samedi 27 juin 2015

Experience

Cette fois, cela l'avait sans doute encore davantage blessé que par le passé où il savait avoir à faire à des enfants ou des jeunes immatures et méprisables. Il avait des adultes en face de lui et rien ne changeait. Demeuraient l'ignorance et l'égoïsme. Il en était tombé malade de déception. Une grippe violente l'avait mis à terre. Ce n'était qu'une honte supplémentaire qui marquait ce début d'année à l'Ecole, le début de sa vie d'adulte. Il l'avait pris comme un signe et s'était définitivement enfermé avec ses réflexions, il n'avait pas besoin de faire appel aux autres. Plus besoin de s'aliéner à ces idiots cruels et vulgaires. Depuis qu'il avait pris cette résolution, il se sentait beaucoup plus libre et serein. Il s'e, remettait au jugement de ceux qui en valent la peine. Il balayait les autres d'un envers de main. Ses pairs étaient d'emblée éliminés et il se plaisait dans sa solitude apaisée. Les autres le laissaient tranquille et il pouvait s'adonner à toutes les pensées qu'il voulait. Il ressortait gardien et soulagé de ces moments avec lui-même. Sa propre valeur apparaissait d'autant mieux à ses yeux, même s'il laissait bien sûr lace au doute galvanisant. Même si ce doute le torturait. Mais il savait qu'il était le garant de son objectivité et de la vérité de ce qu'il pensait et affirmait.
Il passait de longs moments à reconstruire tout le système de transports, d'approvisionnement...de France. La situation actuelle était loin d'être optimale. Il avait des rêves de perfection. Pas pour lui. Pour les ambitieux ?  Pour les conquérants. Dans sa tête cependant, il dirigeait tout avec dextérité. Il bâtissait. Il préservait son secret. Son système ne prenait pas corps. Il ne le devait pas. Il se sentait fébrile quand il commençait à penser à tout cela et il ne pouvait lus s'arrêter. C'était l'engrenage et il savait que cela pouvait durer longtemps, qu'il perdait une part de conscience.
 
Heureusement, tout cela n’était pas du temps perdu puisque précisément l’Ecole le vouait à travailler dans ce domaine. Il n’aurait pas supporté de perdre tout ce temps en rêverie si elles n’avaient pas eu un but avouable. Rêver pour le plaisir n’était certainement pas envisageable. Cela le rendait très nerveux, ne se sentant pas à sa place, il en arrivait à se tortiller dans tous les sens sans même s’ne rendre compte. Adolescent, il s’en était oublié et une mare nauséabonde s’était formée sous son banc d’écolier. Aujourd’hui, il prenait soin de donner un but et une utilité à ses délicieuses divagations. L’agrément en devenait secondaire et c’était le principal.
La sœur avait quitté le domicile familial. Elle était entrée dans les ordres. Elle n’avait pas terminé sa formation mais elle était déterminée. Quand elle avait annoncé son projet, il avait ri de bon cœur. Mais contrairement à l’habitude, il riait seul. La sœur le dardait de ses yeux qui roulaient de colère. Il n’avait jamais vu la sœur en colère. Cette première fois avait été terrifiante. Elle avait un visage qu’il ne lui aurait jamais soupçonné, une fulgurance dans ses yeux blessés qui le pétrifia. Elle avait cessé de sourire. Il s’était arrêté net. Par-dessus le marché, la mère, qui était au courant de cette entreprise depuis plusieurs semaines, s’était indignée froidement cassante, rajoutant à sa honte : « Tais-toi ! » L’espace d’un instant, elle était devenue l’Aïeule. La sœur retenait difficilement ses larmes. La mère intervint : « As-tu besoin d’agresser ta sœur de cette manière ? Surtout quand elle croit pouvoir te confier un dessein qui lui tient tant à cœur ? Tu ne serais pas digne de sa confiance alors ? » Les mots cinglèrent et qu’on remette en cause sa dignité et sa fiabilité le heurtaient profondément. Il était quelqu’un de bien, de très bien même. Il n’était pas possible que sa mère dise ou pense même le contraire. Cela n’était pas possible. Il sentait que sinon, son monde pourrait s’écrouler. Après s’être tu, il était resté muet de longues minutes. S’empêcher de pleurer de rage et de désespoir. Il s’était pourtant juré de ne plus se soumettre à une quelconque émotion. Surtout ces émotions insupportables qui l’envahissaient parfois lorsqu’il était plus jeune, mêlées d’une monstrueuse honte. Il avait réussi et il s’en croyait débarrassé. Et voilà que Mère les faisait resurgir de leur exil. Il avait eu envie de frapper la mère. Il la haïssait de ce qu’elle avait commis. Il ne savait plus comment se défaire de cette haine et revenir dans le commun des mortels. La sœur se calma rapidement. Elle n’était pas une pleurnicheuse. Mais son regard demeura dur et froid. Il était parti en claquant la porte, les deux femmes interdites. Et outrées. Cette scène était désormais un secret d’Histoire. Toujours était-il que la sœur partait s’offrir à Dieu et il continuait d’être abasourdi par cette nouvelle. C’est vrai, il n’avait jamais parlé avec la sœur, réellement. Ni joué avec elle, réellement. Qui plus est, il perdait son temps avec elle. Elle ne lui enseignait rien. Elle ne savait que rire et s’amuser. Il s’était drôlement trompé ! Pour être acceptée, elle avait dû faire montre d’un savoir solide. On n’admettait pas n’importe qui. Elle était peut-être en réalité une jeune femme réfléchie et cultivée, derrière une légèreté apparente. Et puis, tout d’un coup, il se dit : « Peut-être qu’elle est heureuse et aime sa vie.» Et peut-être n’avait-elle pas besoin d’être autrement que spontanée. Il ne put réprimer l’idée qui pointait forcément juste après celle-ci : peut-être ne serait-il jamais heureux. Il refusait de penser en ces termes. Il balaya donc cette réflexion. A partir de ce jour, elle fit malheureusement toujours partie de sa conscience. Il avait toujours eu l’idée de la sœur un peu idiote, franchement limitée dans ses études et sans caractère ni volonté. C’était sans doute ce qu’il voulait qu’elle soit. il s’était trompé d’un bout à l’autre. Il n’était pas triste de cette erreur de jugement. Il se sentait menacé  la sœur pourrait elle, lui faire de l’ombre. Etait-elle capable de prendre le devant de la scène ? Etait-elle capable de l’écraser ? Il avait à trouver une tactique d’ici à ce qu’elle soit officiellement Soeur. Peut-être qu’une des solutions aurait été de rentrer dans son univers et d’en comprendre les ficelles pour être sûr qu’on ne lui échappait pas complètement ? Se protéger au cas où. Depuis, il avait redoublé d’efforts à l’Ecole pour se hisser au premier rang (très inconfortable) ou deuxième rang, fait pour lui. Il refusait de se l’avouer mais le premier rang l’effrayait terriblement. Pas de limites au-dessus de lui, il se voyait chuter dans un canyon à des mètres de profondeur, ressentant pendant d’immenses secondes le vertige, le vide insensible qui l’entourait et l’horreur de l’impact qui n’arrivait pas. Ce cauchemar, il le faisait très souvent. Il se réveillait en sursaut, prêt à crier mais le son n’était jamais sorti. Il évitait ainsi une énième honte. Il désirait moins que tout redevenir le petit freluquet froussard des jours passés.

       Depuis l’annonce, il avait assisté à des messes au couvent où la sœur se préparait. Il s’y était tout d’abord rendu avec la mère puis seul en secret plusieurs fois par la suite. Parmi les novices, une jeune fille, plus jeune que la sœur, lui était apparue. La première fois, il était arrivé curieux de voir sa sœur en robe de future citoyenne de Dieu. La mère et lui s’étaient installés tout près et étaient arrivés très en avance. Ponctualité et correction.

Il en allait ... Toute puissante.

En effet, elle avait l'air vraiment jeune, par rapport aux autres jeunes femmes. Elle était alerte et avait tout de suite remarqué qu'il la regardait. Elle avait souri, narquoise et complice à la fois. Il avait dû réprimer la réaction physique du désir qui n'était sûrement pas de mise en ce lieu. Il se contrôlait, bien, habilement. Il jouait ainsi avec ce désir et ce qui aurait pu être un désagrément. Il relevait, après un moment, les yeux vers elle. Il la regardait intensément et sans équivoque. Elle répondait de même. Il sentait à nouveau son membre se durcir et il se calmait avec le même flegme que la première fois. Et cela durant près d'une heure. Cet exercice l'épuisant et il devait cesser de se tourner vers sa jolie rousse le temps que la cérémonie finisse. Il prit goût à ces célébrations et devint un habitué. La soeur le surprit pluie sûres fois, elle saisit d'emblée de qui il retournait. Elle ne s'en offusqua pas car elle n'imaginait pas tous les détails de ce qui se passait et car il était dans son tempérament de rester a l'écart des affaires des autres, même de ses proches, si elle n'était pas directement concernée. L'atteinte à la morale que ces scènes représentaient ne la fit pas davantage réagir. A chacun en son âme et conscience de décider et d'agir librement. Elle était de ceux-là. Elle aurait mérité d'être protestante de ce point de vue. En l'occurrence, cela l'arrangeait bien, lui, de ne pas avoir à se justifier. Il n'aurait bien sûr jamais rien avoué mais inventer une histoire à laquelle personne ne croirait le décourageait d'avance. Il n'avait pas dImagination et ne faisait aucun effort pour que cela change puisque l'imagination était fausse et trompeuse. Il l'avait appris et vécu. Quoi qu'il en soit, il pouvait assister aux messes du couvent à sa guise et il ne s'en privait pas.
        Le jour où il prit conscience du laisser qu'il y prenait, quand ce mot surgit dans sa tête, il fut saisi d'un lourd malaise. Il ne pouvait pas faire tout cela pour le plaisir et quel plaisir ! Il en eut un haut-le-cœur. C'était répugnant, il était lui-même un être répugnant. Il faillit vraiment vomir sur place. Il respira mais cette idée s'était fichée en lui et son corps commençait déjà à l'absorber. Il en pourrait jamais s'en débarrasser ! Jamais. C'était une conviction presque divine qui s'abattait sur lui. Il pouvait lui aussi appartenir à ces êtres répugnants qu'il méprisait tant. Ils l'avaient contaminé. Il n'était pas comme cela, auparavant. Il était pur. Mais la vie l'avait attaquée trop durement, il était tombé comme les autres.
          Ce jour fatidique, il avait été pris d'une frénésie qu'il reconnaissait bien : il avait dû se laver les mains pendant 30 minutes sans s'arrêter, recommencer dès qu'il avait touché de la nourriture pendant 10minutes encore, lorsqu'il avait tenu de l'argent. Plusieurs jours durant, il avait souffert le martyre de ne pas pouvoir se nettoyer pendant deux heures entières en classe. Il était pris de tremblements nerveux, de frissons incontrôlables et de nausées régulières et puissantes. Il n'en montrait rien et restait le plus concentré possible. Il avait envie de hurler et de déchirer ses habits pour se faire désinfecter de haut en bas. Des images défilaient dans sa tête de rats grouillants, des montagnes de déchets sentant la merde sur s terrains vagues où des pauvres se promenaient et fouillaient à la recherche d'un trésor. Ces scènes s'imposaient à lui et il devait tout de même pendant quelques instants reprendre ses esprits pour continuer son travail.
        Cet enfer s'était prolongé pendant cinq immenses journées qu'il aurait voulu effacées à jamais de son existence. Il était marqué jusqu'à la mort. Et il ne croyait pas si bien dire. Pendant cette courte semaine, il avait mis en place des stratégies afin que ses ablutions restent cachées, cela s'avérait compliqué mais pas impossible. Il était un homme d'organisation. Le moment de loin le plus pénible était celui du changement de vêtements : après sa douche matinale dont il s'extirpait avec douleur, il devait enfiler dessous, pantalon, chaussettes, chemise... La culotte était l'élément le plus périlleux car il ne touchait que les extrémités hautes, s'appliquait aux hanches du bout d'un doigt si possible. Le pantalon et tous les frottements qu'il lui faisait subir était assez terrible à son tour. Quant aux chaussettes, il avait finalement décidé d'aller acheter des gants de cuisine ou d'artisan quelconque pour les mettre. Il haïssait ce passage. Autant les dessous le dégoûtaient et lui retournaient le cœur, autant les chaussettes le mettaient en fureur. Il écumait de rage lorsqu'il devait s'approcher de la paire préparée par Mère sur le petit tabouret. Il se contrôlait pour ne pas frapper le mur de toutes ses forces et insulter il ne savait qui ni quoi. C'était ce qui l'arrêtait.
       Petit, vers l'âge de cinq ans, il se souvenait très clairement, il avait tout d'un coup commencé à se laver les mains nuit et jour, toutes activités cessantes pour cette tâche prioritaire. Il se relevait la nuit. Comme les fumeurs. Il ne s'en était pas caché puis l'Aïeule avait souligné le ridicule de sa démarche et lui avait asséné une gifle monumentale sans plus d'explication. Il avait eu tellement de mal à arrêter ! Il n'avait pas réussi d'ailleurs et cela lui avait valu la colère permanente de sa grand-mère qui ne lui adressait plus la parole. Il n'avait pas compris alors la raison de cette colère monstrueuse. Il n'avait pas d'ailleurs cherché à comprendre. L'été était arrivé, ils étaient partis au village au soleil, et cela lui était passé. Les choses se répétaient. Et rien que de penser à ce petit garçon se lavant les mains cinquante fois par jour, il était haineux. Il avait bien soupçonné l'Aïeule de faire elle aussi des choses étranges dans la salle de bain. Elle parlait seule, elle marmonnait, il pouvait percevoir le rythme régulier de ses paroles. Ce n'étaient pas des phrases, c'était comme une comptine, une chanson pour l'enfant qu'il était. Il avait essayé d'écouter au mieux mais n'y était pas parvenu. Aujourd'hui, il savait qu'elle comptait et peut-être qu'elle prononçait des mots aussi. Ils étaient donc de la même étoffé, tous les deux. Elle l'avait senti, c'était pour cela qu'elle s'était montrée dure avec lui. Elle savait qu'ils étaient tous les deux un peu spéciaux.
       Aujourd'hui, il avait cessé ses allers-retours aux toilettes. Mais il était toujours aussi pointilleux sur les situations "tangentes". Et il tenait à maintenir la vigilance sur ces dangereux moments. En tout cas, il avait arrêté net d'aller aux cérémonies du couvent, et il savait que la jeune fille n'était pas en mesure de lui demander son dû. Il ne lui devait rien. Il était tout de même mal a l'aise, notamment au coucher, seul dans le noir, avec cette idée qu'une jeune fille le savait s'être fait plaisir face à elle, dans une égalise, au milieu des communiants. Si elle n'achetait pas son cursus, qu'elle abandonnait et le vendait ? Si elle venait le trouver et faire du chantage ? Si elle allait s'en soulager à son confesseur ? S'il lui ordonnait de donner son nom qu'elle ignorait et que la soeur s'était bien gardé de dévoiler, s'il lui ordonnait de le décrire ?  Il était pris de panique à ces idées et il ne s'en sortait pas à moins de se relever, d'allumer la lumière et de lire ou travailler jusqu'à s'endormir sur ses feuilles. En général, il devait procéder à un ou deux passages à la salle de bain, d'autant plus périlleux qu'il ne devait pas se faire entendre. Il n'aurait pas d'explications valables à donner. La mère était assez subtile pour le percer à jour dès qu'il ouvrait la bouche pour mentir. Il était un menteur minable. Il comptait donc sur sa dextérité plus que sur ses belles paroles.
Il ne faisait pas confiance aux mots.
Pas plus aux gens.
Pas davantage à lui-même.

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