Adèle, ma douce ma grande, ma vie.
Finiras-tu avec moi ?
Accepterais-tu
mon invitation ? Mon amour et toute la tendresse que tu
ignores
? Je les ai ignorées moi aussi sans doute, ou alors je les ai
enfouies en mi-conscience au fond de mon ventre. Pourquoi ?
Pourquoi. Pourquoi... Parce que tu avais confiance en moi pour
être ton amie. Parce que j’avais à raconter tous ces amours
précisément, que tu m’avais donnés. Je comprenais dès lors
que ma place était celle de conteuse et non autre. Que je ne
participais pas à cette vie-là. Que j’étais la receveuse mais
que jamais je ne servirais pour le match. Je le tenais pour acquis
comme toutes ces choses que l’on tient pour acquises, sans
véritablement les remâcher, les ruminer correctement. On se
moque de la vache et on la prend pour une bébête. Moi, je suis
pour la rumination saine. Régurgiter les aliments trop vite
avalés sans même avoir réfléchi, sans même
en
avoir tiré la substance vive. Sans avoir pris ce temps d’extraction
subtile et patiente. Alors j’ai écrit et j’ai avancé, j’ai
avancé les yeux un peu clos, ou mi-l’un mi-l’autre. Je ne sais
pas comment ça marche. Ce sont des choses qui nous échappent.
L’être les met en branle sans nous demander notre avis et puis
après, on ne sait plus. Il faudrait filmer. Il faudrait penser à se
filmer soi-même. Est-ce que vite, cela ne deviendrait pas un peu fou
? Sans doute. Bref, je me perds dans mes conjectures. Meuh non ! Je
ne m’y perds pas. J’essaye, je creuse, je nage avec délectation,
je l’avoue. Je sens sur ma peau toutes ces élucubrations glisser,
m’envelopper comme une douce mer, au ressac tendre et lent. Peu de
vent, un immense soleil et moi qui ai le droit de tout penser, de
tout imaginer, au milieu de cette eau amie. Mais je suis bel et bien
là, saine et sauve, toute ma tête sur les
épaules.
J’ai
tu mon amour, j’ai parlé, bavardé d’autres choses.
D’importantes choses dont tu m’avais confié la belle mission de
me charger. Tu m’as dit : « Fais-en comme il te plaira, je sais
que ce ne pourra qu’être beau. » Je n’étais pas aussi sûre
que toi de cela mais tu avais l’air parfaitement apaisée.
Et
toi, savais-tu avant moi, même, combien je t’aimais ? Combien je
rêvais de toi, de ton
corps
et tes pensées ? Peut-être.
Pourquoi
n’as-tu rien dit ?
Parce
que tu es ainsi.
Parce
que voilà, c’est exactement toi.
Tu
attends.
Tu
attends le temps de chacun. Tu suis le sillage et le rythme de la
marche de chaque randonneur. Même si tu es son compagnon de route
depuis tant d’années.
Tu
ne le devances pas.
Tu
ne le devances pas de son propre côté. Tu joues et virevoltes du
tien, sans jamais dépasser.
Jamais
tu ne prends la place de l'autre. Jamais tu ne prends une main fermée
ou retournée sans appel.
Jamais
tu ne te permets d'agir sur le terrain de l'autre sans fermer les
yeux et sentir, entendre frémir, trembler, s'arrêter, hurler son
cœur et son âme.
Jamais
tu n'en fais qu'à ta tête.
Tu
observes au nanomètre près sans lunettes, sans loupe, les yeux
fermés.
Pour
sentir les autres sens s'ouvrir et mettre en travail leur tendresse
d'éternels naïfs.
Tu
peux, parfois même, te boucher les oreilles.
Tu
ouvres grand les narines et la peau.
Tu
respires sa chaleur et son odeur, sa vibration et sa résistance.
Finalement,
tu rouvres les yeux et tu scrutes les pupilles.
Tu
plonges au fin fond du regard.
Ton
cœur se met à battre au diapason de celui de ton frère.
Et
tu sais quoi faire.
Tu
fais partie, Adèle, de ces êtres d'exception qui aujourd'hui savent
lire derrière toutes les cuirasses.
Derrière
le manteau.
Le
pull.
Les
sous-vêtements.
La
peau.
Toutes
ses couches.
Pas
à pas.
Jour
après jour.
Au
rythme du sourire de l'autre.
Tu
es de ceux qui s'accommodent des plus incommodants.
Tu
as appris de ta vie un mort accrochée aux cheveux.
La
peau puis la cage.
Les
poumons.
Le
cœur.
Tu
atteins la moelle.
Le
noyau singulier immontrable, asocial, monstrueux et éblouissant en
même temps. Le noyau réel, fou d'extrêmes et d'entièreté. Sans
aucune nuances et pleins de toutes les nuances. Une
Tu
m'as dit un jour : « N'oublie jamais que personne ne
pourra te retirer ce noyau unique dont tu es porteuse. Tu ne le sens
pas, tu ne le touches pas. Personne ne le verra jamais, ni moi ni
toi, ni personne. Mais certains pourront sentir ce qu'il dit. Il
parle à qui l 'écoute correctement, avec respect et mains ouvertes,
prêt à découvrir son propre trésor. Ne le sous-estime pas.
Et ne l'oublie pas. Joue avec lui et pour lui. »
Tu
atteins le noyau de vie et tu souris parce que l'humain profond est
toujours émouvant. Tu ne pleures pas. L'émotion te sourit, toi.
L'humain profond n'est pas beau ni laid. Ce n'est pas de l'art,
dis-tu. Nous ne sommes pas des œuvres. Personne ne nous expose. Pas
de galérie ni de galériste. Sûrement pas Dieu. S'il est quelque
part, il est beaucoup moins vantard que cela. L'humain profond ne
peut qu'être et faire cesser tout combat. Tu l'observes et le
respires du plus profond de ton regard de femme amoureuse. Tu dis
qu'on ne peut que tomber amoureux du noyau. On en tombe fou d'amour.
On s'assoit. On a le vertige la première fois. Et on devient pâle
ou niais. On sait tout de suite qu'il ne faut pas toucher. Qu'on en
est amoureux, fou, et que cela ne cessera plus jamais. Que c'est là
la fin que l'on cherchait. C'est ce que tu dis. C'est ce que je
crois. C'est ta foi. Elle est mienne désormais.
Folle
amoureuse de mon espèce. Ma sublime, haineuse et tendre espèce.