samedi 11 juin 2016

Grand brûlé

Bref, Adèle touche d'abord tout doucement puis de plus en plus fermement M. W. Elle ne peut se résoudre à l'appeler Roger ni Rodge. Elle préfèrerait le 2ème quitte à choisir mais il n'a pas de prénom cet homme-là. Il a un patronyme, une initiale. Pas de prénom, commun, partagé par des millions d'autres. Non. Elle ne veut qu'un M. W. Elle suit les torsades de tout son corps, pendant de longues minutes, tout son corps, elle le déshabille de plus en plus petit à petit. Elle veut tout voir et tout sentir. C'est rugueux et doux en même temps. C'est imprévisible, les tournants vous emportent de l'autre côté du membre sans que vous l'ayez prévu le moins du monde. Et elle dessine sur le corps du vieil homme comme sur du sable ou sur une pierre dont on savoure tous les recoins et anfractuosités pleines d'histoires et de rêves. Elle se retrouve enfant accroupi tout près de la nature pour suivre les arabesques du monde. Elle ferme les yeux quand elle a atteint un point de sens. Elle les rouvre dès qu'elle repart à la découverte. Elle voit un kaléidoscope d'images défiler dans sa tête et colorer la course de ses doigts. Elle a l'impression que c'est presque magique, que M. W. recèle de vrais secrets . Non des secrets qu'on dit et qu'on écrit. Ces secrets-là sont faciles. Les secrets qui n'ont que formes et couleurs et devant lesquels on se tait. Elle a l'impression qu'elle apprend, qu'elle se nourrit d'une richesse qu'il contient derrière ce corps bavard et provocant. Elle s'arrête un moment figée par la phrase qui vient de casser la douceur : Adèle, on n'est pas dans un conte de fées ! Mais elle pousse cette raison d'un revers de main. Ce qui se passe n'est pas histoire de contes de fées et elle sait bien ce que c'est. Elle poursuit donc. Je n'ai pas expliqué correctement mais elle y va dans l'ordre, très précautionneusement, dans l'ordre du corps, du sien et de celui de W. D, dans l'ordre des corps. Les corps dans tous les sens. Peut-être un ordre qui les dépasse tous les deux mais qu'elle n'a nulle envie de discuter à ce moment-là, elle la scientifique. Un ordre accessible à l'intuition et la jouissance charnelle. C'est là ce qu'elle espère et trouve.
Elle commence par enlever sa chemise au vieil homme. (On s'imagine un vrai vieux. Mais c'est un faux. Un vieux comme il s'en fait aujourd'hui. Un vieux, beau, fort, solide. Mais vieux, c'est indéniable.) Elle l'ouvre seulement. Elle suit les lignes des brûlures sur la poitrine, presque douces, pas si creusées. Celles par lesquelles on commence. Tranquillement. Elle ne l'a pas fait exprès. Pas elle. Mais lui, l'enchanteur ?... Elle descend sur le ventre. Elle pense un peu, comme un flash à la douleur et à une blessure. Vite, elle est prise par les volutes de la peau. Elle en suit les contours alambiqués, à contre-sens, rieurs, ironiques. Elle voit les trous aussi. Les viscères vissées et dévissées. Elle vérifie d'un regard qu'elle a le droit pour ça aussi. W. est ok, sans rien dire. Il se livre, il se donne. Elle peut tout, il lui fait confiance, le baroudeur, le séducteur, l'homme d'affaires en chemise amidonnée, sûr et certain. Elle passe le plat de sa main sur les trous d'abord, effleure. Il réagit. Il lui saisit le poignet et pose sa main longuement sur les viscères vissées. Il lâche et elle sent la chaleur de ces trous, comme des cœurs de volcans prêts à cracher du feu. Elle n'y rentre pas. Elle n'en a pas envie. Mais elle observe l'intérieur. Pas profond en réalité mais effet d'optique qui fait fantasmer. Elle sourit de ce jeu du corps, de W. qui n'y est pour rien mais auquel ça n'a sûrement pas échapper. Qui a dû en jouer, sourire narquois fixé au visage. Exaspérant comme il a pu l'être pour les sages et les mal-voyants. Le ventre est une vraie tornade. On n'est plus seulement à la boulangerie en train de choisir entre un croissant tournicoté et une torsade au chocolat plus serrée dans ses tours. On est dans la tourmente. Le vent s'est levé. Elle prend son temps. Le ventre, c'est important. Le ventre, Adèle y a toujours senti une sacrée vie. Une vie sacrée plutôt. Déformation de narratrice, excusez-moi. Elle est happée par le ventre de M. W. Sens dessus dessous et elle se rappelle que tout est en place à l'intérieur. Qu'il n'est pas malade. Et si les intestins et l'estomac se bidonnaient en la voyant fascinée, de l'intérieur ? Ils se taperaient la main en signe de complicité, un check de rigolade parce que même cette doctoresse qui sait, sait sait, sent cette ultime provocation du corps. Adèle caresse les flancs. Les flancs, les plus vulnérables du vivant, les tendres flancs dans lesquels on entre comme dans du beurre et qui font s'exorbiter les yeux. Les flancs qu'on oublie de protéger, tout concentrés qu'on est sur la tête et le cœur. Les flancs, gazelles apeurées. Ils courent vite mais sont des proies. Et pour l'éternité. Elle suit leur courbe hoquetante. Les flancs sont de parfaites vallées, a priori. Ils sont de hautes montagnes pour W. Sans pitié, aigües. Il pourrait presque avoir des griffes qui sortent de là et attaquent celui qui s'approche trop près. Les flancs meurtris lui donnent les larmes aux yeux. On a broyé les plus fragiles. Et Adèle n' a jamais supporté cela. N'est-ce pas ?
Elle ôte entièrement la chemise. Elle peut toucher maintenant les épaules, elles sont costaudes, rondes, comme on s'y attend. Elles tranchent avec les autres en-dessous d'elles. Elles ne se croient pas supérieures pour autant. Elles ne sont ni hautes ni basses. Elles restent à leur place et elles montrent à tout le monde qu'on ne doit pas juger sur un détail et que le tout et sa complexité sont les règles de l'art. Elles sont habiles et réfléchies. Elles apaisent le tableau.
Les bras, Adèle les connaît bien. Mais elle n'a pas inspecté le tir d'obus. Ca n'est pas très impressionnant franchement. Surtout au vu du reste. Et puis, on sait bien ce que ça dit. Il n'y a pas de mystère. La guerre c'est la guerre. Cela rajoute une face au kaléidoscope. Le terre-à-terre pur et dur. La cicatrice est parfaite. Lisse. Creuse et parfaitement récupérée. La guerre puis la paix.
Elle se recule un peu pour une vue d'ensemble du torse. Il est déjà tellement multiple.
Est-ce que M. W dort ?
Elle doit continuer le parcours. Elle doit lui faire baisser le froc. Elle n'ose pas franchement. Même si tout l'y autorise, elle est un peu coincée là là. Elle sent qu'il l'aide. Alors, elle se lance. Et hop d'un coup c'est fait. Il faut dire qu'elle a le coup de main. Pour pleins de raisons, pleins pleins de raisons. Elle este un peu coite à ce moment-là. Le haut a vite pris la tournure d'un art oriental ou boulanger en tourbillons. Les jambes sont brisées. Il faudra chercher fort, ouvrir toutes les portes de son âme pour trouver la bonne couleur, la bonne forme pour ne pas lâcher en pleine route le kaléi.
Les jambes sont méconnaissables. Elle croit qu'elles tomberont peut-être le masque mais c'est un vœu pieux. Autrement dit idiot. Les muscles sont saillants et elle les reconnaît. Elle se récite leur nom un à un, suivant son regard. Ils sont tous là, ceux qu'on peut voir à l'oeil nu. Ils sont viriles et vivants. Ils sont comme tut le monde aussi. Leur enveloppe est indicible. Elle leur gâche sans doute la vie, ils ragent contre elle, pense Adèle. Ils ont dû faire un deuil proche de l'abnégation pour tolérer cette foutue peau. Encore une fois : cette peau foutue. Enfin, dans cette situation, foutue ne signifie pas grand-chose. Cette peau de fou oui. Cette peau qui tue oui. Donc c'est plus grave que seulement foutue. C'est une peau qui n'est plus ce qu'elle est. Pourtant elle est toujours là et même parfois trop chaude, trop froide, trop faible, laissant passer tout ce qu'elle devrait filtrer, elle est là, elle n'a pas abdiqué. Elle est courageuse comme aucun d'eux ; Alors, ils finissent par se taire les muscles. Par laisser le courage avoir la coupe et faire avec.
Adèle ne sait pas quoi faire pour avancer. Elle a nommé les muscles, elle s'est accrochée à eux. Elle aime les muscles et leur grrrrr ! Elle ne peut pas s'en contente. Elle demande de l'aide à M. W. pour la première fois. Elle n'y arrive plus toute seule. Il lui sourit et il étend ses jambes puis il se met debout. Il est malin. Il sait déjà tout ça. Ella lui a appris et il n'a jamais oublié. Adèle sent sa respiration retrouver un rythme régulier. Revoilà la forme et la couleur. Ces jambes sont de grands troncs. Elles sont absolument sylvestres. Assis, elle ne pouvait pas voir, elle était perdue. Mais debout, tout s'éclaire. Elle sent son propre visage se rouvrir. Voilà la nature qui s'insinue dans ce corps de rêves. Instinctivement, elle remonte jusqu'à la chevelure encore foisonnante qui trône sur tout cela. Feuillue oui. Elle y trouve quelque chose de la cime d'un grand arbre. Elle penche la tête sur le côté pour voir encore mieux. Pour que les cases du cerveau se détendent et laissent toute l'imagination reprendre la place. Elle en revient aux cuisses, aux genoux, aux mollets. De parfaits troncs, comme ceux qu'on enlace quand on est petit et qu'on a peur. Qu'on voudrait être aussi bien enraciné que lui, l'arbre campé sur ses positions. Elle est heureuse.
Je me permets une petite intrusion : n'est -il pas d'une ironie sans nom et qui n'est sûrement pas celle de W. mais celle de cette vie qu'il a eue que les jambes troncs sortent d'un enflammage en pleine forêt ? Comme s'il avait pris la forme du lieu du drame. Comme s'il avait commencé à se fondre dans le décor. Franchement, on en rit ou on s'exclame que la vie est une pute.
Les pieds détonnent, dans l'ensemble. Ils sont tout droits sortis du Seigneur des Anneaux : très grands, beaucoup trop grands, poilus. Des poils ? Elle ne comprend pas. En fait, les pieds sont intacts. Ils sont laids et intacts. Il lui dit : « un raté ! » et ils gloussent tous les deux. Ce si bel homme aux mains de prince a des pieds de hobbit.
Il reste le plus intime. Il descend lui-même son caleçon. Pas de slibard de vieux pour M. W. Il n'est pas de ceux-là. Enfin ! Vous imaginez bien ! J'espère qu'aucun de vous ne s'est réellement posé la question, ce serait décevant. Oui, j'ai aussi le droit d'être déçue par mes lecteurs. Parce qu'on se pavane et on élabore des formidables théories pour critiquer les livres et en souligner les moindres
erreurs mais laisse-t-on le droit à la critiquez pour le narrateur engoncé dans ses pages ? Non, jamais ! Personnellement, oui je prêche pour ma paroisse mais je trouve cela inadmissible. Tout le monde devrait avoir les mêmes droits, peu-être pas à égalité mais un minimum d'équité bordel ! Ca me met en colère, ben bien sûr ! Imaginez-vous (non mais parfois les lecteurs sont pas futés pour un sou ! C'est pas vrai ça!), vous vous échinez à raconter toute une histoire, sur des pages et des pages, vous avez bossé comme un acharné, vous avez pris du temps, en plus de la vie quotidienne, en plus de tout ce qui est nécessaire de faire tous les jours et vous voyez en face de vous, nonchalamment, des péteux qui se prennent pour les rois du monde parce qu'ils savent lire (plus aucun mérite à cela, veuillez m'excuser Messieurs les intellos de comptoir) et qu'ils savent pertinemment que le livre ne leur crachera pas à la gueule. Eh bien moi, je le fais avant même que quoi que ce soit n'arrive. Un lecteur qui pourrait à ce point du récit penser que M. W. est un homme à slibard est un con. Voilà c'est dit !
Adèle observe M. W. se mettre totalement nu. Elle se sent presque mal d'être aussi habillée. Elle a envie de le serrer fort dans ses bras, à l'étouffer tellement elle l'aime à ce moment-là. Pourtant jusqu'à présent, elle ne l'aime pas. Mais une chaleur d'amour la traverse pour ce magnifique vieux qui se met à nu, toutes ses blessures au grand jour, droit dans les yeux. Il ne bouge pas. Il n'est pas tendu pour autant. Il est ancré dans son sol. Il attend qu'elle finisse le tour du propriétaire. Elle fixe sans honte son sexe : il en manque la moitié. Elle ne s'ébahit pas. Elle le sait déjà, il lui a dit. Mais elle s'agace seule. Elle tape du pied en claquant la langue : « les enculés ! » elle ne peut pas dire autre chose. C'est révoltant. Ce n'est ni laid ni monstrueux ni fou ni répugnant. C'est exaspérant de cruauté.  
Elle se tait et caresse le pénis abîmé mais vaillant. Elle retourne doucement M. W. qui se laisse faire. Les fesses sont belles et rondes. Un petit cul d'homme comme elle les aime. On se connaît bien maintenant, on peut dire les choses avec franchise. Un peu cramé mais comme pas plus que cela. « Pour un pédé, vaut mieux non ?" 
Elle le tire vers elle. Et il la serre dans ses bras. Lui caresse les cheveux. Elle en profite pour un petit toucher de fesses.
Et puis, ils parlèrent. Adèle se déshabilla. Et ils parlèrent, tout nus sur le canapé. C'était le normal de ce moment, aussi bizarre que cela paraisse. D'abord, oui, j'ai oublié, Rodge vit la sirène se dévêtir avec volupté. Autant Adèle ne s'était pas démontée. Autant Rodge ne put s'empêcher d'écarquiller les yeux bouche bée. Elle était sublime. Comme il s'y attendait dans ses utopies. Il la regarda incrédule. Elle éclata de rire. « Alors M. ? On s'en remet ? 
- Euh oui.

Il bafouillait  
- C'est juste un corps de femme W. 
- Non, ce n'est pas juste un corps de femme Adèle. Vous êtes éblouissante. 
Et il vit des larmes surgir des impitoyables yeux verts de la jeune femme.
  • C'est juste un corps de femme W.
  • Non, ce n'est pas juste un corps de femme Adèle. Vous êtes éblouissante.
    Et il vit des larmes surgir dans les yeux vert impitoyables de la jeune femme.

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