lundi 5 mai 2014

Attendre d'entendre

L’impasse absolue ou son image pour mieux dire. Car j’aime à croire que concernant l’humain et d’autant plus le jeune humain, l’impasse définitive n’existe pas. Je ne sais pas si je le crois ou si je le sais. Je me sens bien trop jeune pour savoir ce genre de choses. Sait-on jamais ce genre de choses d’ailleurs ? N’y a-t-il pas que des cas particuliers ? En tout cas, je travaille avec à l’esprit que le blocage peut ne pas être arrêté et ancré pour de bon et qu’il faille abandonner la lutte. Il n’en reste pas moins l’image de l’impasse absolue.
            Nous parlons ensemble d’un jeune qui refuse ou rompt les liens qu’on lui propose, qui n’accepte aucune aide, qui exprime sa violence ouvertement et qui ne dit pas un mot de ce qui l’anime. Il nous cloue le bec, il nous exaspère, il nous désespère, et nous ne savons rien de ce qui se passe derrière ce masque de rage.

            Je sens surgir l’envie en moi de le secouer physiquement, dans l’attente utopique d’une réorganisation neuronale plus efficiente. Lui secouer les puces et lui remettre les idées en place en somme. Ces expressions prennent une forme très concrète dans mon esprit, comme si je n’avais plus d’autres solutions que de le tenir et de le serrer pour qu’il ne s’envole pas dans son univers cloisonné. Nous n’avons plus prise sur lui. Il a un contre-argument à toutes les injonctions et toutes les attentions. Il peut argumenter et moquer toutes les sphères de la vie. Sinon, il se tait.
            Alors que je suis tentée de m’enfoncer davantage encore vers ce mur qui se dresse et de le marteler, de le trouer, de l’écrouler, je prends sur moi pour reculer d’un pas, le premier est le plus difficile. Je ne sais pas comment m’y prendre, reculer face au mur ou me retourner et effacer cette image, m’y remettre à l’entrée du chemin. Je ne suis pas capable de couper la route et je ne sais pas ce que vaut cette démarche. Je balance entre briser un moment la confrontation avec ce mur et maintenir coûte que coûte la connexion. Je me trompe d’interlocuteur. Ce n’est pas le jeune qui se dresse devant moi mais mon sentiment, notre sentiment de groupe face à un individu qui nous interroge dans notre colère et rébellion intimes. Malgré tout, je peine à tourner le dos à l’ennemi. Ce que je considère spontanément et impulsivement comme un ennemi. Alors que peut-être ce mur me protège aussi d’un acharnement vain. Peut-être que ce mur m’interdit, et me protège comme tout interdit digne de ce nom, du précipice où je pourrais me fourvoyer en allant plus loin. J’éprouve un désir presque instinctif d’avancer et d’aller jusqu’au bout, mais je sais que derrière ce mur, il y a ma violence et qu’elle ne doit pas avoir cours. Du moins pas avec ce jeune et pas comme ça.
            De fait, je recule dos au chemin, doucement mais déjà l’étau se desserre. Je dois être raisonnable. Les philosophes de la raison me reviennent en mémoire, ils me cadrent et me contraignent, je dois bien l’avouer. Il m’est pénible de devoir être calme et tempérée. J’aurais envie d’avoir le droit aussi d’exploser. Et puis je sais que c’est parce que je n’y suis pas autorisée que j’en ai envie, parce que je n’ai pas en face de moi ce jeune et ses yeux qui se plantent dans les miens ou me fuient. On m’a appris à ne pas lâcher prise et je suis là pour ça en tant que psychologue. Tous ceux qui voudraient prouver que rien ne vaut la peine et que tout le monde leur en veut, je ne rentre pas dans leur danse. Pourtant j’en ai envie, comme tout un chacun. J’identifie ce désir et je le réprime.
S’il n’en reste qu’un, je serai le dernier.
C’est pour cette raison que je fais mon travail. Je sais que cela comporte un peu de naïveté ou du moins d’immaturité. Mais je ne peux pas aller plus vite que ma musique et je dois en passer par là avant de passer à l’étape suivante. Elle est déjà dans ma tête cette étape à venir mais mon désir n’est pas prêt et je respecte son rythme.
            Je respecte le rythme de mon désir et j’écoute le plus attentivement possible celui de l’autre. J’ai toujours prêté un grand intérêt au souffle des autres et j’ai longtemps fait en sorte de m’adapter sans écouter dans ma propre poitrine. Le plus dur, ce n’est certainement pas d’entendre et comprendre le rythme et la voie de l’autre. C’est d’accepter le désaccord perpétuel entre les siens et les miens. Ne pas s’écouter ni même s’entendre parfois et suivre, se fondre dans le sillon de l’autre souffrant, c’est pratique et l’assurance d’une reconnaissance. Une reconnaissance ni pour soi ni de son vrai soi mais une reconnaissance qui fait exister. Tout cela, c’est facile. Vient ensuite le jour où l’on commence à prendre en compte son intérieur et c’est le choc. Le choc au sens propre. Ca fait sauter le cœur. On ne peut plus admettre de se tortiller au gré des méandres de son voisin. Il ne reste alors qu’une solution, une douloureuse solution : reculer et observer. On croyait avoir du recul, tout le recul possible et imaginable. On l’avait sur les autres et, sur soi, forcément puisqu’on n’était qu’un cerveau pour son cœur. Un recul d’être gelé dans l’expression de ses désirs.  Un recul, un vrai oui mais aisé puisque sans émotion.
            Aujourd’hui, je me vois confrontée à la reculade. Je ne peux pas avancer dans les profondeurs de l’âme comme je l’ai fait jusqu’à présent, ou cru faire. Je transporte mon désir avec moi, je ne suis plus seule et sèche.  Je dois admettre de ravaler et reculer, et attendre.
Je ne sais pas quoi attendre, c’est là la grande discipline de cette profession de psychologue. Je sais que je ne sais pas ce qui adviendra, que je ne sais pas pourquoi tout cela arrive à ce jeune, que je ne sais pas si je pourrai l’aider. Je sais seulement pertinemment que je dois décoller du mur, ne pas me lamenter ni m’écorcher et lui avec. Je me tais à mon tour et j’accepte d’être coite, pour un moment jusqu’à ce qu’il me fasse entendre son rythme et sa voie.

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