Un jour, elle sent que quelqu'un la regarde et
que ce n'est pas un touriste nippon qui aime sa tête de docteur.
Elle ne lève d'abord pas la tête. Elle n'a pas envie d'être
dérangée. Cela l'agace même un peu. Malgré les stations qui
défilent, elle sent le reagard qui persiste. Carrément énervée,
elle finit par lever le nez de son livre. Elle a déjà émis un
bruit d'irritation ostensible et son geste cervical a été brusque.
D'un coup, son visage se détend.
D'un coup, elle n'a plus aucun
muscle dans le visage. Comme ces gens qui rient, qu'on entend rire et
dont rien ne bouge sur le visage. Sa peau se colle à son squelette
comme quand on a très mal. Mais elle n'a pas mal. C'est le squelette
qui gonfle et gonfle de se sentir autant exister. Elle ne s'est
jamais sentie autant exister.
D'un coup, elle est une énorme
personne. Pas dans l'espace ; dans le temps. Une énorme
personne interstellaire sidérale de l'univers sans limites.
Elle est immense.
Elle voyage à travers la galaxie en
une demi-seconde.
Elle est la Tour Eiffel.
Elle est Dieu.
Elle est sa mère, sa grand-mère et
toute sa descendance.
Elle est tout ce qu'elle a été.
Elle sent mille êtres fourmiller en
elle, toutes ces personnes qu'elle a été face à chacune de celles
qu'elle a rencontrées, dans tous les lieux de sa vie, même loin où
elle ne croyait ne plus jamais aller, même là et quand elle avait
le deuil de, même les plus oubliés, les plus effacés, les plus
oblitérés des moments, les plus heureux, les plus malheureux ;
tout à la surface.
Tout au bord des lèvres.
Vomir
Pleurer
crier
morver
suinter
exploser
Trop d'être en même temps pour ce
corps ridicule. Elle se sent minuscule pour la première fis de sa
vie. Non pas qu'elle se sente grande d'habitude. Elle se sent là à
l'étroit, voudrait hurler comme Hulk et avoir la forme qui
correspond à son immensité alors. Mais pas en vert s'il vous
plaît ! Violet. Ou framboise. Ce qu'elle est en ce moment.
Framboise, la vie juteuse et rose rouge pas sanguine mais pas loin,
une énorme framboise, poilue mais profondément esthétique,
rebondie et pourtant vide. Une énorme framboise rieuse et musclée.
Forte et si vivante qu'on ne peut la contrôler.
Elle n'a jamais autant senti son
thorax se soulever et aspirer l'air puis l'expirer aussi fort. Elle
n'a jamais senti à quel point elle était puissante et fragile.
Colosse aux pieds d'argile.
Gros génie bleu sorti de sa petite
lampe de pacotille.
Elle lève les yeux à Dieu et lui
sourit avant de les reposer sur le déclencheur de ce film.
Elle en ressort toute ébouriffée.
Wouh ! On dirait qu'elle vient de prendre son pied. C'est
presque ça.
Elle a Abdel en face d'elle.
D'un coup, elle a 17 ans et elle
retrouve qui elle était alors, son corps même change de position,
pris qu'il est entre deux êtres si éloignés dans le temps. 20 ans
ça fait quand même un bail. Elle ne sait plus comment s'asseoir,
comment parler, comment décider. Elle ne sait plus qui elle doit
être. Celle d'avant qu'il reconnaîtra, celle qu'il a tant aimée et
qu'elle a aimée grâce à lui. Ou celle qui a lâché les ¾ de ses
principes de jeune fille et qui ne s'en porte que mieux. Ne s'emporte
que mieux aussi. Ou celle qui court. Ou celle qui se laisse insulter.
Ou celle qui séduit encore et encore. Ou celle qui soigne sans
relâche. Ou celle qui n'a toujours pas vraiment d'ami. Ou celle qui
déteste toujours l'injustice. Ou celle qui prend l'air revêche pour
faire fuir les plus couards. Ou celle qui préfère mourir plutôt
que de se laisser dicter sa pensée. Ou celle qui en-dessous ne peut
cacher bien longtemps sa tendresse.
Elle découvre qu'elle est celle
qu'il a aimée. Elle le regarde sans aucun détour. Il fait de même.
Ils se regardent comme avant. L'avidité en moins. La douceur en
plus. La rage moins folle. La beauté sans appel. La joie
formidablement inattendue. Ils sourient en coin tous les deux. Ils se
retrouvent tout de suite. Du regard. De loin dans une rame de métro.
Ils se reconnaissent en un éclair. Elle n'a plus à se demander.
Elle n'a pas besoin. C'est Abdel. C'est le premier prince. C'est le
premier qui a cherché et a trouvé. Elle n'a toujours rien à lui
cacher. Elle se lève et ses bras pendent au bout de leurs épaules.
Elle laisse tomber son livre. Elle laisse quelqu'un à côté d'elle
le ramasser. Et le lui tendre. Elle remercie vite. Elle ne doit pas
laisser filer ce regard, cette vivance. Elle doit sentir encore cette
liberté qu'il lui procure.
Le Fameux et la Survivante.
Le prince des sables.
La mystérieuse guerrière rouge.
Ils ne bougent ni l'un ni l'autre.
Il n'y a rien à faire. Se faire face. Se transpercer. Se laisser
deviner jusqu'aux recoins les plus secrets. Comme tournoyants
au-dessus de la foule de retour du travail. Ils ne se confondent pas.
Ils ne se perdent pas. Ils sont bien plus libres que cela.
Adèle entend le nom de sa station.
Cela fait 4 stations qui passent et qu'ils s'observent. S'entendent
et s'écoutent. Elle descend. Il descend aussi.
A peine est-elle sortie qu'il est à
côté d'elle. Il lui tend un papier où est inscrit son numéro. Il
s'imprègne une dernière fois d'elle de ses yeux presque
transparents. Ils ont l'air de s'être encore éclaircis avec les
années. Encore plus reptiliens. Encore plus troublants. Encore plus
implacables. Encore plus illisibles. Mais elle sourit parce qu'elle
sait toujours les lire. Ou toujours, il lui laisse voir la pupille
mouvante et sombre qui se cache derrière. Elle l'attrape à trois
doigts pour ne pas la casser. Elle la fait rouler dans sa paume. Elle
en inspecte toute la surface. Elle la sent rouler et toutes les
bosses qu'elle a rencontrées. Pendant ce temps, cette seconde qui
échappe à tous et qui s'étend pour eux dans une autre strate
d'existence, le prince est borgne. Il accepte sa faiblesse, sa cécité
du moment. Il l'accepte pour elle. Ils se font toujours cette
confiance parfaitement sphérique. Il ne la voit qu'à moitié mais
il se laisse prendre de l'intérieur, dans son âme. Il pourrait tout
aussi bien lui tendre son cœur. Mais le prince des sables est de l’œil plus que du cœur. Il n'a pas changé en cela. Le cœur l’écœure, trop vite. Une fois terminée son inspection, elle lui
rend le tout petit rond noir palpitant. Elle a tout vu.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire