Mangez-le
si vous voulez. Quoi ? Non qui ? dois-tu demander. Car
c'est bien d'un homme dont il est question. Un concitoyen. Un ami. Un
bienfaiteur. Sans histoires. Plutôt assez fade même. Un gentil
gars, c'est avec lui que le récit commence avec ce personnage, le
gentil gars. Peut-être même un peu niais... On se dit que ce que
l'on a lu et qui annonçait l'histoire ne doit pas le concerner ou de
loin. Il est sûrement secondaire dans tout ce drame. F'rait pas
d'mal à une mouche ! Qui lui en voudrait ? Alors, on part
confiant mais tout de même mal à l'aise parce qu'on sent le
traquenard quelque part. Pourquoi le narrateur nous parlerait si
précisément de lui d'emblée s'il était véritablement
insignifiant. Bon, prudent mais pas trop, moi lectrice je m'avance,
sans trop de bruit pour ne rien provoquer, pas trop vite non plus car
la fuite reste un très bon moyen de se protéger. Et même, est-ce
que je poursuis mon aventure dans ces pages ? Ai-je envie de
savoir ? Non, en toute honnêteté je n'ai pas envie de savoir.
Mais ma couardise me pique au vif et un regain de fierté me pousse à
continuer. Pour regarder les choses en face et parce que je sais déjà
que ce narrateur-là ne fera pas de cadeau. Il n'aura pas de pitié.
Pourquoi en aurait-il d'ailleurs ? Son récit est bien celui de
la cruauté pure.
C'est
une histoire d'une crudité douloureuse que met en scène Jean Teulé
dans Mangez-le si vous voulez. Sans
fard, dès les premières lignes il annonce cette simplicité. Au
fur et à mesure la simplicité prendra la forme d'une sécheresse
polie. Celle de la violence à nu, sans aucune raison, sans aucune
raison acceptable. Indigne. Répugnante. A vous donner des nausées.
Pourtant, pas de tangage maritime. La mer est d'huile. Mais le feu la
prend d'un coup en un cercle finement circonscrit, dans le temps,
dans l'espace, qui s'éteindra aussi vite qu'il a pris. Le politesse
des mots, leur raffinement d'époque, qui nous plonge d'ailleurs dans
ces temps qui ne sont plus les nôtres, rend le spectacle d'autant
plus ignoble. Le narrateur adopte un ton journalistique, neutre,
clair et net. Pas de lyrisme cathartique pour le lecteur qui
faciliterait l'épreuve. Ce dernier n'a qu'à avaler les mots et
faire avec. Chaque chapitre est précédé d'une carte qui donne à
voir où ont lieu les opérations et chaque étape du martyre
d 'Alain de Monéys, le gentil gars des premières lignes.
Cet
ouvrage nous met face à nous-mêmes et à notre manière de
supporter l'insupportable. Il nous met au défi de le lire jusqu'à
sa dernière ligne. Il suscite en nous écœurement et incrédulité.
L'on se dit au bout d'un moment que l'auteur exagère et que cela n'a
pas pu se passer ainsi, que l'Histoire n'a pas pas pu s'écrire
ainsi. Mais, cette incrédulité se dissipe quand la tension retombe
et alors, ce récit nous pousse à comprendre, chercher. Que s'est-il
passé ? Quelle folie s'est emparée de cette foule qui a sombré
dans l'innommable ? Le narrateur reste égal à lui-même. Il
n'offre aucune réponse, aucune porte de sortie facile. Il témoigne.
Et s'en lave les mains. Que nous doit-il en effet ? Lui en
vouloir ? Il est encore le plus honorable de tous.
Après
cette lecture, l'on saute sur le plus politiquement correct des
bouquins qui nous tombent sous la main, croyant apaiser la plaie qui
s'est ouverte. Mais c'est peine perdue. C'est la plaie que nous
cachons tous tout au fond de nous, la plaie de notre cruauté, de
notre impitoyable soif de vengeance, de notre folie, chaque jour
maîtrisée, contrôlée, bien en cage, mais bien vivante. Et
difficile après cette lecture d'imaginer que l'on est une exception
ou que ces gens-là, plus qu'ordinaires, en seraient. La cage a cédé
et la bête a mangé son même, son reflet, son mal. L'homme s'est
mangé lui-même. Et sa violence, véridique, n'est plus de l'ordre
du mythe. Il s'agit de l'Histoire et de nos pairs humains. Voilà nos
idées de jolie réalité remise en place : plongeon
spectaculaire dans le plus brûlant des enfers.
Lisez
et pour sûr vous en apprendrez sur vous, sans doute bien davantage
d'ailleurs que ce que vous n'auriez voulu.
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