Ce qui faisait d'eux des pairs, une
paire, c'était aussi cette insatiabilité. Cette impossibilité à
être rassasié qui les liait indubitablement. Adèle était de ceux,
est encore parfois, quand elle est nerveuse ou malmenée, qui ne
trouve jamais le sentiment de plein, d'être sans besoin immédiat.
Adèle la brûlante, qui tentait tant bien que mal de s'apaiser en se
répétant qu'elle n'avait plus besoin de rien, qu'elle devait se
sentir entière et non manquante. Mais se répéter encore et encore
comme une litanie que « tu n'as plus besoin, tu n'as plus
envie, arrête-toi, assieds-toi et respire, tu n'as plus besoin, tu
n'as plus envie, arrête-toi, assieds-toi et respire, tu n'as plus
besoin, tu n'as plus envie, arrête-toi, assieds-toi et respire... »
Mais qui ne sait pas que ces choses-là ne fonctionnent pas ?
Qui y croit ? Les désespérés. Je ne dis pas qu'Adèle ou
Roger étaient des désespérés, des dépressifs jérémiants. Loin
de là. C'étaient tous les deux des guerriers. Vous le savez bien
désormais. Je le répète bêtement, moi aussi mais c'est pour le
rappeler, c'est tout. Non pas que je suppose que vous ne le sachiez
pas mais que je me sens obligée de faire une piqûre de rappel parce
que c'est le moment là. Parce que je serais extrêmement froissée
qu'on interprète mal mes propos, surtout en ce sens. Donc, Adèle
était une de ces femmes qui a toujours envie, qui pourrait avoir
toujours le cou en avant, les jambes prêtes à suivre à toute
allure, à n'importe quelle vitesse, quitte à mouliner comme une
dératée, courir, suivre le cou et la tête qui ne s'arrêtent
jamais, sous peine de se disloquer, tout dégommer sur son passage,
pas le choix, dans une violence incontrôlée, comme un IMC comme on
dit joliment et ses gestes parasites, pan dans la gueule, désolée
c'était au passage, pas fait exprès, mais je suis le cou, je suis
la tête, je suis la faim et je ne peux pas leur dire non, ils sont
trop forts, ils sont bien plus forts que moi, ils n'ont aucun
remords, peut-être qu'ils tueraient du moins sans aucun doute
laisseraient mourir sur leur route, ils ne s'arrêteraient pas même
pour respirer, chier ou vomir tant le désir est énorme et dégueule
de leur petite boîte : ils sont petits la tête et le cou et
pourtant ils peuvent faire leur loi, ils sont tyranniques, ils tirent
sur la corde jusqu'au bout, jusqu'à blesser à mort, ils n'ont peur
de rien, ce sont des bêtes sauvages dans ces cas-là, ça peut durer
des jours, des semaines où ils se terrent face au beau monde mais
rient de se sentir déjà grossir enfler comme des coqs en pâte
comme des oies engraissées et dès que la solitude pointe un coin de
nez, ils attaquent comme un seul homme, une armée de légionnaires,
ils savent leur puissance, ils tirent sur la corde, ils dirigent par
le bout du nez, ils n'ont besoin de rien, la tête et le cou, obèses
de désir et d'insatisfaction hargneuse, de faim délirante, ils se
libèrent , ils font crever le reste qui suit derrière comme un
chien, comme un clébard désarmé, comme un corps mort un cœur sans
force, automatique dans la survie mais désolé de sa débilité
alors, on s'en fout que tu sois désolé lui disent les autres, bouge
ton cul et lève-toi, tiens-leur tête ! mais c'est la tête, je
ne peux rien contre elle, je ne peux qu'avec elle leur répond-il,
les autres trépignent, ragent et crient de douleur et de colère,
ils se sentent encore une fois maltraités, battus, ceinturés,
lacérés, personne ne voit ça, personne ne peut leur venir en
secours, personne n'est assez fort, personne n'a trouvé la clef et
le cœur, ridicule sur la marche numéro de son podium a abdiqué se
recroqueville et attend la fin de la tempête, attend le sommeil et
le retour du beau monde pour reprendre son souffle mais rien n'est
réglé et tout recommencera au prochain tournant, à la prochaine
solitude, à la prochaine colère, la tête et le cou riront ensemble
et continueront leur 100 coups et frapperont sans pitié tous les
autres de leur faim irrésistible, les dealers, les revendeurs qui
nourrissent les toxicomanes sous eux, les enculés qui parlent
calculent, manipulent, jouent tout le jour au désir et quand vient
le soir et la solitude paaaaaa ! Laisse tomber leur coup avec
une force herculéenne, ils ne sont pas humains, ils sont d'un autre
monde, ils sont fous peut-être, ils ont peur, ils sont à enfermer
mais non ils disent qu'ils ne s'arrêteront jamais et que la liberté
recouvrée ils se frotteront les mains et recommenceront de plus
belle, les mettre à mort et tous les autres crèvent avec, ils sont
atroces et vitaux, il faut trouver l'arme qui anéantira leur
cruauté, qui découvrira leur faiblesse, leur fragilité et éteindra
leur feu de faim, il faut chercher encore et encore, Adèle cherche
encore avec le morceau de tête qui reste sain pour trouver le fin
mot de l'histoire et entrer le mot de passe pas magique, mais final,
qui arrêtera cette lutte contre la faim et le désir mortels.
Aussi loin qu'Adèle se souvenait,
presque aussi loin, avant la boîte et le frère, elle avait été
ainsi, très loin, depuis 20 ans, depuis 25 ans peut-être, une
petite fille puis une adolescente déterminée et animée d'un faim
de prédateur. Contrôlée, dégagée, détournée mais toujours la
plus forte, toujours la grande gagnante en noir et rouge de sang.
Avec Abdel, elle en avait fait fi, elle avait fait comme si elle
n'existait pas, elle ne pouvait accepter même son existence et il
l'avait aimée comme ça. Mais à quel prix ! Les suivants
n'avaient pas vu, n'avaient pas compris la faim et le désir et au
contraire ils avaient cru à une ascèse qu'ils admiraient parfois ou
qui leur faisait peur ou qui ne faisait rien. Une ascèse
insupportable qui volait en éclats quand ils n'étaient pas là. Qui
devenait complètement psychiatrique avec Brice, au bord du gouffre
l'ascèse, prête à être forfait. Brice qui avait vu lui et qui
avait encore appuyé sur le champignon en voulant peut-être arrêter,
par la force comme toujours sans savoir faire autrement le connard,
mais le désir n'est pas un adversaire qu'on prend de front. Il
nargue et se faufile et Brice ne l'attrapera jamais, il était bien
trop violent pour savoir y faire avec des subtilités comme
celles-là. De toutes façons, Adèle ne lui demanda jamais rien,
elle laissa le désir et la faim indomptables prendre le pas et se
jouer d'elle, et de lui, spectacle de l'impuissance. Adèle joua de
cette dernière, pour une fois, pour torturer à son tour le briseur
de rêve et de vie, l'usurpateur, en silence et sans images non plus.
Il ne fut pas dupe mais ne put s'en défendre. C'est ça le 14
juillet bouquet final aussi : l'explosion à deux face à ces
tortures partagées., donnée rendue coup pour coup. Parce qu'Adèle
rend tous les coups. Elle les compte et les rend avec précision
jusqu'au plus discret. Ni plus ni moins. La justice du combat. Sauf
ceux de la tête et du cou bien sûr.
Une si une grande douleur parfois.
Parfois, elle n'en pouvait plus, elle la guerrière. Elle se taisait.
Elle se renfermait, se retirait tant elle était prise envahie et
incapable. Un sentiment d'impuissance à se taper la tête contre les
murs, à se haïr jusqu'à la fin des temps, à se punir chaque
minute de la vie restante. Se dire que cela n'en finirait jamais,
qu'elle est une prisonnière à vie, que c'est elle qui pourrit en
prison alors que les vrais coupables courent lalalalalaaaaa. Petite
maison dans la prairie et elle est en guerre dans une geôle infestée
de vampires.
Un sentiment d'être une grenouille
qui veut se faire bœuf mais qui voudrait ne pas vouloir et ne peut
pas. Le sentiment de se regarder grossir grossir grossir près
d'éclater, consciente de l'insensé de la manoeuvre et incapable
d'agir sur le phénomène. Elle se regardait être une ambitieuse
folle, une ambitieuse à mort. Roger et toutes ses vies, voulait lui
aussi manger, dévorer le monde. Peut-être les autres aussi. Lui
aussi aurait pu tuer sans le vouloir sans doute. Avait-il trouvé la
clef, le décryptage ultime. Elle avait le sentiment que oui et qu'il
était désormais apaisé. Mais grondait en lui cette faim, cette
méchante faim déraisonnée, dissonante qu'elle entendait en
murmure derrière ses mots et son sourire. Derrière son corps et ses
pirouettes, ses torsades et sa clownerie. Derrière tout cela, elle
entendait son langage à elle, son langage déglingué qui ne vise
plus le sens mais le point et qui ne l'atteint jamais. W. le sut tout
de suite, entendit les murmures résonner. Le sien presque doux et
celui d'Adèle plus hoquetant mais obligé bien sûr de se cacher. Un
fugitif. Un évadé. Deux fugitifs, l'un ayant pris son parti de la
cavale et l'autre aspirant encore au grand jour, pas encore assez
vieux. Adèle entrevit là
peut-être la solution, elle qui n'avait pas voulu partager cette
guerre, en mots pour faire comprendre et pas davantage, pas à deux
au front pour stopper les deux entêtés fous d'avidité. Avides
comme des loqueteux, avides comme sortis de camps de concentration,
avides comme 10000 Alceste, avides comme des chiens errants. Elle
accepta d'ouvrir sa cage et il lui montra sa faim à lui, la douleur
de l'abstinence et le repos de la guérison. Des larmes coulèrent
sur son visage, elle ne savait pas. Elle découvrait l'issue rêvée.
Elle découvrait qu'on peut adoucir le murmure et la course
infernale. Elle demanda : « Puis-je faire cela avant
d'avoir ton âge ? Il sourit et comme il ne se prenait pas pur
Dieu, il se contenta de la serre dans ses bras et de lui transmettre
tout ce qu'il pouvait d'énergie. Elle aurait aimé être dans un de
ces films fantastiques, de super-héros encore mieux, et lire tout le
déroulé jusqu'à cet instant-là, fermer les yeux et voir tous ces
clichés qui lui auraient ouvert les yeux. Mais elle n'était que
dans la réalité et ferma les yeux pour sentir ce qu'il avait à lui
offrir d'expérience et de tendresse.
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