Elvire et Lili se connaissent. Se connaissent bien. Elles sont presque sœurs. Mais, comment dire, Lili renie Elvire en son for intérieur. Lili ne veut plus être comme ça. Plus ou pas. Elle ne sait pas si, un jour, elle a réellement ressemblé à Elvire ou si elle lui ressemble encore trop, ou si Elvire est une partie d'elle-même qui patine. En tout cas, de notre point de vue, il est plus que compréhensible que Lili et Elvire se soient fréquentés et encore aujourd'hui, même moins. Voilà ! C'est ça ! Lili se sent tirée vers le bas par Elvire. Elvire la recroqueville. C'est étrange à dire mais Elvire l'empêche de se dilater. Elle se rétrécit, aux côtés d'Elvire, en forme de fœtus confortable aux yeux limpides.
Bref, il s'agit bien d'Elvire ici. Alors parlons-en Bon Dieu ! Elvire est toujours perdue d'une manière ou d'une autre. Elle n'est pas un peu perdue, allez ça ira tu verras. D'ailleurs, personne ne lui dit ca ; tout le monde sait que c'est faux. Elle aussi pas dans des jérémiades déchirantes. Avec réalisme.Elvire est lucide. C'est pire. Donc, venons-en à cette désorientation perpétuelle. Elvire traverse la vie comme si le Nord se déplaçait sans cesse et sans stratégie intelligible. Elvire a essayé et continue de tenter de rester en place, d'attraper un repère. Elle pense souvent à la lune mais c'est idiot. Elle n'est pas plus sûre que les autres. Simplement, la lune est admise comme un peu spéciale, un peu magique. Et cela lui plait a Elvire. Elle est comme une SDF, SDF totale. Elle pourrait faire partie d'une expérience in vivo du manque total de domicile : domicile à dormir, domicile intérieur (la grotte secrète de chacun), domicile professionnelle. Mais Elvire ç 'est nulle part. N'allez pas imaginer Elvire comme une vagabonde errant de rue en rue et de ville en ville. Sans exigence. Elvire a presque l'air d'avoir une existence normale. Ce que l'on explique là d'Elvire, c'est le global, l'invisible. Elle n'est pas non lus invisible, Elvire. Sans doute moins que Lili quand elle se cache, par exemple. Parce qu'Elvire est une chercheuse. Elle renifle tout ce qui passe. Elle est recroquevillante mais pas recroquevillée. C'est de l'extérieur et surtout pour Lili qu'elle fait cet effet-là.
Expliquons-nous mieux. Mise en situation.
Elvire est chez elle. Nous sommes le matin avant son départ au travail. Elle ouvre grand sa couette entortillée sur elle-même et la plie en bout de lit. Pour aérer, renouveler les acariens qui se multiplient dans son grand pucier. (Elvire a de l'humour. Ça fait vivre l'humour quand on n'a ni totem ni toit.) Au moment même où elle accomplit sa tâche, virage complet dans son esprit : il faut refermer le lit et le border proprement pour le retrouver accueillant, comme neuf ce soir en revenant. Eh oui ! C'est son dernier passage dans la chambre avant le départ pro. Donc elle doit l'un ou l'autre. L'un puis l'autre sont impossibles. A priori. Le deuxième geste annule le premier. Le premier a déjà été entamé. Ses mains s'arrêtent net et les bras perdus face à des injonctions contradictoires, pendouillent le long du corps d'Elvire. Cela arrive tout le temps, toute la journée.
Autre exemple : elle travaille seule dans son bureau. Au moins, elle n'est parasitée que par elle-même. Voyant ses paralysies décuplées en présence de ses collègues, elle a fait la demande d'un bureau pour elle seule. Personne n'y a trouvé à redire, d'abord parce qu'elle est une professionnelle excellente et ensuite parce qu'on pense qu'elle a un grain et que oui oui oui le poste doit lui être adapté. Bizarrement, Elvire n'est pas bègue. Se connaissant, elle continue d'être surprise par son aisance à choisir ses mots. Le bégaiement lui aurait convenu à merveille. La nature est parfois étonnante. Lorsqu'elle écrit, il en va de même. Elle glisse sur le papier ou le clavier. Elle n'a jamais parlé de cet étonnement à personne. Mais elle sent bien que sa facilité à manier le langage surprend. L'admiration qu'elle remporte en général est d'autant plus brillante. Cela fait un bien fou ces petits moments-là.
Donc au contraire, quand elle est là dans son bureau bien isolé, elle ferme la porte derrière elle. A clef spontanément. Et puis non parce que c'est impoli, dangereux s'il y avait urgence. Alors, elle retourne la clef dans l'autre sens dans la serrure. Puis resurgit l'inquiétude d'être surprise par un collègue trop spontané ou trop mal élevé. Elle ne ferme pas car le bruit reste dans la serrure serait suspect. Elle va s'asseoir à son bureau face à la porte. Elle lorgne la clef et la clanche. Elle n'arrête pas de lever le nez de son dossier pour vérifier.
Vérifier : satané vocable. Vérifier, voir la vérité ? Mettre au jour la vérité ? Vérifier pour fixer la réalité ? Pouvoir s'y fier ? Flairer le danger ? Stop. Elle pourrait érailler.
Elle ne doit pas penser à vérifier.
Elle ne doit pas penser à choisir.
Pourtant, elle traverse tout le jour, parfois une partie de la nuit en vérifications à opérer et des choix à poser. Rien ne sort tout seul. Rien ne s'impose et allons-y, en avant, rapide la journée L
L'histoire de fermer ou non le bureau à clef se finit différemment selon l'humeur et l'avenir proche. Une grande réunion, une intervention devant trois collègues, un rendez-vous avec qui que ce soit, et le bal de la clef s'allonge. Elle se relève et se rapproche de la porte. La main se tend vers la clef, ne la touche pas. Elle s'en retourne rageuse. Elle ne peut plus y toucher. Il ne fautas y toucher. Peut-être d'ailleurs qu'elle est déjà fermée cette putain de porte. Elle ne sait plus où elle en est. Il faut qu'elle en ait le cœur net. Vérifier pour une bonne raison : savoir si c'est ouvert ou fermé. Voilà une vraie bonne raison de vérifier. Elle se lève à nouveau : la porte n'est pas verrouillée. Elle prend peur. L'angoisse la prend a la gorge. Cela devient oppressant. Les sueurs roi des, les halètements, les tremblements. Elle tourne la clef et s'enferme. Elle arguera si besoin qu'elle a fermé machinalement, comme à la maison. Si on l'interroge. Qui irait lui demander des comptes ? Mais on ne sait jamais.
Jamais !
Et puis, elle fouille dans son sac pour y piocher le cachet salvateur. Parce que trembler, suer et haleter comme un bœuf devant des inconnus ou si peu croisés, il n'en est pas question. Elle respire profondément. Autant que possible. Elle en oublie la porte et la clef. Le cerveau est un foutu malin.
Un exemple parmi d'autres. A peu près toute la vie a l'image de cette clef et la porte du bureau. Toutes ces élucubrations demeurent internes. Pas de longs discours à quiconque. Pas même à Lili mais Lili sent ces choses-là. Et ça s'insinue. Elvire n'est pas folle et sait qu'elle sent. Elle choisit très précautionneusement ses sujets de conversation pour que rien ne puisse filtrer de ses va et vient intérieurs. D'autres n'y comprennent rien. Elle peut donc y faire référence sans filtre ou presque et ils n'y voient que du feu. Elle se sent un peu plus libre et cela élargit la palette des discussions possibles. Parce qu'Elvire s'intéresse à tout, justement, à tout... et ne veut pas passer pour une idiote. Elle est cultivée et ne demande qu'à apprendre et échanger. Les biens dans leur peau sont les meilleurs pour cela. Ils ne perçoivent rien des flux et reflux. Parce qu'elle l'avoue Elvire, elle va et vient, vire à droite arrière gauche oblique même dans la conversation. Quand il s'agit de culture, et ème gens d'une grande incompétence humaine, elle a l'air passionnée et enthousiaste. Les autres, les sensibles, la trouvent vite tatillon, indécise et fouillis. Elle les agace et ils s'en détournent. Elle a donc développé un radar à Sensibles. Pour savoir qui elle agacera et qui elle intéressera ou fera rire même. Parce qu'il y en a qui rient, sans se moquer hein ! Ils rient de sa profusion, de toutes ses directions qu'elle peut emprunter, cette immense variété qu'ils n'avaient pas forcément prévue, et qu'elle essaye, qu'elle se tienne sur le pas de chaque porte, à la croisée de tous les chemins qu'elle évoque sans radinerie. Donc, il y a bien ceux qu'elle fait tiquer et qui l'a sentent a la dérive ; pas nette. Et ceux auxquels elle ouvre des horizons. Comme quoi le handicap n'est qu'un point de vue parmi d'autres.
Et puis, il y a le téléphone. Décrocher, qu'elle que soit le sens, qu'elle soit l'appela te ou l'appelée. Décrocher... Souvent. Très souvent. Presque toujours. A chaque fois. Elvire empoigne le combiné (il lui faut donc un engin relativement grand. Pas d'ultra moderne riquiqui. Elle en resterait pétrifiée à ne plus s'en approcher. Or, elle doit téléphoner.) Bref, vous avez bien saisi le topo. "Je décroche. Oh non ! Mais si ! Peux paaaas ! Il le faut ! Ici, travail. Pas d'états d'âme. Non, sais pas quoi diiiiire ! Sais pas qui c'eeeeest ! Non nooooon ! " Comme dirait Lili, et ça école ce, à droite, à gauche, droite, gauche, à n'en plus finir. Là, il n'y a pas d'horizon. Mais on est dans un problème du terrain. Quand le sujet s'élève et devient plus intellectuel, les hésitations peuvent élargir le spectre des possibles.
Elvire est une belle femme. Une très belle femme. Elle voudrait être autre. Non pas qu'elle ait à s'en plaindre. Cela lui a servi, combien de fois ! Mais cela ne lui correspond absolument pas. Remarquez que c'est à l'image des injonctions contradictoires qui la tiraillent. Remarquez aussi que tout cela lui impose des exercices physiques quotidiens et fréquents. Elle a des muscles en pleine forme. Prêts à l'effort, surtout répété.
Elvire est une belle femme, une très belle femme. Elle se sourit dans la glace quand elle s'y croise. Elle aime ce sourire trop rare. Une enveloppe extérieure d'une harmonie refaite et un intérieur bruyant, au stroboscope, boîte de nuit chaotique, camée.
Elle ne le veut pas mais elle croit avoir compris quelque chose récemment : elle cultive son ambiguïté. Elle refuse de n'être que chaotique. Alors elle soigne l'enveloppe douce et attitré.
Ceux qui savent les va-et-vient, flux et reflux sont parfois séduits, une seconde, pris au piège de la parfaite symétrie de son visage et de la finesse de tout son corps. Ce sont les jours de fatigue. Vraiment cela dure une seconde. Elle voit en un éclair leurs yeux s'éteindre. Ils se rappellent qu'elle est cinglée.
Elvire
change
et varie
alterne
et tangue
croit choisir
et s'être trompée.
Mais elle ne choisit
jamais
rien.
Elvire fait presque chavirer sa propre embarcation pour ne s'installer nulle part, dans aucune voie.
Ni voie ni voix.
Toutes les voies, toutes les voix.
Elle veut tout puis plus rien, qu'on lui ordonne et elle obéira. Mais non puisqu'elle sera sûre qu'une solution n'en est pas une puisqu'elle est seule et évince toutes les autres.
Rien, absolument rien n'est sciemment révolutionnaire chez Elvire. Pourtant elle renverse tous les équilibres. Elle en pâtit la première. Mais elle comprendra un jour qu'en s'entourant des bons, elle funambule ta aussi belle qu'elle parait. Elvire porte son fardeau qu'elle saura sans doute muer en esprit brillant, visionnaire car tout est possible. Son esprit envisage tout. Toutes les couleurs, toutes les métamorphoses, tous les visages. Elle ne fait pas exprès mais les principes et usages glissent sur elle. Ce qui ancre les plus adaptés à leur environnement, langue, culture, traditions, famille et savoirs, rebondissent sur sa belle armure de femme à prendre. Sauf, le savoir, le vrai savoir, entendons-nous bien, celui qui n'existe pas encore.
Mais tout cela, ce sont des plans sur la comète. Elvire pour l'instant chavire et se noie a chaque pas. On dirait presque qu'elle fait exprès. Elle-même le pense quand elle s'agace trop, au point de cogner les murs. Les autres bien sûr, quand ils sont pressés surtout. Tout cela donc, ce sont des plans sur la comète parce que nous savons vous et moi, avec tous ces éléments qu'Elvire réussira à apprivoiser ses doutes, qu'elle, même, réussira à les utiliser, comme nous en parlions ci-dessus. Elvire virevoltera et cessera de chavirer. Ses hésitations, ses gorges serrées auront des ailes qui vont parfois plus loin que toutes les certitudes et les confiances aveugles. Il faut le lui dire. Il faut la prévenir que ce ne sera jamais pire. Qu'elle est seulement encore trop jeune. Toi, le père ! Toi le frère ! Vous qui en savez quelque chose ! Dites-lui que vous en faites aujourd'hui votre miel. Aussi. Parce qu'elle en perd courage parfois. Souvent.
Et pleure.
Elvire a été une belle enfant sage. Comme une image. Elle pressentait que bouger d'elle-même impliquerait de terribles épreuves. Elle n'opérait aucun mouvement inutile. Elle parlait très peu et de temps en temps goulûment. Un torrent une fois par mois. Sans raison bien valable. Cela faisait bien rire tout le monde en tout cas. Un rire de vie pleine et sautillante.
A l'école, elle a réussi comme prévu, comme attendu aussi. Elle a vite compris qu'elle pourrait mieux s'avancer dans la vie si elle se mettait l'école dans la poche. Et a l'école, on lui a dit : "tu as raison Elvire, voilà la réponse mais celle-ci convient aussi. Et si tu avais fait comme cela, c'était également juste." Elle était moins comme une image à l'école. Avec les professeurs. Pas avec les copains, collègues, devrait-elle dire. Elle essayait, elle avait moins peur de se tromper parce qu'on disait que se tromper, c'était une manière de comprendre. Avec ses pairs, elle n'a pas su y faire. Elle a attendu parce qu'on lui a dit "Tu verras, en grandissant, tu trouveras des gens qui te ressemblent. Tu es trop mûre pour ton âge, c'est pour ça." C'est ce que les adultes aiment à penser. C'est une idée idiote, encore une fois. Elvire a beau été adulte aujourd'hui, elle pense qu'elle était très immature pour son âge et presque même handicapée. Et qu'en grandissant, les handicapés se cachent moins, ont moins honte, sont moins moqués et se retrouvent. A son avis, le monde est dirigé par des handicapés qui ont haï la cour de récréation et les sorties de classe, qui se sont tous retrouvés à Sciences Po, au MIT et autres institutions internationales. Si elle pousse le bouchon, Elvire dit que le monde est régi par des moutons noirs déguisés. Il faudrait les voir devant la glace, sous la douche ou à table en famille. Mais ce sont des choses dont on ne parle pas pour préserver peut-être le secret du Clan des moutons noirs. Les vrais gens normaux sont d'illustres inconnus. Et ce, grâce au fait qu'ils sont normaux. Après, y a-t-il une échelle a degrés du type, plus vous êtes célèbre, plus vous êtes hors norme ? Elvire ne dit pas non. Enfin, tout cela ne se débat pas en soirée. Juste entre amies, sœurs choisies, sœurs galeuses. Elvire a une chance, une formidable chance : elle a trouvé celle qui l'a suivra jusqu'à la mort. Elle sait que quoi qu'il arrive de son existence, il y aura Vera pour l'entendre et la rattraper, la relever, ou simplement pour lui dire combien elle l'aime et ce que le monde est joli parfois. Avec Vera, Elvire parle à bâtons rompus. Elle lui raconte ses pas en avant en arrière, ses danses de folle pour apaiser les Demons du doute. Vera rit et rit. Et elle aussi elle raconte ses aventures abracadabrantes, impossibles et pourtant. Et Elvire en fait des Oh et des Ah et s'en rappelle quand elle s'endort seule dans son lit et qu'elle se dit qu'un jour, elle ne pourra plus même penser qu'elle pense, plus dire je, plus sentir rien de rien, puisqu'elle ne sera plus. Le visage et la voix de Vera et ses histoires la sortent de ses brumes funestes. Elle sourit, parfois même rit, seule dans son lit qui redevient douillet. Elle l'appellera demain. Ce n'est presque pas la peine. Vera est déjà presque toujours juste à côté, toutes les heures de la vie
Après, et encore, il y a la grande question des relations amoureuses.
Qui choisir ?
Pourquoi ?
Quand ?
Où ?
Comment ?
Garçon ?
Pourquoi pas fille ?
Plus vieux ?
Plus jeune ?
Elle ne fait jamais rien. Elle ne s'engage dans rien parce qu'elle voudrait tout essayer. Elvire, comme tous les grands douteux, est parfaitement mégalomane. Les psys diraient qu'elle n'a pas renoncé à sa tout-puissance infantile. Qui ressemblait plutôt à une parfaite impuissance. Mais donc oui, Elvire veut
tout voir,
tout sentir,
tout tenter.
Voyager partout.
Parler toutes les langues. Aimer tout.
Détester aussi.
S'en contefoutre.
Tout explorer.
Tout connaître.
Baiser avec le monde entier.
Tout jouir.
Tout souffrir.
Peut-être après tout cela, tout contrôler...
En attendant, Elvire nage encore trop souvent dans le calvaire de la clef de la porte du bureau et le dilemme du téléphone.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire