussole intérieure. Il ne se soucie pas de cela. Il cavale. Sûrement.
Ce soir, il rentrera et les filles seront là. La petite et la grande. Elles sont de famille aujourd’hui. Pour l’occasion ? Il ne sait pas. Il n’a rien demandé. Il n’a rien à fêter. La liberté et la solitude oui. Mais ce sont des choses qu’on ne dit pas. Les règles du jeu.
Ces heures entières programmées à ce qu’il souhaite analyser jusqu’au trou noir. Atteindre le nerf des questions. Chercher sans réponse. C’est le chemin qui compte. Bien plus que la réponse. Il n’a pas toujours dit cela. Il a désiré plus que tout des réponses et des vérités, à une époque. Il en a fini. C’est aujourd’hui le dernier jour des certitudes. Implacable il le restera. Mais les questions s’étendront aussi loin qu’elles le doivent. Elles s’ouvriront, aussi libre qu’il est de mourir désormais. Il s’endormira ce soir-là avec la peur intense de ne plus se réveiller. Les lions sont lâchés.

La retraite prend forme les jours qui suivent. Tous les matins, il se réveille bien. Il soulève les paupières et s’étonne. Il est moins rationnel. Il s’inquiète à se voir faiblir ainsi. Il s’aventure aussi gaiement. Une forme sombre de gaieté. Celle, sans doute, de celui qui n’a plus rien à perdre. Tout est accompli ou déjà perdu. A partir de là, tout est bonus. ? Plus rien n’est nécessaire. Sale coup.
Il passe ses heures dans son salon. Il prend possession d’une pièce. Le territoire. Il respecte les horaires. Les mêmes. Il les inculque à Anna, l’indocile. Elle se rebiffe. Elle s’éclipse sans crier gare. Alors c’est lui qui crie.
Il calcule tout le jour. Il plie le monde en chiffres et symboles. Il est le seul à des kilomètres à la ronde à comprendre ce charabia. Il griffonne jusqu’à l’appel du repas. A heure précise. Et seul à table, il attend d’être servi. Il ronchonne. Le temps se perd. Il ne prend toujours pas le temps. Il peut encore moins que jamais, puisque, il a franchi la première porte vers la mort.

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