samedi 4 juin 2016

L'exact pair

Elle rentra chez elle, abasourdie par ce récit. Elle, pourtant, peu émotive, la voilà chamboulée. Elle ne sait pas ce qui se passe. Cela ressemble à Brice. Cela fait mal mais c'est vivant. Cela ressemble à la douleur mais ce n'en est pas. Cela ressemble à cet amour fou et trop. L'être s'ouvre et cesse de lutter pour se défendre ou se cacher. C'est si rare. Cela ressemble à Pépé ; à sa séduction incontrôlable et à sa dépendance, à son masque et à sa trop douce vérité cachée. Cela ressemble à Abdel, au premier amour, au premier être qui coïncide et qui se livre même nu. Cela ressemble à tous ceux qu'elle a aimés. Cela ressemble à toute sa vie. C'est cet homme qui ressemble à sa vie. Comme s'il tenait sa vie à elle, Adèle, en lui, M. W. Il est comme un enchanteur, comme Merlin qui et dans son petit sac toute sa vie, tout en vrac mais tout en même temps dans un sac mine de rien. Cela ressemble au frère aussi. A son indéfectible amour, à sa tendresse protectrice, à sa beauté, son sourire ravageur. A la boîte cachée dans les cheveux et au frère tant aimé. M. W. est un composite flamboyant de ceux qu'elle a le plus chéris. Non, ce n'est pas un personnage de roman. Arrêtez, lecteurs malveillants ! C'est une personne qu'on rencontre un jour et qui ressemble à toutes celles qu'on a profondément, douloureusement, formidablement aimées. (Pas davantage d'adverbe, je suis déjà à la limite de la gerbouille.) Il est une pierre de plage, pleine de tout ce qu'elle a trouvé sur son passage : du verre, du plastique, du bois, des algues, du poisson, de la sirène, du matelot, du requin, de la baleine peut-être même, de la bague de fiançailles jetée à la mer dans un téléfilm américain. Il est un énorme amalgame sous les traits d'un vieux bonhomme, encore musclé, au corps fripé de feu. Il n'est peut-être qu'un rêve. Adèle a peur. Peur de ses rêves. Elle préfère les chiffres et les raisons. Depuis l'enfance, depuis Brice le braqueur au visage d'ange, elle a peur de rêver et de foncer dans les murs. Elle n'a pas tort. Alors, elle se méfie. Elle se méfie même des vieux. Surtout des vieux, ils connaissent toutes les entourloupes, ils ont eu le temps d'affiner leurs stratégies. Ils n'ont plus rien à perdre ? Stupidité ! On a toujours le plus précieux à perdre du moment qu'on est vivant. Elle se méfie, elle attend de voir la vague retomber en elle et de reprendre ses esprits. Mais elle n'y parvient pas. Elle est irrésistiblement attirée vers lui car il est l'énorme témoin de ses vies à elle aussi avec ses plus grands amours. Il lui a raconté sa vie. Elle ne s'est pas réellement rendu compte sur le moment. Elle n'a pas tout suivi en elle. Mais la machine toute entière de ses 35 années s'est remise en marche et tout a roulé en elle, tout a fait le tour dans le moulin, encore et encore, brillant de toutes les couleurs, des mots, des cris en tout sens, des visages, des couleurs autant qu'elle n'en avait jamais vu. Et après cela, dès qu'elle entrait dans la chambre de M. W., elle retrouvait cette ivresse. Elle tenta de la réprimer, de se ressaisir parce que cela n'existe pas les gens qui disent toute notre vie. Même les vieux briscards. Ça n'existe pas. Adèle la secrète, la prudente aventurière, n'a pas pu se livrer ainsi même dans son sommeil. Comment la connaît-il ainsi ? Comment sait-il ? D'où tire-t-il tout son savoir ? Pourquoi la connaît-il ? Il l'a épiée depuis sa naissance ? Il l'a suivie ? Il est un grand-oncle inconnu, honte de la famille ?? Il a tout inventé parce qu'il est psychopathe et qu'il sait comment appâter comme il le dit lui-même ? Elle n'en dort plus. Elle remue dans son lit, sous son crâne, sous sa peau. Elle mue peut-être, laissant la peau finie derrière elle. Mais elle ne peut pas tout laisser ainsi derrière elle pour saisir le premier venu qui lui dit qu'elle lui plaît et qui lui sert sa vie sur u plateau. Elle a vu défiler l'existence du vieux W. Et c'était elle qui habitait ce défilé. Elle était dans sa vie, il était das la sienne. Elle devient folle. Il la rend folle. Il est fou. Elle ne doit pas devenir folle. Jusqu'alors, elle
a réussi à résister à la folie. Elle a lutté comme une déglinguée pour ne pas sombrer. Elle y est parvenue. Elle ne doit pas céder maintenant. Après 35 années de réussite ou de combat heureusement achevés plutôt. Elle a peur qu'il la prenne, qu'il l'aspire et qu'il fasse d'elle une de ses nouvelles vies. Qu'il ne respecte pas plus que la Doctoresse et que la viande tendre du dessous soit cruellement hachée. Elle ne lui fait pas confiance parce qu'il est exact. Il est exact au millimètre près. Elle n'y croit pas à cette exactitude. La vie est bien plus fausse que cela. Seules les mathématiques sont parfois, et encore ! aussi exacts. Cet homme est un faux. Elle reviendra le lendemain et il ne sera plus là. Il doit en être ainsi. Cette exactitude répond à son désir. Elle est entendue par l'univers dans une absolue exactitude. Eh Adèle ! On se calme ! Pas d'univers qui entende ! Tu es une scientifique. Elle s'emballe, elle se raisonne. Elle va et vient. Elle perd du poids. Elle décolle comme on dit. Elle s'allège et retombe et repart et retombe. Elle se rabat elle-même au sol parce que le produit complexe exact amalgame de ses amours n'existe pas. Qu'elle ne doit pas se laisser prendre au piège. Que c'est une épreuve, comme un test de maturité, elle qui est encore volante. Mais elle n'a plus la force, au bout de quelques jours. Elle n'a plus la force de lutter contre son plus grand désir, celui de tout un chacun que de rencontrer un exact pair. Sans trop ni trop peu.
Qui ne déborde pas d'une miette et qui ne joue pas d'un cran. Il ne déborde pas et elle ne fait que déborder en face de cet exact ton sur ton. Elle finit de déborder donc, à défaut d'énergie. Elle décide de faire face à ce monstre.
- Vous êtes le monstre de ma vie, celui qui a comme ramassé derrière moi toutes les beautés finies et rassemblées en vous. Vous vous montrez et vous vous pavanez devant moi comme un coq en ergots, crête rougi. Je ne vous ai rien demandé et vous vous présentez et vous l'exact réponse à ma vie jusqu'à présent. Vous êtes mon jumeau d'aujourd'hui. Et je me ronge les sangs à penser que je deviens folle, que vous n'êtes qu'un songe. Réveillez-moi ! 

- Vous êtes aussi mon monstre Adèle. Ne nous réveillons pas.

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