Mane la douce. Mane l’entière. Mane les bras ouverts. Mane ne supporte pas les manèges. Ils prennent le corps et l’esprit. Ils empêchent d’être davantage. Ils clouent à l’ici maintenant et l’envie de vomir. Vomir, il n’en est pas question pour Mane. Rien ne sort d’aussi loin, d’elle. Et ce qu’elle donne n’a que l’odeur et la saveur que désire son destinataire. Souvent, les autres lui parlent de sacrifice, de se livrer à la merci des profiteurs. Mane leur répond qu’on pense à ces idées-là quand on est soi-même un profiteur. Elle répond qu’elle se fiche bien de cette éventualité. Qu’elle en prend le risque sans aucun regret. Qu’à penser en ces termes, on ne sort plus de chez soi. Ce sont les seuls moments où Mane sourit un peu amèrement.
Mane n’est pas amère.
Elle refuse de se laisser aller à ce penchant si facile, si pratique, tant utilisé par ses congénères en manque d’humilité et d’introspection. Dire que le monde est mauvais et l’homme un profiteur n’est qu’une tranquillité de plus pour le spectateur de sa société.
La passivité.
Et pourtant, elle en a l’air d’être passive. C’est ce qu’elle exècre le plus au monde. C’est ce qu’elle n’est jamais. C’est là la seule colère de Mane. Mais c’est une sacrée colère. Gare à celui qui s’y coltine !
Mane n’est pas originale, n’est pas non plus conventionnelle. Ces choses-là veulent bien dire qu’on se préoccupe de la norme. Mane ne s’y intéresse pas. Elle est peut-être un peu étrange. Elle parle, rit et pleure comme tous pourtant. D’aucuns lui affirment qu’on ne peut faire fi de la norme. Qu’on veut toujours d’une certaine manière se distinguer ou ressembler à ses pairs. S’inclure dans un groupe ou s’en exclure. Elle dit que « beuh non… » avec une moue un peu indécise. Elle est vraiment sceptique sur le sujet. Elle ne sent rien. Elle ignore vraiment quelle place elle prend dans le débat.
Bref, avant d’aborder l’unique colère et le débat infini, nous aurions dû expliquer tout le reste qui s’ancre si solidement dans la vie de Mane. Revenons donc quelques pas en arrière.
Mane est née, vit et vivra à Paris. A l’intérieur. Dans l’enceinte de la cité. Au cœur du grand organe. Elle vit dans un appartement, grand pour un parisien, minuscule pour l’homme de campagne. Et elle l’aime comme une véritable personne. Elle sent ses poumons s’ouvrir quand elle y rentre le soir ou la nuit. Après une dure journée, après une douce journée, elle y est comme dans un ventre. Elle l’appelle son Antre. Elle devait sans doute être aussi bien au creux du liquide amniotique. Elle ne parle pas beaucoup de la mère. De son ventre et voilà. Mane n’est pas de celles qui téléphonent tous les soirs à leur mère et se confient à elle en premier lieu. C’est une mère. Ni un confesseur ni un psy. Elle la prend comme mère et pas au-delà. La situation se compliquerait de manière inextricable et peut-être Mane pourrait perdre son sang-froid. Elle évite soigneusement l’expérience. Pas intéressée et no comment. Elle referme doucement la porte derrière elle, s’y appuie et respire en souriant.
Oh ! Mon Dieu pardonnez-moi ! Encore un satané oubli ! A quoi ressemble donc Mane ? A personne. Cela ne fait aucun doute. Premièrement, quand on s’appelle comme personne, on ne ressemble à personne. L’adage se vérifie. (L’adage s’invente à la guise de chacun, n’est-ce pas ? Il peut exister ou pas. Mais là n’est pas la question.) La décrire est un défi ensoi. Personne ne s’accorde sur ce physique atypique. Banal pour d’autres.
Les yeux bleus fous.
Les yeux verts chauds. Ce qui, accordons-nous, est une contradiction en soi,. Pourtant, nombreux parlent de verts chauds.
La bouche est pincée.
La bouche est subtile. Qui laisse à l’autre la parole.
La bouche est mangée.
Le menton est aigu. Tout le monde s’y retrouve. Sans parler d’un attribut de sorcière pour autant.
Le front trop grand.
Ou intelligent. C’est selon.
Les oreilles invisibles.
Les cheveux informes. Dans un sens ou un autre. Informes. Cheveux révoltés, jamais domptés. Car jamais
au même degré
à la même taille
au même volume,
d’un jour jusqu’au suivant.
Des cheveux allumés d’un feu vivant. La même couleur innommable elle aussi, châtain, roux, blond foncé vénitien. Elle n’obtiendra jamais la même version pour asseoir ses observations, elle change de salon de coiffure à chaque passage sous les cisailles. Elle note après pour rie des commentaires capillaires professionnels qu’elle a récoltés religieusement.
Mane est de celles qui parfois font penser qu’elles ont loupé le coche. Raté leur vie. Raté le plaisir. C’est surtout cela qui subjugue et énerve ses congénères. Ils ne trouvent pas le lieu de son plaisir. Elle ne le livre pas. Jamais. Elle se contente de sourire. Niaisement ou moqueuse. C’est selon.
Mane est seule. C’est ce qui se dit. Elle est avec elle-même et voilà quelque chose qui remplit sérieusement un être et son existence. Mane ne veut personne dans son Antre. Personne qui puisse lui parler. Quand elle rentre chez elle, elle aspire au silence. Se taire des heures entières sans s’ennuyer. Mane sait faire cela. Elle le sait comme l’énorme majorité des autres ne le savent pas. Mais elle ne s’en enorgueillit pas. Elle laisse certains s’approcher d’eux-mêmes. Elle ne les laisse jamais s’introduire chez elle. Pas un seul mot humain ne doit salir. Pas un seul pas ne doit tacher.
Mane aime son prochain comme quelques rares personnes de notre monde. Dans cet univers-ci, elle est la seule. Elle n’a de pitié dédaigneuse et rassurante pour personne. Elle se rappelle qui quand où comment et puis elle fait le nécessaire pour que les choses s’arrangent pour lui elle. Elle contacte, elle parlemente, elle sourit. Elle ne lâche prise sous aucun prétexte. Elle ne révèle aucun secret. Elle n’en a pas le droit. Quoi qu’il arrive. Mais elle n’en a pas même l’envie. Mane est une tombe.
Malheureusement, elle en a aussi enterré beaucoup.
Quand elle en croise un ou une, dans la rue, dans le métro, sans plus aucune dignité, aviné au-delà du pensable, inconscient souvent, elle s’arrête. Elle secoue pour voir si la poitrine se soulève, si un œil regarde.
Mane se rend tous les jours à l’hôpital. Pas pour sa perfusion ou sa dialyse (ce n’est même pas tous les jours les dialyses !). Elle est pneumologue. Elle aide à respirer. Elle y parvient ou pas. Beaucoup ne s’en sortent pas. Beaucoup la remercient. Elle s’en sort elle, bien. Elle aime chaque jour qui passe. Et rien à voir avec le Bon Dieu et petit jésus. Les jours sont tous bons et mauvais. Le tout est de savoir les prendre. Rentrée chez elle, Mane sait retourner les choses comme elles lui conviennent le mieux.
On dit : elle aime chaque jour qui passe même les mauvais. Elle n’est pas idiote ! Parce que pour sûr c’est un peu ce que vous vous dites là ! Et ne vous exclamez pas que vous ne l’avez pas pensé une seconde ! oh non ! main sur le cœur… Vous avez pensé comme tout le monde que Mane est une sacrée vieille fille nunuche. Je lis dans votre vos âmes. Cette méchanceté pour ceux qui ne paradent pas et se donnent. Vous avez bien été surpris que la nunuche soit médecin hein ?! En tout cas, pensez ce que vous voulez. Elle vaut bien plus que mille autres d’entre vous !
Je m’énerve. Voilà qui est bien inutile. J’imagine Mane me regardant de travers devant cet accès rageux inadéquat.
Quoi qu’il en soit, Mane est pneumologue et elle s’y connaît en crachats et affaires de bronches. Elle n’a pas peur des éructations. Elle en connaît toutes les variantes. Ne concluons pas pour autant qu’elle aime ça. C’est le résultat des divagations d’air. Elle sent les poitrines et leurs cavités. Elle sent à quel niveau en est la cuve. Elle peut comparer à elle ; Elle se pose en mesure maximale. Elle est devenue très intuitive à ce test-là. Elle ne joue pas. Elle essaye de faire au plus vite pour soulager. Sans angoisse mais avec enthousiasme.
D’ailleurs, Mane s’en remet à Dieu, cela arrive. Pas tous les jours ni tous les deux jours. Ponctuellement. L’air s’y régule mieux. Il lui redonne un rythme quand elle se précipite. Dieu est là pour ça. C’est son avis. Elle n’en a jamais vraiment parlé. Jamais du tout d’ailleurs. Soyons clair. Les autres oui, Esméralda, Anna. Chacune avec leurs questions ou convictions. Mane n’est pas pour les convictions. Elle croit en Dieu. Pas tout à fait tout le temps. Elle croit en l’Air. C’est sa puissance à elle.
Mane n’est ni idiote ni niaise ni sainte. Elle a trouvé son équilibre. Sans trop de mouvements mais jamais immobile. Ses gestes et ses actes sont parfois aussi invisibles que ses oreilles. Elle a trouvé comment elle pouvait abreuver les autres de son air et s’en débarrasser, sous peine d’étouffer. Elle a toujours eu trop d’air, dans la poitrine, encombrée. Désormais, elle sait comment y faire. Et se fiche éperdument de ce que les autres en comprennent. Plutôt rien de juste, ce qu’ils comprennent. Elle le sait et ne s’en formalise pas. Elle avance, lâchant son air partout où elle le peut. Elle clôt hermétiquement ses fenêtres. Trop d’air et elle se noiera. Là encore, souvent, on interprète ça fermeture d’esprit et vie de grenier. Rapace asocial. Elle a trouvé ses solutions et s’en félicitent. Mane n’a jamais eu les mêmes problèmes que les autres. Même les psys de toutes directions n’y ont pas su démêler la douleur de ses causes et effets. Elle ne leur en tient pas rigueur. Plus maintenant.
Elle marche en sens inverse.
Tout ce qui a précédé les solutions, elle n’en parle pas. Elle est beaucoup plus pragmatique qu’elle ne le laisse paraître : les ennuis sont derrière elle.
De toute façon, à qui pourrait-elle bien en parler ? A qui aurait-elle envie d’en parler ? Vous vous le demandez, je le vois bien à votre air soupçonneux. Eh bien détrompez-vous ! Mane n’est pas un ermite. Ses collègues ont appris à la connaître et à reconnaître cet inconnu. Ils ont beau être des médecins et scientifiques rationnels pour la plupart, ils travaillent eux aussi avec l’air et les quatre éléments. Ils laissent Mane réfléchir aux équilibres et les éclairer et sont bien satisfaits de ne pas s’y frotter. Peut-être qu’ils la remercieraient.
Elle, préfère les infirmiers, souvent bien plus drôles et tolérants de ses singularités. Elle ne rentre pas dans les statistiques, elle agace les grands pontes matheux. Les autres ont moins à perdre qu’eux.
Elle a des amis aussi, aux quatre coins du monde.
Elle a tellement voyagé. Elle a tellement aimé l’Asie. Elle a marché. Elle a zigzagué sur des tas de routes. Elle a pu recracher tout l’air en surplus, s’en défaire dans d’immenses espaces ou si bizarres, en Mongolie ou au fond du japon. Personne pour l’empêcher et cela, avec une facilité déconcertante.
Mane est toujours prête à rire. Pour ceux qui la penseraient, là encore ennuyeuse. Elle a le rire franc de ceux qui se connaissent et ne se méprisent pas malgré tout. Elle plaisante peu d’elle-même mais elle rebondit. Et très souvent, elle rebondit en silence. Parce qu’il y a une sacrée balle rebondissante dans sa tête. Pas que d’ailleurs. Elle se balade, sans chatouiller tout de même. Ce serait gênant. Ce ne serait plus drôle. Mais ce que je vous disais, tous ces gestes-là, ces mouvements, personne ne les voit. En fait, elle pourrait rebondir sur tout. Rebondir de toutes les manières, dans un sens ou un autre. En arc-en-ciel aussi, ou kaléidoscope. Mais c’est un don qu’elle doit bien préserver. Il fait trop fou. Il est trop indigeste. Elle s’amuse seule. Elle s’en délecte. Elle garde l’air bien impassible du bon docteur auquel on peut accorder toute confiance. C’est vrai qu’on peut lui faire confiance. Mais les gens s’imaginent un peu trop. En tout cas, ils n’y pensent pas à la balle rebondissante, elle en est sûre. Elle rêve quelquefois que ses organes sont sur ressorts ou qu’elle n’est qu’un grand trampoline. Si chacun pouvait un jour pensait cela, se dit-elle de temps à autre, par un petit coup de nostalgie, le monde en serait plus sage. L’incongru est la clé du mystère.
Mane est toujours prête à rire ; sauf le jour de son anniversaire. Elle n’y travaille jamais. Elle attend que les heures passent. Le trampoline est en général bien flapi. Et la question se pose :
Naître fut-elle une bonne idée ?
Ah bah oui, mais si tout le monde commence à se lamenter sur son sort, on ne s’en sort pas ! Bien sûr que la vie est belle et qu’il faut naître. Et tralala. Je vous laisse à vos sornettes.
Mane est née sous toutes les mauvaises étoiles. La mère est une mère pourvoyeuse des soins de survie et vie correcte. La mère est beaucoup trop jeune. La mère est toxicomane. C’en est presque désolant de banalité. La mère relâche vite l’amour. Ce n’est pas son truc. La grand-mère ou une sorte de grand-mère prend le relais. Quel genre de filiation les lie ? Incongrue sans doute. Elle n’est pas dupe, Mane ; mais elle ne peut résister à ce flot d’apathie du jour anniversaire. Elle dort. Elle mange. Elle regarde la télé. Elle met son jogging large. Elle joue l’Américaine. Elle a prévu le pot de glace. Et ce sera terminé demain. Allez comprendre. Elle se dit ces jours-là que la vie d’escargot doit être bien pénible. Bien oui ! car elle a l’impression de marcher avec sa maison sur le dos. Il ne faudrait pas qu’elle ait l’air plus malade que les vrais malades.
Mane, les autres jours, les 364 autres jours, ou 365 les années bissextiles, est un véritable masque à oxygène. Elle ne peut pas ne pas donner. C’est ce que je vous explique depuis tout à l’heure. Avez-vous donc compris ? Elle doit se débarrasser du trop-plein. Elle a une théorie sur le sujet en rapport avec son histoire. Savoir si elle l’a élaborée seule ou de concert avec ses psys multiples, beuh… sais pas. Mais voilà le topo : la mère n’a pas trouvé la clé de l’incongruité et elle a manqué d’air toute sa courte vie. Elle s’essoufflait au premier pas. Et elle, Mane, s’est coltinée double dose d’air. Alors, pourtant, souvent les professionnels disent que plus on manque, plus on manque. Mais elle a bien l’impression du contraire. Qu’à force de – (moins), ils se sont tous annulés pour donner une tonne de + (plus). Elle se tient droite dans ses baskets avec ce roman-là. Elle l’a saisi au premier vol et ne sort ni ne s’endort jamais sans.
Mane mourra en positif. La ligne du cœur stable mais tout au haut du tableau.
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