Je
vous l'ai déjà dit, écrit plutôt, Adèle est de ceux qui scrutent
les visages. Je n'ai peut-être pas bien expliqué cela. Il est temps
car j'ai dû parler des yeux, du regard. On en parle, cela n'a rien
d'extraordinaire. Beaucoup de gens observent profondément. Mais
Adèle, elle, scrute les visages. Elle en connaît peu à peu tous
les détails. Elle en connaît les moindres mouvements, les moindres
subtilités car elle est détective du cœur. Et le cœur se dit dans
toutes les rides. Il s'y écrit lui aussi. Dans toutes les minuscules
gestuelles des narines et du coin des lèvres. A moi, elle me raconte
ce qu'elle voit parce que j'ai fini de rire de cette bizarrerie
d'Adèle. Tout le monde rit, sans moquerie nécessairement, mais
parce que ça ne parle à personne. Qui s'y retrouve ? Qui ?
Elle est dans un autre monde sur ce point. Qui aime les autres
mondes, ses sent une âme d'astronaute en herbe, me suive dans ce qui
suit. Adèle est un guide parfait.
Voici
son histoire… Et puis comme si elle allait se marier et avoir
beaucoup d'enfants. Ridicule ! Bon, je m'égare. Et puis, cela
fait longtemps que je l'ai commencée son histoire.
Adèle,
parfois, me parle de ses patients, de ses amis, de sa famille.
Souvent dans cet ordre-là d'ailleurs. Un ordre que je n'ai jamais
questionné mais qui, je n'en doute pas, a un sens qu'elle connaît.
Peu de hasard dans les mots d'Adèle. Si peu de hasard… Elle parle
de ce cousin qu'elle connaît depuis toujours. Un beau cousin, le
cousin préféré que l'on a toutes. Celui qu'on n'a pas le droit
d'aimer plus que cela. Il est beau à se pâmer, elle qui est si
exigeante. Il est triste. Il souffre, il a souffert. On ne sait pas,
il ne parle pas. Mais quand il lève ses yeux bleus en amande sur
elle, Adèle se fige. Il est plus âgé qu'elle et elle a gardé ce
réflexe de petite fille qui admire le grand jeune homme au doux
regard. Petite, elle croyait qu'il était doux, simplement. Un gentil
grand. Et puis, elle a compris qu'il était triste et que c'est pour
cela qu'elle l'aimait tant et qu'il la respectait, elle la petite. Il
n'y a que les gens tristes qui laissent vraiment les enfants libres
d'être. Ce cousin, quand il la voyait arriver souriait toujours avec
la franchise de ceux qui sourient peu et jamais sans raison, par
politesse donc, entendons-nous. Et se révélait alors un autre
visage. Un autre homme. Tout l'équilibre se métamorphosait. Les
joues creuses revivaient, les yeux tristes s'enflammaient, mêlant
adroitement joie et douleur, les lèvres s'ouvraient avec des rides
par trois au bout du sourire, les dents, incisives un peu en retrait
se dévoilaient sans fard, sans aucun artifice et le nez avait l'air
de se tendre vers l'autre, presque en trompette. Comme pour lui en
dire encore plus. Comme pour l'assurer de son désir d'être
ensemble. Le visage plutôt bas ou plutôt parfaitement rectiligne
d'habitude s'élève et s'ouvre. Il n'a pas besoin de mots. Il a déjà
tout dit. Elle a déjà envie de lui dire qu'elle l'aime parce qu'il
lui a dit lui. C'est ça qu'il a dit avec ce sourire magique. Elle
essaye toujours de le faire rire, le plus possible, pour voir encore
et encore s'ouvrir cette boîte-là, entortillée sur ses nœuds,
tordue et jamais dépliée.
Il
y a aussi celle qu'elle connaît un peu pétasse, un peu bêtasse
aussi, qu'on a coutume de mépriser doucement. Peut-on mépriser
doucement ? C'est une question tout de même. Je n'accorde au
mépris que de la violence et une violence sans nom, souvent méconnue
ou tue. Ne méprisons pas ! Jamais ! Après ces belles
paroles, je reviens à mes moutons. La fille qui ne parle pas de ce
qu'elle pense et qui se cache derrière tous ses artifices, elle, Ou
derrière une vulgarité bien opulente, qui lui permet de taire le
vrai. Comme derrière un paravent. Et alors, sans crier gare, parce
qu'on a eu un moment de flottement dans son mépris, parce qu'aussi
Adèle ne joue pas ce jeu-là. Autant qu'elle le peut. Cela n'a pas
toujours été le cas mais elle essaye. Elle sourit et elle parle de
ce qui lui plaît, de vraies choses. Elle est vraie. Elle baisse les
masques. Et l'autre, la pétasse bêtasse, cesse de sourire, de rire
ou de s'écrier. Cesse de faire du bruit. Clôt ses lèvres et baisse
les yeux. Elle les relève et les pose sur le meuble derrière Adèle.
Elle est intelligente et réfléchie. Elle est calme et comme
démaquillée. Elle explique ce qu'elle en pense, elle, de ce que
vient de dire Adèle. Qu'elle n'est pas d'accord et qu'elle y a
souvent pensé. Que ce ne sont pas des choses qu'elle prend à la
légère parce qu'elle pense que même les plus petits détails
comptent. Elle est absolument là. Le visage est dense, les sourcils
pas sévères mais sérieux, concentrés et musclés. Les yeux
presque durs. Les narines frémissent un peu, ouvertes. La bouche est
refermée, les lèvres posées l'une sur l'autre sans autre fonction
que de sceller les mots qui viennent d'être dits. Elle est celle
qu'on ne voit jamais. Et puis, elle regarde Adèle et elle sourit,
tout doucement. D'un sourire d'amie, sans demande, sans excuse, sans
charme. Adèle tombe sous ce charme.
Et
puis, il y a encore le gentil gars. Celui qui connaît tout le monde,
celui que personne ne note dans sa liste noire. Le gars simple et
sympa, mûr et qui ne cherche pas à prouver ni à meurtrir. Il est
drôle ou pas. Il rit quand il le faut. Celui-là, un jour, peu
importe quand et où, est pris de colère. Mais sa colère à lui,
l'apaisé, est une colère de démon. Et Adèle, ce jour-là, m'a
raconté qu'elle était passée à côté. Qu'elle avait complètement
omis sa colère. Qu'elle n'avait rien vu. Elle s'en voulait et elle
était en même temps émerveillée. La colère du bon gars. Les yeux
mauvais et la haine qui se plaque sur tous ses traits, qui le
blanchit. Il est pâle comme la mort et les yeux s'exorbitent. Le nez
est droit et aigu. Il ne bouge pas. La bouche serrée, les mâchoires
qui travaillent pour ne pas mordre. Elles glissent l'une sur l'autre,
menaçantes. Il fait peur. Il n'a plus peur de rien. Il est
dangereux. Il sera sans pitié. Il parvient à dire quelques mots
cinglants et quitte le groupe sans doute pour ne pas sortir les
poings et saigner le premier venu. Il n'a plus la forme de celui à
qui l'on s'adresse. Il n'aime plus personne et plus personne ne
l'aime. On attend. Adèle a envie de lui sauter au coup. Toi aussi
donc tu rages et tu pourrais égorger tes ennemis quand tu les
croises trop net ! Nous sommes tous du peuple aux multiples
visages.
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