vendredi 13 avril 2018

Jean Teulé, Mangez-le si vous voulez, Editions Julliard (mai 2009)


Mangez-le si vous voulez. Quoi ? Non qui ? dois-tu demander. Car c'est bien d'un homme dont il est question. Un concitoyen. Un ami. Un bienfaiteur. Sans histoires. Plutôt assez fade même. Un gentil gars, c'est avec lui que le récit commence avec ce personnage, le gentil gars. Peut-être même un peu niais... On se dit que ce que l'on a lu et qui annonçait l'histoire ne doit pas le concerner ou de loin. Il est sûrement secondaire dans tout ce drame. F'rait pas d'mal à une mouche ! Qui lui en voudrait ? Alors, on part confiant mais tout de même mal à l'aise parce qu'on sent le traquenard quelque part. Pourquoi le narrateur nous parlerait si précisément de lui d'emblée s'il était véritablement insignifiant. Bon, prudent mais pas trop, moi lectrice je m'avance, sans trop de bruit pour ne rien provoquer, pas trop vite non plus car la fuite reste un très bon moyen de se protéger. Et même, est-ce que je poursuis mon aventure dans ces pages ? Ai-je envie de savoir ? Non, en toute honnêteté je n'ai pas envie de savoir. Mais ma couardise me pique au vif et un regain de fierté me pousse à continuer. Pour regarder les choses en face et parce que je sais déjà que ce narrateur-là ne fera pas de cadeau. Il n'aura pas de pitié. Pourquoi en aurait-il d'ailleurs ? Son récit est bien celui de la cruauté pure.
C'est une histoire d'une crudité douloureuse que met en scène Jean Teulé dans Mangez-le si vous voulez. Sans fard, dès les premières lignes il annonce cette simplicité. Au fur et à mesure la simplicité prendra la forme d'une sécheresse polie. Celle de la violence à nu, sans aucune raison, sans aucune raison acceptable. Indigne. Répugnante. A vous donner des nausées. Pourtant, pas de tangage maritime. La mer est d'huile. Mais le feu la prend d'un coup en un cercle finement circonscrit, dans le temps, dans l'espace, qui s'éteindra aussi vite qu'il a pris. Le politesse des mots, leur raffinement d'époque, qui nous plonge d'ailleurs dans ces temps qui ne sont plus les nôtres, rend le spectacle d'autant plus ignoble. Le narrateur adopte un ton journalistique, neutre, clair et net. Pas de lyrisme cathartique pour le lecteur qui faciliterait l'épreuve. Ce dernier n'a qu'à avaler les mots et faire avec. Chaque chapitre est précédé d'une carte qui donne à voir où ont lieu les opérations et chaque étape du martyre d 'Alain de Monéys, le gentil gars des premières lignes.
Cet ouvrage nous met face à nous-mêmes et à notre manière de supporter l'insupportable. Il nous met au défi de le lire jusqu'à sa dernière ligne. Il suscite en nous écœurement et incrédulité. L'on se dit au bout d'un moment que l'auteur exagère et que cela n'a pas pu se passer ainsi, que l'Histoire n'a pas pas pu s'écrire ainsi. Mais, cette incrédulité se dissipe quand la tension retombe et alors, ce récit nous pousse à comprendre, chercher. Que s'est-il passé ? Quelle folie s'est emparée de cette foule qui a sombré dans l'innommable ? Le narrateur reste égal à lui-même. Il n'offre aucune réponse, aucune porte de sortie facile. Il témoigne. Et s'en lave les mains. Que nous doit-il en effet ? Lui en vouloir ? Il est encore le plus honorable de tous.

Après cette lecture, l'on saute sur le plus politiquement correct des bouquins qui nous tombent sous la main, croyant apaiser la plaie qui s'est ouverte. Mais c'est peine perdue. C'est la plaie que nous cachons tous tout au fond de nous, la plaie de notre cruauté, de notre impitoyable soif de vengeance, de notre folie, chaque jour maîtrisée, contrôlée, bien en cage, mais bien vivante. Et difficile après cette lecture d'imaginer que l'on est une exception ou que ces gens-là, plus qu'ordinaires, en seraient. La cage a cédé et la bête a mangé son même, son reflet, son mal. L'homme s'est mangé lui-même. Et sa violence, véridique, n'est plus de l'ordre du mythe. Il s'agit de l'Histoire et de nos pairs humains. Voilà nos idées de jolie réalité remise en place : plongeon spectaculaire dans le plus brûlant des enfers.
Lisez et pour sûr vous en apprendrez sur vous, sans doute bien davantage d'ailleurs que ce que vous n'auriez voulu.

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