mercredi 8 juin 2016

Faim

Ce qui faisait d'eux des pairs, une paire, c'était aussi cette insatiabilité. Cette impossibilité à être rassasié qui les liait indubitablement. Adèle était de ceux, est encore parfois, quand elle est nerveuse ou malmenée, qui ne trouve jamais le sentiment de plein, d'être sans besoin immédiat. Adèle la brûlante, qui tentait tant bien que mal de s'apaiser en se répétant qu'elle n'avait plus besoin de rien, qu'elle devait se sentir entière et non manquante. Mais se répéter encore et encore comme une litanie que « tu n'as plus besoin, tu n'as plus envie, arrête-toi, assieds-toi et respire, tu n'as plus besoin, tu n'as plus envie, arrête-toi, assieds-toi et respire, tu n'as plus besoin, tu n'as plus envie, arrête-toi, assieds-toi et respire... » Mais qui ne sait pas que ces choses-là ne fonctionnent pas ? Qui y croit ? Les désespérés. Je ne dis pas qu'Adèle ou Roger étaient des désespérés, des dépressifs jérémiants. Loin de là. C'étaient tous les deux des guerriers. Vous le savez bien désormais. Je le répète bêtement, moi aussi mais c'est pour le rappeler, c'est tout. Non pas que je suppose que vous ne le sachiez pas mais que je me sens obligée de faire une piqûre de rappel parce que c'est le moment là. Parce que je serais extrêmement froissée qu'on interprète mal mes propos, surtout en ce sens. Donc, Adèle était une de ces femmes qui a toujours envie, qui pourrait avoir toujours le cou en avant, les jambes prêtes à suivre à toute allure, à n'importe quelle vitesse, quitte à mouliner comme une dératée, courir, suivre le cou et la tête qui ne s'arrêtent jamais, sous peine de se disloquer, tout dégommer sur son passage, pas le choix, dans une violence incontrôlée, comme un IMC comme on dit joliment et ses gestes parasites, pan dans la gueule, désolée c'était au passage, pas fait exprès, mais je suis le cou, je suis la tête, je suis la faim et je ne peux pas leur dire non, ils sont trop forts, ils sont bien plus forts que moi, ils n'ont aucun remords, peut-être qu'ils tueraient du moins sans aucun doute laisseraient mourir sur leur route, ils ne s'arrêteraient pas même pour respirer, chier ou vomir tant le désir est énorme et dégueule de leur petite boîte : ils sont petits la tête et le cou et pourtant ils peuvent faire leur loi, ils sont tyranniques, ils tirent sur la corde jusqu'au bout, jusqu'à blesser à mort, ils n'ont peur de rien, ce sont des bêtes sauvages dans ces cas-là, ça peut durer des jours, des semaines où ils se terrent face au beau monde mais rient de se sentir déjà grossir enfler comme des coqs en pâte comme des oies engraissées et dès que la solitude pointe un coin de nez, ils attaquent comme un seul homme, une armée de légionnaires, ils savent leur puissance, ils tirent sur la corde, ils dirigent par le bout du nez, ils n'ont besoin de rien, la tête et le cou, obèses de désir et d'insatisfaction hargneuse, de faim délirante, ils se libèrent , ils font crever le reste qui suit derrière comme un chien, comme un clébard désarmé, comme un corps mort un cœur sans force, automatique dans la survie mais désolé de sa débilité alors, on s'en fout que tu sois désolé lui disent les autres, bouge ton cul et lève-toi, tiens-leur tête ! mais c'est la tête, je ne peux rien contre elle, je ne peux qu'avec elle leur répond-il, les autres trépignent, ragent et crient de douleur et de colère, ils se sentent encore une fois maltraités, battus, ceinturés, lacérés, personne ne voit ça, personne ne peut leur venir en secours, personne n'est assez fort, personne n'a trouvé la clef et le cœur, ridicule sur la marche numéro de son podium a abdiqué se recroqueville et attend la fin de la tempête, attend le sommeil et le retour du beau monde pour reprendre son souffle mais rien n'est réglé et tout recommencera au prochain tournant, à la prochaine solitude, à la prochaine colère, la tête et le cou riront ensemble et continueront leur 100 coups et frapperont sans pitié tous les autres de leur faim irrésistible, les dealers, les revendeurs qui nourrissent les toxicomanes sous eux, les enculés qui parlent calculent, manipulent, jouent tout le jour au désir et quand vient le soir et la solitude paaaaaa ! Laisse tomber leur coup avec une force herculéenne, ils ne sont pas humains, ils sont d'un autre monde, ils sont fous peut-être, ils ont peur, ils sont à enfermer mais non ils disent qu'ils ne s'arrêteront jamais et que la liberté recouvrée ils se frotteront les mains et recommenceront de plus belle, les mettre à mort et tous les autres crèvent avec, ils sont atroces et vitaux, il faut trouver l'arme qui anéantira leur cruauté, qui découvrira leur faiblesse, leur fragilité et éteindra leur feu de faim, il faut chercher encore et encore, Adèle cherche encore avec le morceau de tête qui reste sain pour trouver le fin mot de l'histoire et entrer le mot de passe pas magique, mais final, qui arrêtera cette lutte contre la faim et le désir mortels.
Aussi loin qu'Adèle se souvenait, presque aussi loin, avant la boîte et le frère, elle avait été ainsi, très loin, depuis 20 ans, depuis 25 ans peut-être, une petite fille puis une adolescente déterminée et animée d'un faim de prédateur. Contrôlée, dégagée, détournée mais toujours la plus forte, toujours la grande gagnante en noir et rouge de sang. Avec Abdel, elle en avait fait fi, elle avait fait comme si elle n'existait pas, elle ne pouvait accepter même son existence et il l'avait aimée comme ça. Mais à quel prix ! Les suivants n'avaient pas vu, n'avaient pas compris la faim et le désir et au contraire ils avaient cru à une ascèse qu'ils admiraient parfois ou qui leur faisait peur ou qui ne faisait rien. Une ascèse insupportable qui volait en éclats quand ils n'étaient pas là. Qui devenait complètement psychiatrique avec Brice, au bord du gouffre l'ascèse, prête à être forfait. Brice qui avait vu lui et qui avait encore appuyé sur le champignon en voulant peut-être arrêter, par la force comme toujours sans savoir faire autrement le connard, mais le désir n'est pas un adversaire qu'on prend de front. Il nargue et se faufile et Brice ne l'attrapera jamais, il était bien trop violent pour savoir y faire avec des subtilités comme celles-là. De toutes façons, Adèle ne lui demanda jamais rien, elle laissa le désir et la faim indomptables prendre le pas et se jouer d'elle, et de lui, spectacle de l'impuissance. Adèle joua de cette dernière, pour une fois, pour torturer à son tour le briseur de rêve et de vie, l'usurpateur, en silence et sans images non plus. Il ne fut pas dupe mais ne put s'en défendre. C'est ça le 14 juillet bouquet final aussi : l'explosion à deux face à ces tortures partagées., donnée rendue coup pour coup. Parce qu'Adèle rend tous les coups. Elle les compte et les rend avec précision jusqu'au plus discret. Ni plus ni moins. La justice du combat. Sauf ceux de la tête et du cou bien sûr.
Une si une grande douleur parfois. Parfois, elle n'en pouvait plus, elle la guerrière. Elle se taisait. Elle se renfermait, se retirait tant elle était prise envahie et incapable. Un sentiment d'impuissance à se taper la tête contre les murs, à se haïr jusqu'à la fin des temps, à se punir chaque minute de la vie restante. Se dire que cela n'en finirait jamais, qu'elle est une prisonnière à vie, que c'est elle qui pourrit en prison alors que les vrais coupables courent lalalalalaaaaa. Petite maison dans la prairie et elle est en guerre dans une geôle infestée de vampires.
Un sentiment d'être une grenouille qui veut se faire bœuf mais qui voudrait ne pas vouloir et ne peut pas. Le sentiment de se regarder grossir grossir grossir près d'éclater, consciente de l'insensé de la manoeuvre et incapable d'agir sur le phénomène. Elle se regardait être une ambitieuse folle, une ambitieuse à mort. Roger et toutes ses vies, voulait lui aussi manger, dévorer le monde. Peut-être les autres aussi. Lui aussi aurait pu tuer sans le vouloir sans doute. Avait-il trouvé la clef, le décryptage ultime. Elle avait le sentiment que oui et qu'il était désormais apaisé. Mais grondait en lui cette faim, cette méchante faim déraisonnée, dissonante qu'elle entendait en murmure derrière ses mots et son sourire. Derrière son corps et ses pirouettes, ses torsades et sa clownerie. Derrière tout cela, elle entendait son langage à elle, son langage déglingué qui ne vise plus le sens mais le point et qui ne l'atteint jamais. W. le sut tout de suite, entendit les murmures résonner. Le sien presque doux et celui d'Adèle plus hoquetant mais obligé bien sûr de se cacher. Un fugitif. Un évadé. Deux fugitifs, l'un ayant pris son parti de la cavale et l'autre aspirant encore au grand jour, pas encore assez
vieux. Adèle entrevit là peut-être la solution, elle qui n'avait pas voulu partager cette guerre, en mots pour faire comprendre et pas davantage, pas à deux au front pour stopper les deux entêtés fous d'avidité. Avides comme des loqueteux, avides comme sortis de camps de concentration, avides comme 10000 Alceste, avides comme des chiens errants. Elle accepta d'ouvrir sa cage et il lui montra sa faim à lui, la douleur de l'abstinence et le repos de la guérison. Des larmes coulèrent sur son visage, elle ne savait pas. Elle découvrait l'issue rêvée. Elle découvrait qu'on peut adoucir le murmure et la course infernale. Elle demanda : « Puis-je faire cela avant d'avoir ton âge ? Il sourit et comme il ne se prenait pas pur Dieu, il se contenta de la serre dans ses bras et de lui transmettre tout ce qu'il pouvait d'énergie. Elle aurait aimé être dans un de ces films fantastiques, de super-héros encore mieux, et lire tout le déroulé jusqu'à cet instant-là, fermer les yeux et voir tous ces clichés qui lui auraient ouvert les yeux. Mais elle n'était que dans la réalité et ferma les yeux pour sentir ce qu'il avait à lui offrir d'expérience et de tendresse.

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