Elle rentra chez elle, abasourdie
par ce récit. Elle, pourtant, peu émotive, la voilà chamboulée.
Elle ne sait pas ce qui se passe. Cela ressemble à Brice. Cela fait
mal mais c'est vivant. Cela ressemble à la douleur mais ce n'en est
pas. Cela ressemble à cet amour fou et trop. L'être s'ouvre et
cesse de lutter pour se défendre ou se cacher. C'est si rare. Cela
ressemble à Pépé ; à sa séduction incontrôlable et à sa
dépendance, à son masque et à sa trop douce vérité cachée. Cela
ressemble à Abdel, au premier amour, au premier être qui coïncide
et qui se livre même nu. Cela ressemble à tous ceux qu'elle a
aimés. Cela ressemble à toute sa vie. C'est cet homme qui ressemble
à sa vie. Comme s'il tenait sa vie à elle, Adèle, en lui, M. W. Il
est comme un enchanteur, comme Merlin qui et dans son petit sac toute
sa vie, tout en vrac mais tout en même temps dans un sac mine de
rien. Cela ressemble au frère aussi. A son indéfectible amour, à
sa tendresse protectrice, à sa beauté, son sourire ravageur. A la boîte cachée dans les
cheveux et au frère tant aimé. M. W. est un composite flamboyant de
ceux qu'elle a le plus chéris. Non, ce n'est pas un personnage de
roman. Arrêtez, lecteurs malveillants ! C'est une personne
qu'on rencontre un jour et qui ressemble à toutes celles qu'on a
profondément, douloureusement, formidablement aimées. (Pas
davantage d'adverbe, je suis déjà à la limite de la gerbouille.)
Il est une pierre de plage, pleine de tout ce qu'elle a trouvé sur
son passage : du verre, du plastique, du bois, des algues, du
poisson, de la sirène, du matelot, du requin, de la baleine
peut-être même, de la bague de fiançailles jetée à la mer dans
un téléfilm américain. Il est un énorme amalgame sous les traits
d'un vieux bonhomme, encore musclé, au corps fripé de feu. Il n'est
peut-être qu'un rêve. Adèle a peur. Peur de ses rêves. Elle
préfère les chiffres et les raisons. Depuis l'enfance, depuis Brice
le braqueur au visage d'ange, elle a peur de rêver et de foncer dans
les murs. Elle n'a pas tort. Alors, elle se méfie. Elle se méfie
même des vieux. Surtout des vieux, ils connaissent toutes les
entourloupes, ils ont eu le temps d'affiner leurs stratégies. Ils
n'ont plus rien à perdre ? Stupidité ! On a toujours le
plus précieux à perdre du moment qu'on est vivant. Elle se méfie,
elle attend de voir la vague retomber en elle et de reprendre ses
esprits. Mais elle n'y parvient pas. Elle est irrésistiblement
attirée vers lui car il est l'énorme témoin de ses vies à elle
aussi avec ses plus grands amours. Il lui a raconté sa vie. Elle ne
s'est pas réellement rendu compte sur le moment. Elle n'a pas tout
suivi en elle. Mais la machine toute entière de ses 35 années s'est
remise en marche et tout a roulé en elle, tout a fait le tour dans
le moulin, encore et encore, brillant de toutes les couleurs, des
mots, des cris en tout sens, des visages, des couleurs autant qu'elle
n'en avait jamais vu. Et après cela, dès qu'elle entrait dans la
chambre de M. W., elle retrouvait cette ivresse. Elle tenta de la
réprimer, de se ressaisir parce que cela n'existe pas les gens qui
disent toute notre vie. Même les vieux briscards. Ça n'existe pas.
Adèle la secrète, la prudente aventurière, n'a pas pu se livrer
ainsi même dans son sommeil. Comment la connaît-il ainsi ?
Comment sait-il ? D'où tire-t-il tout son savoir ?
Pourquoi la connaît-il ? Il l'a épiée depuis sa naissance ?
Il l'a suivie ? Il est un grand-oncle inconnu, honte de la
famille ?? Il a tout inventé parce qu'il est psychopathe et
qu'il sait comment appâter comme il le dit lui-même ? Elle
n'en dort plus. Elle remue dans son lit, sous son crâne, sous sa
peau. Elle mue peut-être, laissant la peau finie derrière elle.
Mais elle ne peut pas tout laisser ainsi derrière elle pour saisir
le premier venu qui lui dit qu'elle lui plaît et qui lui sert sa vie
sur u plateau. Elle a vu défiler l'existence du vieux W. Et c'était
elle qui habitait ce défilé. Elle était dans sa vie, il était das
la sienne. Elle devient folle. Il la rend folle. Il est fou. Elle ne
doit pas devenir folle. Jusqu'alors, elle
a réussi à résister à la folie.
Elle a lutté comme une déglinguée pour ne pas sombrer. Elle y est
parvenue. Elle ne doit pas céder maintenant. Après 35 années de
réussite ou de combat heureusement achevés plutôt. Elle a peur
qu'il la prenne, qu'il l'aspire et qu'il fasse d'elle une de ses
nouvelles vies. Qu'il ne respecte pas plus que la Doctoresse et que
la viande tendre du dessous soit cruellement hachée. Elle ne lui
fait pas confiance parce qu'il est exact. Il est exact au millimètre
près. Elle n'y croit pas à cette exactitude. La vie est bien plus
fausse que cela. Seules les mathématiques sont parfois, et encore !
aussi exacts. Cet homme est un faux. Elle reviendra le lendemain et
il ne sera plus là. Il doit en être ainsi. Cette exactitude répond
à son désir. Elle est entendue par l'univers dans une absolue
exactitude. Eh Adèle ! On se calme ! Pas d'univers qui
entende ! Tu es une scientifique. Elle s'emballe, elle se
raisonne. Elle va et vient. Elle perd du poids. Elle décolle comme
on dit. Elle s'allège et retombe et repart et retombe. Elle se rabat
elle-même au sol parce que le produit complexe exact amalgame de ses
amours n'existe pas. Qu'elle ne doit pas se laisser prendre au piège.
Que c'est une épreuve, comme un test de maturité, elle qui est
encore volante. Mais elle n'a plus la force, au bout de quelques
jours. Elle n'a plus la force de lutter contre son plus grand désir,
celui de tout un chacun que de rencontrer un exact pair. Sans trop ni
trop peu.
Qui ne déborde pas d'une miette et
qui ne joue pas d'un cran. Il ne déborde pas et elle ne fait que
déborder en face de cet exact ton sur ton. Elle finit de déborder
donc, à défaut d'énergie. Elle décide de faire face à ce
monstre.
- Vous êtes le monstre de ma vie,
celui qui a comme ramassé derrière moi toutes les beautés finies
et rassemblées en vous. Vous vous montrez et vous vous pavanez
devant moi comme un coq en ergots, crête rougi. Je ne vous ai rien
demandé et vous vous présentez et vous l'exact réponse à ma vie
jusqu'à présent. Vous êtes mon jumeau d'aujourd'hui. Et je me
ronge les sangs à penser que je deviens folle, que vous n'êtes
qu'un songe. Réveillez-moi ! - Vous êtes aussi mon monstre Adèle. Ne nous réveillons pas.
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