lundi 16 novembre 2015

Ra la Muette

      La Muette, l’ancienne idiote du village. Personne n’a jamais cru à cette version d’elle. Chacun autour d’elle, depuis si longtemps qu’elle existe (Ca parait toujours très long le temps qu’on a soi-même  déjà existé.), voit dans ses yeux qu’elle comprend tout. Chacun l’a vu dès le premier jour et c’en était un peu terrifiant. Un nouveau né quand même... Elle comprend sans doute au-delà des autres, au-delà de l’horizon habituel. Peut-être dans un domaine des anges. Est-ce que les anges parlent ? Ont-ils besoin de parler ? S’est-on déjà posé cette question théologique primordiale ? Elle est peut-être un ange. C’est la théorie secrète de certains. D’autres y voient le diable. Elle n’est pas loin d’être rousse. Les parents insistent sur le « blond vénitien ». Parce que, qui n’a pas une idée spécifique des roux ? Il y a les abrutis, finalement assez nombreux qui parlent de l’Enfer. Il y en a qui le prennent comme quelque chose d’anormal, presque un handicap. Il y a ceux qui trouvent ça superbe et n’ont de cesse d’en parler. De quoi se dédouanent-ils ? Bref, les parents ont également beaucoup insisté sur son odeur de blé doré, même au soir après la journée d’école. Ils se sont battus pour elle. Comme des tigres. Ils ont eu terriblement peur pour elle. Elle était si chétive à la naissance. Une crevette. Cela a donné le ton tout de suite. Une crevette blonde vénitienne. D’emblée. Ils se sont regardés. Ils ont comblé le désarroi. Ils ont parlé, prévenu et ils ont réussi. Une belle et douce jeune femme. Muette. D’où aurait-elle eu besoin de parler ? Ils ont toujours parlé avant qu’elle ouvre les lèvres.
     Elle est calme comme un arbre. Pourquoi pas comme un arbre ? Elle ne s’agite pas davantage que cela. Sauf les jours de tempête, jours de grand vent. Mais elle n’en parle pas pour autant. Elle siffle oui. Elle fronce les sourcils et lève les oreilles sous ses cheveux fins. Les autres n’entendent souvent rien. Mais certains ont appris à lire entre les lignes. Parce que parler n’est pas indispensable pour aimer ses proches et nouer de profondes relations.
    Elle est douce et majestueuse en même temps. Elle est douce, comme la nature tendre, comme ses cheveux d’or. Elle est ample comme son silence, dans son corps minuscule. 1m50 et 40kg. Les beaux parleurs ne sont pas prêts de comprendre. Elle a, de fait, l’avantage de ne pas être importunée par ces lourdingues-là. Elle a les siens. D’autres. Chacun les siens.

      La Muette n’est pas la Sourde. Elle écoute mieux que quiconque. Elle joue. Elle joue de l’alto. Elle est de ceux qui n’ont de sens que s’ils entendent parfaitement les autres. Ceux du 2ème et 3ème rang. Qui ne sont jamais les héros. Mais elle se fiche d’être un héros. Elle devrait déjà parler si elle avait de telles ambitions. Elle connaît elle-même à peine sa voix. Elle aime le son de son instrument. Elle le chérit et soigne son bois et les crins de son archet. On pourrait penser qu’elle méprise les premiers et encore plus le premier violon mais non même pas. Elle ne l’envie en aucun cas le acquéreur. Le silence lui est pour ainsi dire interdit et il est bien plus soumis qu’elle, en réalité.
       La grande question, pour tous, elle et les autres demeure : ne veut-elle ou ne peut-elle pas parler ? Tout être humain correctement assemblé parle. Il est fait pour. Elle a tout de l’être humain correctement assemblé. Ses parents s’en sont arrachés les cheveux. Les Dr n’ont jamais rien trouvé. Elle n’a jamais rien fait comprendre à quiconque. Un exaspérant mystère. Il n’en reste pas moins qu’elle ne dit pas un mot.
         Cela n’empêchera jamais personne d’avoir un nom, n’est-ce pas, tout cela ? Même écorné.

        Ra La Muette est, vous le savez vous lecteur sensible qui laissez vivre au fond des tripes, l’enfant d’il y a des siècles. Vous n’avez pas oublié. Eh bien, Ra n’est autre que la petite fille coincée au fond du placard ou sous le lit pour échapper quelques minutes au monde. A l’angoisse, bien sûr, à cette terrible entrée dans l’univers qu’est la parole. D’ailleurs, elle semble se demander souvent si c’est le monde qui l’envahit ou si elle l’envahit de son silence, car dans notre monde, le silence est un monstrueux blasphème. Elle n’est ni provocatrice ni joueuse. Le feu ne l’intéresse pas le moins du monde. Elle le trouve facile et les cendres déprimantes. Il y a l’angoisse du contact avec les pairs. Pas atroce et quelque chose qui noue l’estomac. Elle a peur de leurs mots sans doute, de leur lumière stroboscopique. Ra est cette minuscule gamine qui ne cherche pas à être cherchée. Qui s’évade, qui souffle et reprend pied au fond d’un placard. C’est de l’ordre de l’impulsion. Un besoin irrépressible parfois quand même quand il n’y a pas de paroles, juste quand le monde est trop là. Ah oui ! Il y en a qui se cachent sous leur couette aussi. Vous voyez n’est-ce pas ?
          Détrompez-vous, lecteurs cyniques si vous pensez qu’il s’agit de pleurer sur le sort de l a pauvre petite soubrette. Vous faites complètement fausse route. On vous l’a dit. Elle ne se cache en aucun cas pour être trouvée. Et surtout, elle n’est pas malheureuse. Elle n’est pas abandonnée. Elle n’est pas désespérée. Rien à voir avec Cosette. Elle n’est pas comme tout le monde et hop ! Ah bah oui, il y en a ! La vie quoi ! De toute façon, même adulte, elle est si menue qu’elle se faufile où elle veut. Elle est petite souris. On la laisse faire. Elle est plus libre que l’air.
        Il y a bien quelque chose d’encore plus fou avec Ra. Parfois, elle disparaît bel et bien. Tout le monde la voit et puis, plus personne ! Comment savoir puisqu’elle ne dit rien ? Mais on est content quand elle est de retour. Chacun imagine son scénario : elle part pour un voyage dans le temps-éclair ; elle va rejoindre sa famille elfe (ce qui expliquerait sa petite taille puisque tous sont grands sauf elle dans sa famille) et parle leur langue, se ressource et revient ; après cela, se pose les questions suivantes : où met-elle ses ailes ? Oui, ce sont forcément des elfes qui volent. Et quel rôle ont les elfes dans le monde humain ? Bienfaiteurs ? Protecteurs de l’humanité, espèce parallèle inoffensive ? Secret du noyau du monde. Tout est envisageable. Elle rétrécit comme dans le sac de Merlin l’Enchanteur et peut parvenir à ses fins sans que personne ne la voie. Quelles fins ? Personne n’en sait rien. Elle semble jouir de la vie, simplement. Elle se plaît à prendre soin, été comme hiver des plantes qu’on lui confie. Elle y est douée. Elle le sait. Elle ne s’en flatte pas. Elle n’y pense sans doute même pas.mais elle y prend un immense plaisir. Elle doit dézinguer tous les nuisibles à portée. Elle ne s’y prête qu’à demi. Elle trouve ca illogique. Elle ne s’y sent pas. Elle fait le juste nécessaire pour que tout fonctionne, pour que la nature continue de se réguler à son rythme.
        Ra rêve de ce rythme, le vrai rythme. Le rythme des animaux sauvages et des chênes millénaires. Elle en trouve un peu à l’alto. Mais c’est encore un rythme trop calculé. Heureusement qu’on peut opter les mots. Elle les prend pour la forme, faire comme tout le monde, ça ne lui est pas égal, sinon elle deviendrait folle, elle en est bien consciente, mais elle absorbe et délaisse la plus grande part de ces paroles qui rendent encore plus fou. Ils disent que les fous se taisent. Elle dit que les taiseux sont les moins fous. Cette aura du mot, de la phrase et du texte. Elle aime caresser, adoucir, tendre, masser, frapper tout comprendre à pleines mains, même les livres. Elle veut sentir à l’aveugle ou à l’ouïe.un seul sens à la fois. Elle ne peut pas tous les avoir ensemble. Pour elle, le sens s’y meurt. Et elle avec. C’est aussi pour cela qu’elle reste si petite et parfois si cachée. Pour préserver le sens. Pour ne pas éclater. Personne n’y croirait si elle disait cela mais elle est une explose use. Ce qu’elle croit elle, c’est que chacun l’est plus ou moins mais que tout le monde se goinfre de sens pour boucher fort les trous et éviter les catastrophes. Tout simplement. Et cela se comprend. Elle n’est peut-être pas née comme tous les autres. Ou elle n’a pas trouvé ses pairs. Elle n’a pas vraiment cherché. Un sens en plus venant d’un autre que l’on connaîtra a jamais si peu. Elle ne referme certainement pas les autres.  Mais pas les kaléidoscopiques qui s’éparpillent. Ca, ça la fout en pétards et elle se carapate vite fait comme elle sait si bien le faire.les autres disent qu’elle disparaît. Elle est humaine, elle ne disparaît pas. Mais elle ne se laisse us voir. Bombardement à entendre, voir et traduire ! ça non ! Mais la plupart des gens aiment l’effervescence. A Paris surtout. Il est si facile de se cacher à Paris. Elle se cache à Paris. Dans tous les coins de la ville et des appartements. Tout est alambiqué. Elle n’y cherche que la cachette parfaite. Voilà qui l’amuse : la cachette parfaite.

     Attention à ceux, je les vois d’ici, derrière la lumière des projecteurs, qui diraient Rate au lieu de Ra. Elle est Ra et pas plus. Ok ?
Ra comme ratiboisée.
Ra comme rabougrie.
Ra comme rapetissée.
Ra comme ramonée.
Ra comme rallumée.
Ra comme ranimée.
Comme vous voudrez. A votre bon coeur Messieurs Dames ! Des Ra, il y en a des tas. Elle se sent juste Ra. Ça veut déjà dire beaucoup, n’est-ce pas ?

       En tout cas, elle a suscité des vocations ou des bifurcations, comme on préfère le dire. C’est pareil. Certains l’ont rencontrée. Et déjà, ils étaient saoulés de mots et de froufrous blablas. Ils ne se sont pas tus véritablement pour autant. Mais ils ont notoirement réduits le flux. Et les autres autour n’y ont rien compris. Parce que le silence ou moins de paroles, les gens n’y comprennent rien. Et ça fait peur. Ça ne fait rire que les diables et les fous. Ca repose les musiciens parfois. Ça rend folles les pipelettes qui en bavent de mots et phrases insensées.
Ces quelques convertis donc ont ralenti et ils se sont mis à écouter et regarder avec plus d’attention. Ils ont constaté que tout était plus calme pour eux ainsi. Ce sont leurs dires, je ne déforme pas, je ne me permettrais pas. J’ai procédé en fidèle reporter. Mais, bien sûr, ils étaient prêts. Ils étaient au bord justement de l’explosion. Il ne faut pas négliger les circonstances.
       Ra ne s’est pas vraiment préoccupée de ces chemins qui ont changé après elle. Elle rirait si on li en parlait comme cela. Elle ne croit pas qu’elle ni quiconque ait un tel pouvoir sur son prochain. Un jour, un homme l’a remerciée. Elle a souri. Il l’a appelée « faiseuse d’anges ». Elle a soulevé un sourcil, interpellée.
        Oui, c’est vrai, Ra est sans ambition. Elle n’essaye pas davantage, ni plus haut, ni us fort. Elle se sent là où elle est. C’est si rare, avouons-le ! Comparée à Pika par exemple, quel gouffre ! Et pourtant Pika n’est pas une grande bavarde. Bref.
        En fait, Ra fait penser  à ces toutes minuscules grands-mères qui sourient aux facéties et tentatives désespérées de se récupérer de leurs jeunes pairs. Vous savez ces toutes minuscules vieilles assises sur un banc qui ne pipent pas mot et pensent tout haut. Pourtant, Ra est toute jeune. Peut-être le pouvoir elfique.
        Justement, puisqu’on en parle : Ra est toute jeune. Ra veut bien aimer. Elle est capable d’aimer sans limites. Sans mots ni limites. Comme certains humains. Elle n’est pas unique en son genre, sauf que les mots... C’est un frein. Qui , aujourd’hui, ici, maintenant, accepte un amour sans mots ? Sans mots. Sans aucun mot. Sans un Je t'aime jusqu’a ce que la mort les sépare. Ra ne s’impatiente pas. Mais elle y pense. Elle prie même parfois pour ca. Parce qu’elle a beau en aimer fort des gens, elle voudrait en aimer un et être ensemble. Si c’est impossible, il en ira ainsi. Elle ne fera pas plier sa nature à ce point pour un amour qu’elle devra donner avec des mots. Sa mère est inquiète. « Tu finiras toute seule. Et quand nous ne serons plus là ? » Ra la prend dans ses bras. Elle est plus petite que sa mère mais c’est elle qui la serre dans ses bras. Ra, elle, n’a pas besoin d’etre consolée. N’a jamais eu besoin ou presque. Très vite, sa mère l’a vue s’apaiser seule, en quelques semaines de vie. Pratique mais effrayant. La mère est restée mère. Elle l’a quand même bercée et Ra souriait toujours douce et rassurante.
Il y a la famille. Mais il y a aussi les amis. Ra a de bons amis. Sa mère le sait. Elle sait aussi qu’ils ne peuvent pas être faux. Qu’elle n’est pas seule et que même si elle l’etait, elle n’en serait pas si malheureuse. Et puis, il y a son travail. Un bon travail. Un beau avait. Elle y voit du monde, des tonnes de monde. Elle est loin d’être recluse. Mais sa mère trouve aussi son compte à s’inquiéter. Elle aime que Ra la tienne fort dans ses petits bras. Sa mère n’a pas eu la vie facile.
Son père, il ne s’en mêle pas. Il préférerait aussi qu’elle trouve un bon bonhomme sûr. Il parle beaucoup de ce fameux gendre qui n’existe pas. Il parle beaucoup. Ils brisent les clichés d’hommes taiseux et femmes bavardes à eux deux. Ils sont drôles. Ils sont comme on ne s’attend pas à ce que soient les gens. Ils détonnent. Vice-versa badaboum. Ils rient en tout cas. La mère de Ra rit moins. Un juste équilibre familial. Mais elle aime les voir rire.
Ils n’ont eu que Ra comme enfant. Ils ne voulaient qu’un enfant. Pour de multiples raisons belles et moins belles. Comme tout le monde cette fois. Ra ne regrette rien. Elle peut trouver des frères et sœurs autre part, non ? Les parents ne voulaient tenir qu’un enfant dans leurs bras, qu’un seul, qu’une seule, peu importait mais unique. Un enfant unique. Pas de blond brun roux aux yeux de toutes les couleurs aux prénoms à rappeler dans le bon ordre. Pas tout ca. Un unique.
      Ra trouvera sans doute une belle personne, qui regarde droit dans les yeux. Qui la prendra telle qu’elle est. Elle n’est pas idiote. Elle sait que sa situation est inédite et qu’elle ne tombera pas au coin de la rue sur cette belle personne. Peut-être dans ses cachettes parisiennes en revanche : un coin ou une embrasure. Elle n’a pas peur d’attendre ni de ne pas trouver. Elle a un sens au creux de son noyau, c’est déjà beau. Elle aime chaque jour sa chance.
Si jamais elle trouvait la belle personne, il reste évident qu’elle n’aurait pas d’enfants. Encore moins que ses parents donc. Elle n’en prévoit sûrement pas. C’est limpide, sans un mot de plus. Et parait-il, la moitié des elfes ne procréent pas. Ils ont un autre boulot compliqué. Plus philosophique. Ce qui n’a l’air de rien et fait vivre les êtres dans leur société. Mais pour comprendre précisément cela, il faudrait aller chercher dans les encyclopédies ou interroger Tolkien, dans son ciel et sa terre.
        Chez les humains, Ra fait pencher les têtes et ouvrir grand les yeux. Je plaisante avec cette histoire nature humaine. Mais Ra n’est fermée à rien. Elle est prête à tout entendre, à tout comprendre. Elle ferme les écoutilles quand elle sent la malveillance prendre le dessus. Cela se lit sur son visage. Elle s’absorbe en elle-même et elle devient ostensiblement inaccessible. Ceux qui cherchent un allié dans leur critiques ou moqueries sont entièrement désarçonnés d se retrouver si seuls. Ils reçoivent en prime en boomerang leur noirceur, renvoyée par le mur de pierre de petite bonne femme qui ne paye pas de mine. C’est idiot mais pour avoir assisté à une telle scène, j’ai vu Ra se tasser encore davantage, blanchir et noircir ses grands yeux, pâliras peau, creuser ses joues, presque sortir les canines. Un fantôme de vampire. Ça souffle ! Mais pour avoir envie de médire devant Ra, franchement, il faut etre un sacré con. Un sacré sacré con qui a tous les sens à côté de la plaque.

      Souvent, j’assiste à ses concerts. Souvent, je lui raconte ma vie. Moi, j’ai des mots plein la bouche et plein les mains. Elle n’a pas l’air de ses sentir envahie. Je me le demande, bien entendu. Je sais que quelque part, nous nous ressemblons. Elle le sait aussi. Je sais qu’elle m’aime. Et moi aussi je l’aime. On se serre toujours fort dans les bras pour les bonjour et au envoie. Pourtant on n’est pas américaines. Mais pas de bises parisiennes du bout des lèvres. Ça ne rime à rien. Et puis, elle est petit format mais elle a une de ces vigueurs ! Je lui raconte mes aventures. Souvent, elle sourit. Si je pleure, elle me caresse la joue. Si on a le temps, elle m’emmène chez elle et elle me joue la musique qui m’apaise. Qui m’extirpera de mes nouées. On dirait qu’elle n’a pas de nœud sur. Pourtant, les psychanalystes disent bien que c’est avec les mots que les bœufs se défont. Pas toujours apparemment. On s’en fout d’ailleurs. Ra fait partie de ces êtres que j’ai envie de croire magiques. Elle se laisse faire. Mais je ne suis pas dupe. Elle m’aime alors elle me cajole et se laisse transformer par mon intérieur fracassé.

Ra ne doit jamais mourir. Jamais avant moi.

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