lundi 27 juillet 2015

Pica, BOULE A Z

C’est la fille en blouson de cuir. C’est celle qui se rase les tifs, la boule à zéro, complet. Elle a commencé quand elle détestait trop le monde. Elle voulait exhiber le crâne nu, sa laideur et son authenticité. Et puis aussi, elle voulait faire chier. Sa mère, son père, ses profs et les flics qui n’aiment pas les gamines en boule à Z. On en parlé ensemble un jour où je m’étais encore fait arrêtée pour boule à Z. Ils ont dit que c’était les junkies qui ressemblaient à cela et les néo-nazis. Que donc ils étaient prudents. Enfin, c’est un seul qui m’a dit ça. Peut-être que tous les autres s’en foutent d’une fille de bonne famille qui prend l’air d’une asociale.
Elle sait qu’elle fait beaucoup plus d’effet avec les lunettes noires. Pourquoi ? Parce que derrière, elle a les yeux bleus. Les yeux bleus … ? D’amoureux. Et son bazar ne fonctionne plus avec ses grands yeux bleus de princesse aux longs cils. Elle a déjà pensé à mettre des lentilles noires mais le bleu est trop fort. C’est impensable et exaspérant pourtant c’est bien vrai. Cette douceur, cette liquidité qui suinte de là-haut. Tout le reste a beau être dur et froid comme l’acier, il y a ce bleu mièvre et gentil.
On ne peut pas dire que les gens rient quand elle découvre ses yeux. Cela ne fait pas rire en général. Les gens se figent. Parce que bien sûr, et c’est ce qu’elle cherche, voient le crâne chauve et ils pensent à la violence et la maladie, mais ils voient en même temps les satanés yeux bleus de poney trottineur. Les gens ne comprennent pas ce qu’ils sont en train de voir. Cela défie leur logique. Elle le sait. Elle défie la logique. Elle déteste la logique et les résultats sûrs. Elle n’aime que les chiffres à virgule sans fin ni loi. Pi, elle l’aime plus que tout, Pika la fausse junk. En plus, Pi c’est son prénom, c’est le début de ce qu’elle est. Vous rétorquerez que pipi et caca ne sont pas loin non plus. Elle y a déjà pensé et ça la fait bien rire ça. Parce que ses parents l’ont élevée comme l’immense victoire de leur vie, la jolie petite princesse aux yeux bleus. Mais ils l’ont tout de même appelée Pipicaca sans les répétitions. Paradoxal n’est-ce pas ? C’est la base du parent : il est paradoxal. Elle méprisait tout ça avant. Maintenant, elle échafaude des théories. Elle s’amuse avec les infinis et les contradictions.
Bon, elle ne le nie pas, l’avantage des yeux bleus, c’est qu’ils aident à l’embauche. Parce que Pica garde les cheveux ras. Comme sa chienne, elle a le poil ras. Elle n’aime ni les froufrous ni les chichis. Vous vous en seriez douté sans qu’on le précise. Mais elle, elle veut qu’on le dise. Elle aime le noyau dur. Remarquez qu’un jour, une personne qu’elle n’a jamais remerciée mais qu’elle n’a jamais oubliée, lui a dit : « vos yeux sont purs comme la glace. » Elle n’a jamais réussi, du moins pas encore, a prendre en elle cette idée qui lui convient si bien. Mais elle y repense souvent, quand elle se sent chien battu débile. 
Revenons donc à l’embauche. Pica est une énorme fan de BD. Et elle l’a dit depuis qu’elle a eu 4 ans : je vendrai des BD. Pica était précoce. Elle parlait parfaitement à 3 ans. Et elle avait déjà pas mal engrangé de BD justement. Maman a voulu lui faire lire des Martine mais elle s’est vite fait rembarrer. Elle a demandé pourquoi ; Pica lui a répondu : « C’est une conne Martine. Et Martine c’est moche comme une vieille toute ridée… » Elle aurait poursuivi son laïus si sa mère exaspérée ne l’avait pas arrêtée à temps. A temps pour Pica qui n’était pas loin de se prendre une bonne paire de gifles. Elle aurait dit qu’elle n’avait que 3 ans et qu’elle avait toute la vie pur s’emmerder avec le vieux et les nunuches. Sa mère n’aurait pas compris. La vie est parfois bien faite. Elle a été forcée de se taire au bon moment. Parce que, figurez-vous, Maman s’est mise à hurler. Comme un veau. Comme une truie. Une vraie fada. Pica a penché la tête, pour essayer de comprendre d’un autre point de vue ce qui était aussi révoltant dans ce qu’elle avait osé dire. Elle a un peu écarquillé les yeux. Elle ne peut pas plus qu’un peu car elle les a déjà très grands, comme dans les mangas. Et elle, elle n’arrive pas à les faire sortir des orbites pour s’effarer. Bref, Maman, à ce moment-là, a dû avoir un coup de jus. Martine, apparemment, pas touche ! La gamine ne s’est pourtant pas pliée au désir de découverte de notre fameuse Martine par sa fille. La mère savait déjà à quoi s’en tenir mais elle a prévenu le doigt inquisiteur : « Si tu t’avises de redire de telles choses, tu auras des étoiles plein les yeux ! c’est compris ? Et si tu penses ces choses-là, tu les penses, je m’en fous ! Mais ne les dis pas, petite ingrate ! » La mère qui « s’en foutait », c’était l’une des seules fois où elle aurait à entendre ça dans sa bouche. La mère de Pica est quelqu’un de correct. Bien élevée, même dans la colère. En fait, normalement, la colère est même interdite de séjour dans la demeure. Mais bon, quand on touche à des points si sensibles que Martine et ses clébards lèche-cul…
Tout cela pour en revenir à la passion de Pica pour les BD. C’est venu comme ça. Comme quelque chose qui doit arriver. Pica a toujours vécu avec. Elle rêve souvent depuis la tendre enfance, comme on dit (pas comme on vit) qu’elle nage dans une immense piscine de BD. Les coins sont bien rembourrés donc pas de blessures à l’horizon. Et elle peut tout choisir, tout avoir. Elle en rêve régulièrement. Souvent la veille de ses règles. Allez comprendre cette histoire-là ! Elle l’aime pourtant parce qu’elle la trouve saugrenue. D’ailleurs, sur le bord de la piscine de BD, siège en général une grosse grenouille comme un bœuf. Elle est rouge et pustuleuse. Elle est magnifique. D’ailleurs, si elle devait avoir des cheveux, Pica les aurait rouge, acajou, orange, peu importe. Dans le genre. Ca serait sensationnel avec les yeux glacés. Mais elle n’est pas encore prête à se remplumer. On verra quand elle aura l’âge à l’intérieur.
Aujourd’hui, elle travaille dans un joli vieux magasin de BD. Atypique mais pas bobo. Vraiment atypique, pas pratique avec son escalier en colimaçon qui craque, à la limite dangereux. Elle l’a dévalé un jour qu’elle était fiévreuse et toute molle. Elle a failli gueuler tellement elle a eu mal. Mais Pica est une dure. Elle se relève, pas le grand sourire quand même, mais poli malgré tout. Un ou deux jurons marmonnés que personne n’a vraiment entendus. Elle le trouve touchant ce magasin et son propriétaire. Ils sont aussi bizarres l’un que l’autre. Lui a autant de cheveux qu’elle n’en a pas. Quand elle s’est présentée la première fois, il a ri de tout son cœur avant de prononcer un mot ; Il a dit : « C’est sûr, c’est vous que je prends, vous compenserez ma tignasse. Le monde est une question d’équilibres subtiles. Sinon, vous vous y connaissez en BD ? » « Ah ça oui ! incollable ! » A suivi une joute serrée sur la littérature BDtique. De toute façon, le vieux avait décidé que ce serait Pica et personne d’autre. Cela fait plusieurs années qu’elle travaille là. Elle a l’allure des gens qui ne gardent pas leur place quand ils en ont trouvé une même bonne. Mais ça, encore une fois, ce n’est que l’effet boule à Z. Pica a été élevée dans des valeurs de travail et d’honnêteté.
Peut-être que son style qui montre les crocs, elle le cultive aussi pour voir si les gens sont aussi bêtes qu’elle peut le penser parfois. Certains s’arrêtent à ce qu’ils voient, c’est effrayant. Et ils y croient dur comme fer. C’est bien évidemment les gauchos riches qui habitent le 6ème arrondissement de Paris et qui se disent ultra tolérants et ouverts. C’est drôle un moment et puis, on s’en lasse. Ils sont tous pareils. Ils aiment la BD pour faire cool. Mais ils ne vont pas plus loin que Tintin et Boule et Bill. Elle est bien obligée, Pica, de vendre ces BD-là aussi. Elles lui déplaisent profondément mais cela fait partie des contraintes du travail. Qu’elles acceptent, vu tout le reste qu’elle aime tant. Là, c’est le positif dans la vie de Pica, c’est le versant fleuri. Qui sans doute va avec les grands yeux bleus aux longs cils.
            Pica, à vrai dire, elle en a bien bavé. Ces années noires, elle s’imaginait les yeux bleus striés de profondes cicatrices noires et rouges. Elle en était arrivée là. Alors, l’histoire des cheveux, c’est un reste mais c’est un moindre mal par rapport à ce qui a précédé. Sa mère l’a saisi et elle lui caresse tendrement le crâne quand elle la voit. Pica a souvent l’impression que c’est pour réparer quelque chose, pour lui faire du bien c’est certain. Elle ne se laissait pas faire au départ. Elle trouvait cela humiliant. Et puis elle était en rage contre cette mère idiote qui ne comprend rien à rien pas même à ceux qu’elle a mis au monde. On dirait un « T’es brave » pour chienchien à sa mémère. Mais elle a calmé ses ardeurs et elle a bien compris que c’était au contraire une façon pour sa mère d’admettre sa douleur et de mettre le doigt sur la cicatrice, sans peur, sans cette peur de tous les autres qui pensent encore comme au Moyen-Âge que la douleur est contagieuse. En mode Biafine. A laisser absorber jusqu’à ce que la peau soit gavée et ne puisse plus rien aspirer.
            Quoi qu’il en soit, au travail, Pica s’éclate. Elle a trouvé son univers. Elle monte sur des échelles. Elle joue à faire peur à son patron, elle fait tanguer l’échelle déjà craquelante. Ou alors, pour le faire bouger un peu, elle se cache dans les rayonnages. Il y a des recoins formidables dans ce magasin. Il ressemble davantage à une bibliothèque d’ailleurs. L’escalier en colimaçon qui mène à la minuscule réserve où on ne peut même pas se tenir droit revient souvent dans ses rêves. Elle y voit consciemment une métaphore de la vie et des pensées. Sauf qu’il a une fin cet escalier. Il ne mène ni au paradis ni à l’enfer. Il mène au grenier. Et pourquoi on ne trouverait pas la clef du mystère dans le grenier précisément ? On ne cherche pas parce qu’on suit les idées reçues mais en réalité, pourquoi pas ? Sous les moutons de poussière et entre les toiles d’araignée. Sauf que la réserve, qu’il ne faut surtout pas appeler grenier devant M. Cornouc le BDtiste, est l’endroit sans doute le plus hygiénique de tout le bâtiment. Parce qu’un livre ça se respecte ma p’tite dame. Il n’a pas eu à lui faire la leçon trois plombes. Pica est une ordonnée (pratique avec la boule à Z, encore une chose de moins à démêler et ranger). Elle range par catégorie, de la manière la plus intelligente possible, c’est-à-dire dans la plus grande adéquation avec l’environnement et ses objets. Elle ne classera certainement de la même manière les Bd de M. Cornouc, qui sont devenues un peu les siennes, comme elle rangera ses draps.  Chaque univers a son ordre et ses règles à décrypter. Pica aime décrypter le monde, là où personne ne cherche plus rien ou alors là où de grandes théories scientifiques prennent toute la place.
La journée, elle s’affaire. Il y a toujours quelque chose d’intéressant à faire dans cette boutique. Rien que d’y vivre est intéressant en soi. Elle range, comme nous venons de le dire. Elle ordonne, ce qui n’est pas tout à fait même chose. C’est plus conceptuel l’ordonnance. Le rangement plus pratique. Elle lit les nouveautés que M. Cornouc lui intime de découvrir. Ils échangent sur la chose pendant des jours par la suite. Et bien sûr, il y a les clients. Elle ne déteste pas s’en occuper contrairement à ce qu’on pourrait croire. Il y a ceux qui prennent leur temps pour lui dire bonjour, toujours l’apparence incompréhensible qu’elle a pour certains. Il y a ceux qui rient en la voyant et dont le regard dit qu’elle se fond dans le décor. Quelques-uns le disent à voix haute. Il y a les jeunes happés par le monde de la BD qui l’adore dès le seuil franchi. Elle est parfaite pour eux. Ils savent qu’ils peuvent lui faire confiance et lui parler de tout ce qui leur plaît. Les conversations durent parfois et les adolescents boutonneux se livrent. Elle peut ne pas bouger pendant des heures, Pica. Alors ils savent qu’elle les écoute vraiment. Elle n’est pas leur psy non plus, n’exagérons rien. Mais elle les accueille et elle pense qu’elle aussi là pour ça. D’autant plus que M. Cornouc tient comme à la prunelle de ses yeux à cet aspect de leur métier : communiquer, échanger, créer un lien. Car la BD c’est une communauté et il faut la valoriser encore et toujours davantage. Là encore, il n’a pas eu à se battre pour la convaincre. Elle avait déjà cela en tête. Elle est pour toutes les causes perdues, pas parce qu’elles sont perdues. Elle n’est pas masochiste. Pas sur ça en tout cas. Elle aime ce qui ne plaît pas à tout le monde, parce qu’il faut le chercher, le débusquer et que plus c’est inconnu plus c’est riche. Non, pas toujours. Mais elle maintient à qui veut l’entendre qu’elle ne trouvera jamais dans le grand public la tendresse et la violence sublime qu’elle trouve dans l’art ou les gens cachés. Ceux qui brillent tout doucement à leur unique manière.
            En parlant de Pica, il faut parler de tendresse. Nous avons à ce stade en tête une jeune femme lisse, sombre, un peu agressive dans son apparence pour certains. Noire et très blanche. Les yeux glacés, peut-être glaçants. Elle glisse entre les gens et les problèmes. On ne la trouve dans aucune foule ni sur aucune estrade. Et pourtant, Pica est parfois tout près des gens. Elle le frôle pour sentir leur présence, ceux qui l’attire, quand le métro est comble. Elle le fait sans que quiconque s’en aperçoive, presque même pas elle-même. Cela lui vient comme une vague qui la dépasse largement. Il est absolument inenvisageable que la chose se passe à l’initiative d’autrui. C’est elle qui touche. On ne la touche pas. Et pourtant, tout comme les cheveux, arrivera le jour où elle éteindra le feu qui l’encercle et lui brûle les poils crâniens.
            On a dit que Pica était une énorme fan de BD. Mais elle est tout sauf énorme. C’est seulement la fan qui est énorme. C’est idiot à dire mais ça revient là en reparcourant le texte. Il ne faudrait pas se méprendre sur son apparence. Vous avez tous bien vu que l’apparence est importante quand on s’attaque à Pica. Donc je tiens à repréciser cette petite chose-là. Profitons-en pour la décrire sous toutes les coutures. Elle a une chose banale Pica : sa taille. 1 mètre presque 68, comme toutes les jeunes femmes de sa génération. Complètement fondue dans la masse. Mais c’est bien là le seul élément ordinaire. Pour les cheveux, n’y revenons pas, il n’y en a pas. Sauf que, tout de même, Pica a voulu se faire tatouer le crâne. De belles arabesques élégantes et infinies en travers de la tête. Elle n’en a pas perdu l’envie. Mais elle craint le prix qu’elle le paiera. Elle a un bon salaire, là n’est pas la question. Le prix qu’elle paiera dans les pupilles des autres. Elle ne pourrait plus circuler librement, on la montrerait du doigt. Encore davantage. Et pourtant, elle en meurt d’envie. Elle a pensé à un moment à faire ce sacré tatouage et à faire quelque peu repousser les cheveux par-dessus. Peut-être plus tard. Elle n’est pas prête à reprendre du poil. Pas encore.
Les yeux aussi, vous les connaissez déjà. Des yeux de biche peints en bleu. Des yeux de Versaillaise en mocassin. Autant dire que ça surprend, mais vous le savez déjà.
Le reste, eh bien, est fin, parfois presque impalpable. Elle est blanche, un vrai blanc. Pas ces peaux blanches de pacotille à travers desquelles on voit. Blanche comme les os, les dents, les défenses. On dirait une luciole dans la nuit quelquefois. Elle brille.
Tout est subtil et tout a l’air incassable. Il y a quand on l’observe une fragilité inopérante. Elle sait qu’elle fait cet effet-là de fragilité et de puissance dans le même temps. Elle a d’abord trouvé ça stupide et impossible. Et puis, elle a constaté que c’était bien vrai. Certains le lui ont dit après-coup. Ils ont aussi dit que c’était une impression qu’elle donnait même quand on la connaissait bien, même après des années. M. Cornouc, dit qu’elle est comme une héroïne de BD véritable. Il l’a senti au premier coup d’œil qu’elle avait ça dans le sang, dans l’être même. M. Cornouc n’est pas toujours facile à suivre. Cette chose-là, même étrange, il l’a bien expliquée. Et, à vrai dire, Pica, ça l’a bien aidée ce regard-là qu’il lui a dessiné en long en large et en travers. Il en reparle les jours où il est d’humeur romantique. Pas romantique d’amour surtout ! Romantique comme Victor et Lamartine. Romantique qui s’émerveille en toute nostalgie. Pica aime fort M. Cornouc. Pica n’est pas quelqu’un qu’on aime facilement. Elle le sait. Elle y est certainement pour quelque chose. M. Cornouc est absolument authentique avec elle et tout de suite, il l’a serrée très fort dans ses bras. Tout de suite, c’est-à-dire, pas le jour de l’embauche tout de même. Mais ça a paru tout de suite à Pica. Il est le seul à se permettre ces rapprochements de patron protecteur. Sans jamais aucune pitié. Il est beaucoup trop respectueux pour cela. 
Pica, personne ne l’approche au-delà du cercle de feu. Elle a mis en place, invisible à l’œil nu, un cercle. De feu. Elle pourrait un peu être Corto Maltese. Modèle réduit Ce genre de personnage qui n’aime vraiment personne, qui n’aime plus vraiment personne et qui ne compte pas se faire aimer. C’est un peu grandiloquent cette histoire avec Corto Maltese. Mais Pica elle-même n’y a jamais pensé, la comparaison nous appartient. Toujours est-il qu’elle fait partie de ceux qu’on ne touche pas, qu’on ne bouscule pas, aussi parce qu’elle se faufile oui, qu’on n’interroge pas, qu’on regarde se taire. Vous devez vous dire que c’est un vrai bonnet de nuit cette Pica au nom excrémentiel. N’oubliez jamais le crâne tatoué et le cuir déchiré. Au contraire, Pica est une farfelue pleine de rage. Elle contient toute cette colère qui anéantirait son monde si elle lui faisait place. Elle n’a toujours pas trouvé moyen de la faire vivre sans qu’elle devienne une arme de destruction massive. Alors, elle se rase la tête et elle porte du cuir. Elle a des amis qui n’en ont pas. Ceux qui sont fatigants à aimer et qu’elle aime plus que tous, parce qu’ils se décalent. Ils ne sont pas décalés comme on a tendance à le dire. Ils se décalent d’eux-mêmes parce qu’au vu de ce qu’ils sont, c’est pour eux la meilleure manière de vivre. Elle ne leur dit pas qu’elle les aime. La petite dizaine qu’elle voit régulièrement autour de multiples bières. Elle, reste au jus de fraise (pas toujours disponible même dans les bars parisiens, sachez-le !) Elle les appelle, ils rient ensemble. Ce sont plutôt des hommes. Ils ne demandent pas la lune. Ils se contentent d’être ensemble. Elle, Pica, ne peut pas faire beaucoup plus, en tout cas aujourd’hui. Elle croit, comme on a la foi, que tout se déclenchera quand elle sentira qu’elle pourra laisser repousser les cheveux. C’est une pensée très magique et à laquelle elle tient très fort. Elle n’en dit rien, elle est neutre, elle rit, elle s’agace. Rien d’autre. Donc le sexe, elle n’y est pas.
Loin de là. Elle n’y sera peut-être jamais. Elle n’en sait encore rien. Elle a pourtant l’âge de savoir. Mais il en va ainsi. Les uns sont vifs à entendre les raisons de leur corps et cœur, d’autres jamais n’y comprennent rien. Elle n’y comprendra pas jamais rien. Et sur cela M. Cornouc est d’accord. Il est bien trop pudique pour avoir dit les choses ainsi ou directement. Mais il a bien fait comprendre qu’elle n’en était qu’au début et que des tas d’autres choses l’attendaient.
Elle, tout de suite, elle a pensé au mari ou à la conjointe, elle n’est pas sûre sur ce point-là et aux enfants. Et les enfants, elle les repousse à trois cercles de feu plus loin encore que les gens normaux. Elle pourrait devenir toquée. Elle n’en parle jamais et ferme les écoutilles quand il en est question. Autant dire qu’elle ne peut plus avoir une seule conversation fluide avec sa sœur. Non qu’elle ne parle que de cela. Lisa est bien plus intéressante que les ménagères à deux balles. Mais elle les a les marmots. Alors bien entendu, à un moment ou à un autre, arrive l’évocation des enfants. Bref, une phobie pas comme les autres. Et surtout inavouable sous peine de passer pour un monstre sans cœur. Ce qui irait avec son apparence un peu morbide. Mais ce n’est pas de la provocation, c’est un véritable dégoût. Une angoisse immense. Une phobie, que dire de plus ?
            Pica n’est sûrement pas comme ses parents et sa sœur voudraient qu’elle soit. Elle n’est comme personne. Ils se moquent un peu d’elle. Elle trouvait très injuste avant. Aujourd’hui, elle se dit que c’est mieux que de se faire renier. Et puis, elle se dit surtout que ce sont eux aussi qui l’ont façonnée comme ça. Un être hybride mi-punk mi-bourge, aux yeux bleus de gazelle bien élevée et à la tête rasée.
Et Pica avancera.

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