Bref, Adèle touche d'abord tout
doucement puis de plus en plus fermement M. W. Elle ne peut se résoudre
à l'appeler Roger ni Rodge. Elle préfèrerait le 2ème quitte à
choisir mais il n'a pas de prénom cet homme-là. Il a un patronyme,
une initiale. Pas de prénom, commun, partagé par des millions
d'autres. Non. Elle ne veut qu'un M. W. Elle suit les torsades de
tout son corps, pendant de longues minutes, tout son corps, elle le
déshabille de plus en plus petit à petit. Elle veut tout voir et
tout sentir. C'est rugueux et doux en même temps. C'est
imprévisible, les tournants vous emportent de l'autre côté du
membre sans que vous l'ayez prévu le moins du monde. Et elle dessine
sur le corps du vieil homme comme sur du sable ou sur une pierre dont
on savoure tous les recoins et anfractuosités pleines d'histoires et
de rêves. Elle se retrouve enfant accroupi tout près de la nature
pour suivre les arabesques du monde. Elle ferme les yeux quand elle a
atteint un point de sens. Elle les rouvre dès qu'elle repart à la
découverte. Elle voit un kaléidoscope d'images défiler dans sa
tête et colorer la course de ses doigts. Elle a l'impression que
c'est presque magique, que M. W. recèle de vrais secrets . Non des
secrets qu'on dit et qu'on écrit. Ces secrets-là sont faciles. Les
secrets qui n'ont que formes et couleurs et devant lesquels on se
tait. Elle a l'impression qu'elle apprend, qu'elle se nourrit d'une
richesse qu'il contient derrière ce corps bavard et provocant. Elle
s'arrête un moment figée par la phrase qui vient de casser la
douceur : Adèle, on n'est pas dans un conte de fées !
Mais elle pousse cette raison d'un revers de main. Ce qui se passe
n'est pas histoire de contes de fées et elle sait bien ce que c'est.
Elle poursuit donc. Je n'ai pas expliqué correctement mais elle y va
dans l'ordre, très précautionneusement, dans l'ordre du corps, du
sien et de celui de W. D, dans l'ordre des corps. Les corps dans tous
les sens. Peut-être un ordre qui les dépasse tous les deux mais
qu'elle n'a nulle envie de discuter à ce moment-là, elle la
scientifique. Un ordre accessible à l'intuition et la jouissance
charnelle. C'est là ce qu'elle espère et trouve.
Elle commence par enlever sa chemise
au vieil homme. (On s'imagine un vrai vieux. Mais c'est un faux. Un
vieux comme il s'en fait aujourd'hui. Un vieux, beau, fort, solide.
Mais vieux, c'est indéniable.) Elle l'ouvre seulement. Elle suit les
lignes des brûlures sur la poitrine, presque douces, pas si
creusées. Celles par lesquelles on commence. Tranquillement. Elle ne
l'a pas fait exprès. Pas elle. Mais lui, l'enchanteur ?... Elle
descend sur le ventre. Elle pense un peu, comme un flash à la
douleur et à une blessure. Vite, elle est prise par les volutes de
la peau. Elle en suit les contours alambiqués, à contre-sens,
rieurs, ironiques. Elle voit les trous aussi. Les viscères vissées
et dévissées. Elle vérifie d'un regard qu'elle a le droit pour ça
aussi. W. est ok, sans rien dire. Il se livre, il se donne. Elle peut
tout, il lui fait confiance, le baroudeur, le séducteur, l'homme
d'affaires en chemise amidonnée, sûr et certain. Elle passe le
plat de sa main sur les trous d'abord, effleure. Il réagit. Il lui
saisit le poignet et pose sa main longuement sur les viscères
vissées. Il lâche et elle sent la chaleur de ces trous, comme des
cœurs de volcans prêts à cracher du feu. Elle n'y rentre pas. Elle
n'en a pas envie. Mais elle observe l'intérieur. Pas profond en
réalité mais effet d'optique qui fait fantasmer. Elle sourit de ce
jeu du corps, de W. qui n'y est pour rien mais auquel ça n'a
sûrement pas échapper. Qui a dû en jouer, sourire narquois fixé
au visage. Exaspérant comme il a pu l'être pour les sages et les
mal-voyants. Le ventre est une vraie tornade. On n'est plus seulement
à la boulangerie en train de choisir entre un croissant tournicoté
et une torsade au chocolat plus serrée dans ses tours. On est dans
la tourmente. Le vent s'est levé. Elle prend son temps. Le ventre,
c'est important. Le ventre, Adèle y a toujours senti une sacrée
vie. Une vie sacrée plutôt. Déformation de narratrice,
excusez-moi. Elle est happée par le ventre de M. W. Sens dessus
dessous et elle se rappelle que tout est en place à l'intérieur.
Qu'il n'est pas malade. Et si les intestins et l'estomac se
bidonnaient en la voyant fascinée, de l'intérieur ? Ils se
taperaient la main en signe de complicité, un check de rigolade
parce que même cette doctoresse qui sait, sait sait, sent cette
ultime provocation du corps. Adèle caresse les flancs. Les flancs,
les plus vulnérables du vivant, les tendres flancs dans lesquels on
entre comme dans du beurre et qui font s'exorbiter les yeux. Les
flancs qu'on oublie de protéger, tout concentrés qu'on est sur la
tête et le cœur. Les flancs, gazelles apeurées. Ils courent vite
mais sont des proies. Et pour l'éternité. Elle suit leur courbe
hoquetante. Les flancs sont de parfaites vallées, a priori. Ils sont
de hautes montagnes pour W. Sans pitié, aigües. Il pourrait
presque avoir des griffes qui sortent de là et attaquent celui qui
s'approche trop près. Les flancs meurtris lui donnent les larmes aux
yeux. On a broyé les plus fragiles. Et Adèle n' a jamais supporté
cela. N'est-ce pas ?
Elle ôte entièrement la chemise.
Elle peut toucher maintenant les épaules, elles sont costaudes,
rondes, comme on s'y attend. Elles tranchent avec les autres
en-dessous d'elles. Elles ne se croient pas supérieures pour autant.
Elles ne sont ni hautes ni basses. Elles restent à leur place et
elles montrent à tout le monde qu'on ne doit pas juger sur un détail
et que le tout et sa complexité sont les règles de l'art. Elles
sont habiles et réfléchies. Elles apaisent le tableau.
Les bras, Adèle les connaît bien.
Mais elle n'a pas inspecté le tir d'obus. Ca n'est pas très
impressionnant franchement. Surtout au vu du reste. Et puis, on sait
bien ce que ça dit. Il n'y a pas de mystère. La guerre c'est la
guerre. Cela rajoute une face au kaléidoscope. Le terre-à-terre pur
et dur. La cicatrice est parfaite. Lisse. Creuse et parfaitement
récupérée. La guerre puis la paix.
Elle se recule un peu pour une vue
d'ensemble du torse. Il est déjà tellement multiple.
Est-ce que M. W dort ?
Elle doit continuer le parcours.
Elle doit lui faire baisser le froc. Elle n'ose pas franchement. Même
si tout l'y autorise, elle est un peu coincée là là. Elle sent
qu'il l'aide. Alors, elle se lance. Et hop d'un coup c'est fait. Il
faut dire qu'elle a le coup de main. Pour pleins de raisons, pleins
pleins de raisons. Elle este un peu coite à ce moment-là. Le haut a
vite pris la tournure d'un art oriental ou boulanger en tourbillons.
Les jambes sont brisées. Il faudra chercher fort, ouvrir toutes les
portes de son âme pour trouver la bonne couleur, la bonne forme pour
ne pas lâcher en pleine route le kaléi.
Les jambes
sont méconnaissables. Elle croit qu'elles tomberont peut-être le
masque mais c'est un vœu pieux. Autrement dit idiot. Les muscles
sont saillants et elle les reconnaît. Elle se récite leur nom un à
un, suivant son regard. Ils sont tous là, ceux qu'on peut voir à
l'oeil nu. Ils sont viriles et vivants. Ils sont comme tut le monde
aussi. Leur enveloppe est indicible. Elle leur gâche sans doute la
vie, ils ragent contre elle, pense Adèle. Ils ont dû faire un deuil
proche de l'abnégation pour tolérer cette foutue peau. Encore une
fois : cette peau foutue. Enfin, dans cette situation, foutue ne
signifie pas grand-chose. Cette peau de fou oui. Cette peau qui tue
oui. Donc c'est plus grave que seulement foutue. C'est une peau qui
n'est plus ce qu'elle est. Pourtant elle est toujours là et même
parfois trop chaude, trop froide, trop faible, laissant passer tout
ce qu'elle devrait filtrer, elle est là, elle n'a pas abdiqué. Elle
est courageuse comme aucun d'eux ; Alors, ils finissent par se
taire les muscles. Par laisser le courage avoir la coupe et faire
avec.
Adèle ne sait
pas quoi faire pour avancer. Elle a nommé les muscles, elle s'est
accrochée à eux. Elle aime les muscles et leur grrrrr ! Elle ne
peut pas s'en contente. Elle demande de l'aide à M. W. pour la
première fois. Elle n'y arrive plus toute seule. Il lui sourit et il
étend ses jambes puis il se met debout. Il est malin. Il sait déjà
tout ça. Ella lui a appris et il n'a jamais oublié. Adèle sent sa
respiration retrouver un rythme régulier. Revoilà la forme et la
couleur. Ces jambes sont de grands troncs. Elles sont absolument
sylvestres. Assis, elle ne pouvait pas voir, elle était perdue. Mais
debout, tout s'éclaire. Elle sent son propre visage se rouvrir.
Voilà la nature qui s'insinue dans ce corps de rêves.
Instinctivement, elle remonte jusqu'à la chevelure encore
foisonnante qui trône sur tout cela. Feuillue oui. Elle y trouve
quelque chose de la cime d'un grand arbre. Elle penche la tête sur
le côté pour voir encore mieux. Pour que les cases du cerveau se
détendent et laissent toute l'imagination reprendre la place. Elle
en revient aux cuisses, aux genoux, aux mollets. De parfaits troncs,
comme ceux qu'on enlace quand on est petit et qu'on a peur. Qu'on
voudrait être aussi bien enraciné que lui, l'arbre campé sur ses
positions. Elle
est heureuse.
Je me permets
une petite intrusion : n'est -il pas d'une ironie sans nom et qui
n'est sûrement pas celle de W. mais celle de cette vie qu'il a eue
que les jambes troncs sortent d'un enflammage en pleine forêt ?
Comme s'il avait pris la forme du lieu du drame. Comme s'il avait
commencé à se fondre dans le décor. Franchement, on en rit ou on
s'exclame que la vie est une pute.
Les pieds
détonnent, dans l'ensemble. Ils sont tout droits sortis du Seigneur
des Anneaux : très grands, beaucoup trop grands, poilus. Des
poils ? Elle ne comprend pas. En fait, les pieds sont intacts.
Ils sont laids et intacts. Il lui dit : « un raté ! »
et ils gloussent tous les deux. Ce si bel homme aux mains de prince a
des pieds de hobbit.
Il reste le
plus intime. Il descend lui-même son caleçon. Pas de slibard de
vieux pour M. W. Il n'est pas de ceux-là. Enfin ! Vous imaginez
bien ! J'espère qu'aucun de vous ne s'est réellement posé la
question, ce serait décevant. Oui, j'ai aussi le droit d'être déçue
par mes lecteurs. Parce qu'on se pavane et on élabore des
formidables théories pour critiquer les livres et en souligner les
moindres
erreurs mais
laisse-t-on le droit à la critiquez pour le narrateur engoncé dans
ses pages ? Non, jamais ! Personnellement, oui je prêche
pour ma paroisse mais je trouve cela inadmissible. Tout le monde
devrait avoir les mêmes droits, peu-être pas à égalité mais un
minimum d'équité bordel ! Ca me met en colère, ben bien
sûr ! Imaginez-vous (non mais parfois les lecteurs sont pas
futés pour un sou ! C'est pas vrai ça!), vous vous échinez à
raconter toute une histoire, sur des pages et des pages, vous avez
bossé comme un acharné, vous avez pris du temps, en plus de la vie
quotidienne, en plus de tout ce qui est nécessaire de faire tous
les jours et vous voyez en face de vous, nonchalamment, des péteux
qui se prennent pour les rois du monde parce qu'ils savent lire (plus
aucun mérite à cela, veuillez m'excuser Messieurs les intellos de
comptoir) et qu'ils savent pertinemment que le livre ne leur crachera
pas à la gueule. Eh bien moi, je le fais avant même que quoi que ce
soit n'arrive. Un lecteur qui pourrait à ce point du récit penser
que M. W. est un homme à slibard est un con. Voilà c'est dit !
Adèle observe
M. W. se mettre totalement nu. Elle se sent presque mal d'être aussi
habillée. Elle a envie de le serrer fort dans ses bras, à
l'étouffer tellement elle l'aime à ce moment-là. Pourtant jusqu'à
présent, elle ne l'aime pas. Mais une chaleur d'amour la traverse
pour ce magnifique vieux qui se met à nu, toutes ses blessures au
grand jour, droit dans les yeux. Il ne bouge pas. Il n'est pas tendu
pour autant. Il est ancré dans son sol. Il attend qu'elle finisse le
tour du propriétaire. Elle fixe sans honte son sexe : il en
manque la moitié. Elle ne s'ébahit pas. Elle le sait déjà, il lui
a dit. Mais elle s'agace seule. Elle tape du pied en claquant la
langue : « les enculés ! » elle ne peut pas
dire autre chose. C'est révoltant. Ce n'est ni laid ni monstrueux ni
fou ni répugnant. C'est exaspérant de cruauté.
Elle se tait
et caresse le pénis abîmé mais vaillant. Elle retourne doucement
M. W. qui se laisse faire. Les fesses sont belles et rondes. Un
petit cul d'homme comme elle les aime. On se connaît bien maintenant, on peut dire les choses avec franchise. Un peu cramé mais
comme pas plus que cela. « Pour un pédé, vaut mieux non ?"
Elle le tire
vers elle. Et il la serre dans ses bras. Lui caresse les cheveux.
Elle en profite pour un petit toucher de fesses.
Et puis, ils
parlèrent. Adèle se déshabilla. Et ils parlèrent, tout nus sur le
canapé. C'était le normal de ce moment, aussi bizarre que cela
paraisse. D'abord, oui, j'ai oublié, Rodge vit la sirène se dévêtir
avec volupté. Autant Adèle ne s'était pas démontée. Autant Rodge
ne put s'empêcher d'écarquiller les yeux bouche bée. Elle était
sublime. Comme il s'y attendait dans ses utopies. Il la regarda
incrédule. Elle éclata de rire. « Alors M. ? On s'en
remet ?
- Euh oui.
Il bafouillait
- C'est juste
un corps de femme W.
- Non, ce n'est
pas juste un corps de femme Adèle. Vous êtes éblouissante.
Et il vit des
larmes surgir des impitoyables yeux verts de la jeune femme.
- C'est juste un corps de femme W.
- Non, ce n'est pas juste un corps de femme Adèle. Vous êtes éblouissante.Et il vit des larmes surgir dans les yeux vert impitoyables de la jeune femme.
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