mardi 3 mai 2016

Le peuple aux mille visages

Je vous l'ai déjà dit, écrit plutôt, Adèle est de ceux qui scrutent les visages. Je n'ai peut-être pas bien expliqué cela. Il est temps car j'ai dû parler des yeux, du regard. On en parle, cela n'a rien d'extraordinaire. Beaucoup de gens observent profondément. Mais Adèle, elle, scrute les visages. Elle en connaît peu à peu tous les détails. Elle en connaît les moindres mouvements, les moindres subtilités car elle est détective du cœur. Et le cœur se dit dans toutes les rides. Il s'y écrit lui aussi. Dans toutes les minuscules gestuelles des narines et du coin des lèvres. A moi, elle me raconte ce qu'elle voit parce que j'ai fini de rire de cette bizarrerie d'Adèle. Tout le monde rit, sans moquerie nécessairement, mais parce que ça ne parle à personne. Qui s'y retrouve ? Qui ? Elle est dans un autre monde sur ce point. Qui aime les autres mondes, ses sent une âme d'astronaute en herbe, me suive dans ce qui suit. Adèle est un guide parfait.
Voici son histoire… Et puis comme si elle allait se marier et avoir beaucoup d'enfants. Ridicule ! Bon, je m'égare. Et puis, cela fait longtemps que je l'ai commencée son histoire.
Adèle, parfois, me parle de ses patients, de ses amis, de sa famille. Souvent dans cet ordre-là d'ailleurs. Un ordre que je n'ai jamais questionné mais qui, je n'en doute pas, a un sens qu'elle connaît. Peu de hasard dans les mots d'Adèle. Si peu de hasard… Elle parle de ce cousin qu'elle connaît depuis toujours. Un beau cousin, le cousin préféré que l'on a toutes. Celui qu'on n'a pas le droit d'aimer plus que cela. Il est beau à se pâmer, elle qui est si exigeante. Il est triste. Il souffre, il a souffert. On ne sait pas, il ne parle pas. Mais quand il lève ses yeux bleus en amande sur elle, Adèle se fige. Il est plus âgé qu'elle et elle a gardé ce réflexe de petite fille qui admire le grand jeune homme au doux regard. Petite, elle croyait qu'il était doux, simplement. Un gentil grand. Et puis, elle a compris qu'il était triste et que c'est pour cela qu'elle l'aimait tant et qu'il la respectait, elle la petite. Il n'y a que les gens tristes qui laissent vraiment les enfants libres d'être. Ce cousin, quand il la voyait arriver souriait toujours avec la franchise de ceux qui sourient peu et jamais sans raison, par politesse donc, entendons-nous. Et se révélait alors un autre visage. Un autre homme. Tout l'équilibre se métamorphosait. Les joues creuses revivaient, les yeux tristes s'enflammaient, mêlant adroitement joie et douleur, les lèvres s'ouvraient avec des rides par trois au bout du sourire, les dents, incisives un peu en retrait se dévoilaient sans fard, sans aucun artifice et le nez avait l'air de se tendre vers l'autre, presque en trompette. Comme pour lui en dire encore plus. Comme pour l'assurer de son désir d'être ensemble. Le visage plutôt bas ou plutôt parfaitement rectiligne d'habitude s'élève et s'ouvre. Il n'a pas besoin de mots. Il a déjà tout dit. Elle a déjà envie de lui dire qu'elle l'aime parce qu'il lui a dit lui. C'est ça qu'il a dit avec ce sourire magique. Elle essaye toujours de le faire rire, le plus possible, pour voir encore et encore s'ouvrir cette boîte-là, entortillée sur ses nœuds, tordue et jamais dépliée.
Il y a aussi celle qu'elle connaît un peu pétasse, un peu bêtasse aussi, qu'on a coutume de mépriser doucement. Peut-on mépriser doucement ? C'est une question tout de même. Je n'accorde au mépris que de la violence et une violence sans nom, souvent méconnue ou tue. Ne méprisons pas ! Jamais ! Après ces belles paroles, je reviens à mes moutons. La fille qui ne parle pas de ce qu'elle pense et qui se cache derrière tous ses artifices, elle, Ou derrière une vulgarité bien opulente, qui lui permet de taire le vrai. Comme derrière un paravent. Et alors, sans crier gare, parce qu'on a eu un moment de flottement dans son mépris, parce qu'aussi Adèle ne joue pas ce jeu-là. Autant qu'elle le peut. Cela n'a pas toujours été le cas mais elle essaye. Elle sourit et elle parle de ce qui lui plaît, de vraies choses. Elle est vraie. Elle baisse les masques. Et l'autre, la pétasse bêtasse, cesse de sourire, de rire ou de s'écrier. Cesse de faire du bruit. Clôt ses lèvres et baisse les yeux. Elle les relève et les pose sur le meuble derrière Adèle. Elle est intelligente et réfléchie. Elle est calme et comme démaquillée. Elle explique ce qu'elle en pense, elle, de ce que vient de dire Adèle. Qu'elle n'est pas d'accord et qu'elle y a souvent pensé. Que ce ne sont pas des choses qu'elle prend à la légère parce qu'elle pense que même les plus petits détails comptent. Elle est absolument là. Le visage est dense, les sourcils pas sévères mais sérieux, concentrés et musclés. Les yeux presque durs. Les narines frémissent un peu, ouvertes. La bouche est refermée, les lèvres posées l'une sur l'autre sans autre fonction que de sceller les mots qui viennent d'être dits. Elle est celle qu'on ne voit jamais. Et puis, elle regarde Adèle et elle sourit, tout doucement. D'un sourire d'amie, sans demande, sans excuse, sans charme. Adèle tombe sous ce charme.
Et puis, il y a encore le gentil gars. Celui qui connaît tout le monde, celui que personne ne note dans sa liste noire. Le gars simple et sympa, mûr et qui ne cherche pas à prouver ni à meurtrir. Il est drôle ou pas. Il rit quand il le faut. Celui-là, un jour, peu importe quand et où, est pris de colère. Mais sa colère à lui, l'apaisé, est une colère de démon. Et Adèle, ce jour-là, m'a raconté qu'elle était passée à côté. Qu'elle avait complètement omis sa colère. Qu'elle n'avait rien vu. Elle s'en voulait et elle était en même temps émerveillée. La colère du bon gars. Les yeux mauvais et la haine qui se plaque sur tous ses traits, qui le blanchit. Il est pâle comme la mort et les yeux s'exorbitent. Le nez est droit et aigu. Il ne bouge pas. La bouche serrée, les mâchoires qui travaillent pour ne pas mordre. Elles glissent l'une sur l'autre, menaçantes. Il fait peur. Il n'a plus peur de rien. Il est dangereux. Il sera sans pitié. Il parvient à dire quelques mots cinglants et quitte le groupe sans doute pour ne pas sortir les poings et saigner le premier venu. Il n'a plus la forme de celui à qui l'on s'adresse. Il n'aime plus personne et plus personne ne l'aime. On attend. Adèle a envie de lui sauter au coup. Toi aussi donc tu rages et tu pourrais égorger tes ennemis quand tu les croises trop net ! Nous sommes tous du peuple aux multiples visages.

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