mercredi 15 juin 2016

Le prince des sables en boomerang

Un jour, elle sent que quelqu'un la regarde et que ce n'est pas un touriste nippon qui aime sa tête de docteur. Elle ne lève d'abord pas la tête. Elle n'a pas envie d'être dérangée. Cela l'agace même un peu. Malgré les stations qui défilent, elle sent le reagard qui persiste. Carrément énervée, elle finit par lever le nez de son livre. Elle a déjà émis un bruit d'irritation ostensible et son geste cervical a été brusque.
D'un coup, son visage se détend.
D'un coup, elle n'a plus aucun muscle dans le visage. Comme ces gens qui rient, qu'on entend rire et dont rien ne bouge sur le visage. Sa peau se colle à son squelette comme quand on a très mal. Mais elle n'a pas mal. C'est le squelette qui gonfle et gonfle de se sentir autant exister. Elle ne s'est jamais sentie autant exister.
D'un coup, elle est une énorme personne. Pas dans l'espace ; dans le temps. Une énorme personne interstellaire sidérale de l'univers sans limites.
Elle est immense.
Elle voyage à travers la galaxie en une demi-seconde.
Elle est la Tour Eiffel.
Elle est Dieu.
Elle est sa mère, sa grand-mère et toute sa descendance.
Elle est tout ce qu'elle a été.
Elle sent mille êtres fourmiller en elle, toutes ces personnes qu'elle a été face à chacune de celles qu'elle a rencontrées, dans tous les lieux de sa vie, même loin où elle ne croyait ne plus jamais aller, même là et quand elle avait le deuil de, même les plus oubliés, les plus effacés, les plus oblitérés des moments, les plus heureux, les plus malheureux ; tout à la surface.
Tout au bord des lèvres.
Vomir
Pleurer
crier
morver
suinter
exploser
Trop d'être en même temps pour ce corps ridicule. Elle se sent minuscule pour la première fis de sa vie. Non pas qu'elle se sente grande d'habitude. Elle se sent là à l'étroit, voudrait hurler comme Hulk et avoir la forme qui correspond à son immensité alors. Mais pas en vert s'il vous plaît ! Violet. Ou framboise. Ce qu'elle est en ce moment. Framboise, la vie juteuse et rose rouge pas sanguine mais pas loin, une énorme framboise, poilue mais profondément esthétique, rebondie et pourtant vide. Une énorme framboise rieuse et musclée. Forte et si vivante qu'on ne peut la contrôler.
Elle n'a jamais autant senti son thorax se soulever et aspirer l'air puis l'expirer aussi fort. Elle n'a jamais senti à quel point elle était puissante et fragile.
Colosse aux pieds d'argile.
Gros génie bleu sorti de sa petite lampe de pacotille.
Elle lève les yeux à Dieu et lui sourit avant de les reposer sur le déclencheur de ce film.
Elle en ressort toute ébouriffée. Wouh ! On dirait qu'elle vient de prendre son pied. C'est presque ça.
Elle a Abdel en face d'elle.
D'un coup, elle a 17 ans et elle retrouve qui elle était alors, son corps même change de position, pris qu'il est entre deux êtres si éloignés dans le temps. 20 ans ça fait quand même un bail. Elle ne sait plus comment s'asseoir, comment parler, comment décider. Elle ne sait plus qui elle doit être. Celle d'avant qu'il reconnaîtra, celle qu'il a tant aimée et qu'elle a aimée grâce à lui. Ou celle qui a lâché les ¾ de ses principes de jeune fille et qui ne s'en porte que mieux. Ne s'emporte que mieux aussi. Ou celle qui court. Ou celle qui se laisse insulter. Ou celle qui séduit encore et encore. Ou celle qui soigne sans relâche. Ou celle qui n'a toujours pas vraiment d'ami. Ou celle qui déteste toujours l'injustice. Ou celle qui prend l'air revêche pour faire fuir les plus couards. Ou celle qui préfère mourir plutôt que de se laisser dicter sa pensée. Ou celle qui en-dessous ne peut cacher bien longtemps sa tendresse.
Elle découvre qu'elle est celle qu'il a aimée. Elle le regarde sans aucun détour. Il fait de même. Ils se regardent comme avant. L'avidité en moins. La douceur en plus. La rage moins folle. La beauté sans appel. La joie formidablement inattendue. Ils sourient en coin tous les deux. Ils se retrouvent tout de suite. Du regard. De loin dans une rame de métro. Ils se reconnaissent en un éclair. Elle n'a plus à se demander. Elle n'a pas besoin. C'est Abdel. C'est le premier prince. C'est le premier qui a cherché et a trouvé. Elle n'a toujours rien à lui cacher. Elle se lève et ses bras pendent au bout de leurs épaules. Elle laisse tomber son livre. Elle laisse quelqu'un à côté d'elle le ramasser. Et le lui tendre. Elle remercie vite. Elle ne doit pas laisser filer ce regard, cette vivance. Elle doit sentir encore cette liberté qu'il lui procure.
Le Fameux et la Survivante.
Le prince des sables.
La mystérieuse guerrière rouge.
Ils ne bougent ni l'un ni l'autre. Il n'y a rien à faire. Se faire face. Se transpercer. Se laisser deviner jusqu'aux recoins les plus secrets. Comme tournoyants au-dessus de la foule de retour du travail. Ils ne se confondent pas. Ils ne se perdent pas. Ils sont bien plus libres que cela.
Adèle entend le nom de sa station. Cela fait 4 stations qui passent et qu'ils s'observent. S'entendent et s'écoutent. Elle descend. Il descend aussi.
A peine est-elle sortie qu'il est à côté d'elle. Il lui tend un papier où est inscrit son numéro. Il s'imprègne une dernière fois d'elle de ses yeux presque transparents. Ils ont l'air de s'être encore éclaircis avec les années. Encore plus reptiliens. Encore plus troublants. Encore plus implacables. Encore plus illisibles. Mais elle sourit parce qu'elle sait toujours les lire. Ou toujours, il lui laisse voir la pupille mouvante et sombre qui se cache derrière. Elle l'attrape à trois doigts pour ne pas la casser. Elle la fait rouler dans sa paume. Elle en inspecte toute la surface. Elle la sent rouler et toutes les bosses qu'elle a rencontrées. Pendant ce temps, cette seconde qui échappe à tous et qui s'étend pour eux dans une autre strate d'existence, le prince est borgne. Il accepte sa faiblesse, sa cécité du moment. Il l'accepte pour elle. Ils se font toujours cette confiance parfaitement sphérique. Il ne la voit qu'à moitié mais il se laisse prendre de l'intérieur, dans son âme. Il pourrait tout aussi bien lui tendre son cœur. Mais le prince des sables est de l’œil plus que du cœur. Il n'a pas changé en cela. Le cœur l’écœure, trop vite. Une fois terminée son inspection, elle lui rend le tout petit rond noir palpitant. Elle a tout vu.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire