lundi 26 décembre 2016

La petite porte de la grande liberté

      Le premier jour, Bonjour à tous, Asseyez-vous là Mademoiselle. Monsieur, il vous reste une place ici. Bien, maintenant que tout le monde est bien installé, je me présente.
      L’homme qui parle est grand, mince et beau. D’une élégance indéniable et au charisme aspirant. Il ne fait rien de spécial. Il n’a rien de spécial. Il n’a pas ces yeux bleus électrisants de certaines personnes dont on ne peut se décrocher tant ils fascinent. Ceux dans lesquels d’aucuns plongent sans filet et finissent par se perdre. Ces yeux du diable sous des airs de dieu. Il n’a pas de style excentrique, artiste déçu ou à venir, ni d’anormalité un peu déconnante qu’il aurait transformée en puissance immoquable. Il n’a rien de tout cela. Il est presque banal. Je ne sais pas si on le remarque dans la rue, si on se retourne sur lui, si on a envie de lui parler. Je ne sais pas. Je crois que je n’y prêterais pas tant attention. Je crois que je passerais à côté sans savoir. Heureusement, c’est un conditionnel que je ne vivrais jamais ; heureusement. Rater cette occasion, cette rencontre dans ma vie, même si ce n’est qu’un parmi de nombreux autres, un savant parmi d’autres, un homme comme les autres, aurait sans aucun doute laisser fermer encore très longtemps la porte de la bienveillance intellectuelle dont j’ignorais l’existence.

Désormais, si je le rencontrais dans la rue, je lui dirais
Vous avez ouvert une petite porte. Une petite porte parce qu’elle ne paye pas de mine, elle ne fait pas de bruit. C’est une silencieuse, son essence est silencieuse. Une petite porte plutôt devant, pas vraiment cachée mais qu’on ne remarque pas quand on ne le veut pas. Quand on n’y est pas prêt. Quand on veut briller, être fort et costaud. Une petite porte, pas décatie, pas minable, pas celle dont on n’userait qu’en dernier ressort quand même. Pas celle des Rémi sans amis et des mourants-la-rue. Mais une petite porte. Suffisamment petite pour déjouer les lions, les glorieux, les flattés et leurs complices flagorneurs, avides de paillettes, à leurs trousses, ramasse-miettes. Une petite porte, toute menue mais jolie comme un coeur. Encore faut-il regarder les cœurs. Ça fait culcul pas intello ? C’est ce que je croyais avant vous. Je croyais à l’intelligence froide et dure, qui dit la vérité, qui soutient envers et contre tout. Qui lisse. Qui encadre. Qui apaise car elle règle. Elle cherche et trouve. J’y croyais dur comme fer et j’avais, à vrai dire, été sauvée par cette croyance. Cette foi, disons-le. Bien sûr que l’on  croit au rationnel, bien sûr que c’est une foi comme une autre. J’avais une foi dure et amère. La foi des catholiques les plus masochistes, des plus orthodoxes de tous les religieux. La petite porte m’était parfaitement inconnue. Je ne l’avais pas vue. Tourné autour bien sûr. Maintes fois. Sans la voir. Pour l’intelligence de glace, qui brille comme un cristal.

Vous avez dit :
« Étonnez-vous ! »
...
J’ai dû rester comme une imbécile à vous regarder. J’ai dû d’abord ne pas tout comprendre. J’avais travaillé des années durant à cesser de m’étonner, de me laisser surprendre pour ne plus être le dindon de la farce, pour aiguiser le cerveau et ses splendides connexions fulgurantes. J’avais dû aussi me faire violence, tout ce temps. Parce que question de survie. Pour cesser de m’étonner, d’écarquiller quelque œil que ce soit. Pour cesser d’être une enfant, une débile dont on rit avec condescendance. Je ne m’étonnais donc que sur commande, quand mon cerveau avait procédé à une première analyse de la situation et qu’il pouvait certifier que l’étonnement avait sa place dans ce moment et ce lieu, face à ces gens-là surtout. J’étais d’une prudence paranoïaque dans mes étonnements. Celui dans lequel je me pris en vous entendant fut sans doute le plus heureux de ma vie. Je n’avais jamais aimé les surprises, j’avais toujours eu honte de mes naïvetés ou ce que je croyais tel. De mes ignorances. De mes failles de retardataire lourdingue, celle qui court derrière le train sans jamais le rattraper et à qui on tend mollement la main. Parce que soyons honnête, chacun sa merde, chacun se débrouille et avance. C’est ainsi pour tous.

« Étonnez-vous et vous serez enfin intelligent ! »
J’avais l’esprit à vif, presque saignant alors. Je ne pus que comprendre ce qui m’était permis là brusquement par ce coup de théâtre. J’entendais à la vitesse de la lumière. Beaucoup plus vite que mon corps. Je compris que je n’étais plus obligée de tout compromettre pour la vitesse de la lumière. Je sentis l’autorisation que j’attendais sans le savoir depuis des années. Lâchez les rênes et s’étonner oui et par-delà l’étonnement l’émerveillement. Sauter de joie, sautiller de plaisir, jouir de découvrir. Ne plus faire semblant d’avoir déjà tout compris à la vitesse de la lumière avant tout le monde pour être sûre de ne pas se voir voler son seul pouvoir. J’avais le droit et surtout la possibilité de ne rien trahir de ce que j’avais construit à la force du poignet et de rouvrir grand les yeux, tout de même. Je me rendais compte du carcan tyrannique que je m’étais imposée. Camp de concentration interne.
Je compris avant tout cette immense autorisation dans cette petite porte.
Elle me sauta aux yeux et un poids se leva.
Ce fut un de ces jours qu’on marque d’une pierre blanche, qu’on se dit qu’on se rappellera toujours. Et ce n’est pas une fausse histoire racontée dans les livres de choses qui marquent à jamais parce qu’il faut bien semer des petits cailloux pour que l’histoire se construise. C’est un jour qui ne s’effacera pas. Je lui dois trop pour en omettre une once.

Vous avez dit :
« Étonnez-vous et regardez donc ! Laissez-vous surprendre et ouvrez les yeux ! »
Vous pensiez sans doute Bordel ! Dégainez vos mirettes les jeunes ! Mais vous étiez bien trop courtois pour en dire quoi que ce soit. C’était votre combat. Ca l’est peut être toujours.
J’avais donc le droit d faire sans les mains , de ne pas brider toute cette matière grise et elle ne s’en porterait pas plus mal. Au contraire. J’avais le droit. Je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai eu absolument confiance en ce conseil, moi si frileuse. Mais il était le bon au bon moment sans doute. J’ai tout de suite senti qu’il était celui qu’il me fallait. Moi si injuste avec moi même, incapable d’entendre les appels à l’aide de mon être, un autre que moi qui ne me connaissait ni d’Eve ni d’Adam avait trouvé quoi me dire. Lui nous connaissait à notre âge, il savait ce que nous ne nous autorisions pas à faire, ce que nous croyions être le plus digne et le plus malin.

Ce jour-là, j’ai regardé cet homme avec un regard que je ne m’étais la non plus pas autorisé jusqu’alors, que je répugne encore aujourd’hui à adopter, par lâcheté, par peur de d’être dépassée, par crainte d’être dévoilée dans mes ignorances et mes faiblesses que je hais profondément.. Ce jour-là, j’étais dépassée, j’étais l’élève en tout sens et je l’acceptais avec une fierté inconnue de moi. J’avais toujours combattue pour ne pas être une moins que rien comme je croyais que les enseignants, comme je voyais que la plupart des enseignants et adultes qui ont tout chié, tout vu, nous considéraient, nous enfants. Les enfants qui ne pigent rien. J’exagérais, j’étais à fleur de peau, parano comme il faut. Mais pourquoi aucun ne s’étonnait-il ? Pourquoi jusque là aucun d’entre eux ne s’était-il étonné ? Ne nous l’avait fait voir du moins ? Par facilité, parce qu’être adulte ici c’est ça. Et être prof n’en parlons pas !

« Étonnez-vous donc ! Lisez cela ! Qu’y voyez-vous ? allez ! »
Et il donnait envie d participer, de chercher et de s’exprimer au plus réservé d’entre nous. Non ça n’était pas que moi. Il faisait l’unanimité. Sans secret. Sans mystère.
Il s’étonnait autant qu’il le suggérait. Et il s’émerveillait sans impudeur devant toute notre classe. Il s’enflammait sans ridicule devant un texte qui l’émouvait et nous le disait sans peur. Il était absolument authentique. On dit droit dans ses bottes. Expression qui lui va aussi mal que possible. Il n’aurait jamais été assez provincial pour porter une paire de bottes. Un vrai Parisien, intello repéré à cent mètres, sans froufrous, sans manières, mais toujours correct. Ta pourtant absolument authentique. Pas besoin d’être un sagouin pour s’émerveiller. Voila ce que nous apprenions avec lui. Pas besoin d’en gerber partout ni de rires gras pour s’étonner de plaisir.

Vous savez ces gens-là qui ont flashé dans votre vie, qui vous ont oublié et vous vous dites que bien sûr vous aimeriez qu’il sache et qu’il se rappelle un peu. Parce que vous avez un ego, pas si petit que ça parfois d’ailleurs. Parce que c’est humain de ne pas être inaperçu et de pouvoir s’exprimer, dire sa reconnaissance. Mais pour une fois, ce n’est pas si grave. Pour une fois, je comprends qu’il a transmis ce qu’il fallait et que je l’en remercie par l’esprit. J’y pense très souvent. Il est de ceux que je porte en moi et qui forme mon kaléidoscope intestin. Personne ne pourra jamais me le retirer.
Si je le rencognais, je l’arrêterais bien évidemment. Et je le remercierais. Et puis nous en resterions là. Et la boucle sera bouclée.
Quelques minuscules mots suffisent parfois à bifurquer une route :
« Étonnez-vous ! »

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