mardi 3 mai 2016

Mon corps, réveille-moi !


Quand elle court pour oublier, quand elle reprend cette berceuse quotidienne, c'est qu'Adèle se perd. Ou même, s'est perdue et a beau chercher, ne se retrouve plus. Elle se voit, se sait vivante puisqu'on continue de la regarder et de lui parler. Lui sourire. C'est tout. Elle n'en a pas d'autres preuves. Surtout pas dans sa tête à elle. Elle est vide. Elle est quelque chose, elle sent le cœur battre mais comme dans une énorme boîte vide. C'est elle la boîte. Elle n'est plus qu'une boîte. Adèle, dans l'existence voit les choses en boîte, c'est indéniable. Tout peut rendre la forme d'une boîte et une boîte a toutes les formes possibles et imaginables. D'où cela lui vient ? Voilà un mystère. C'est une femme à boîtes. Restons-en là point. Quand elle n'est plus qu'une boîte, vide, elle n'a plus de sens, plus de mots. Elle sait maintenant qu'elle est plus expérimentée dans cette vie, que c'est une impression et que ses émotions la font marcher. Que son cœur se laisse mener par le bout du nez et que même ses pensées ne sont pas capables d'y résister. Ses sirènes à elle, sa faiblesse.
Alors, elle n'a plus que ses jambes pour courir. Elle ne les sent pas plus que le reste. Tout le corps s'anime normalement comme si rien ne se passait. Les bras s'agitent quand elle parle et les mains tiennent stylo et tasse à café très correctement. Même la gauche ne laisse rien paraître. La tête reste en place, malgré son poids. Le bassin pivote si besoin et les jambes se croisent quand on s'assoit. Les pieds font avancer comme de coutume. Un corps absolument identique et insoupçonnable. Il sait tout masquer, tout ou presque. Sauf quand ce n'est pas le vide mais le trop plein et que l'être implose. Adèle reste toujours stupéfaite de ce corps indifférent et routinier. Elle ne le comprend plus. C'est là que commencent les grands problèmes. Elle n'est plus avec lui, elle n'est plus dans sa boîte.
Alors elle se remet à courir, pour remplir ses membres et son tronc puis son crâne, sans savoir par quel miracle il en bénéficie lui aussi. Sinon que le vide appelle le vide et le plein le plein. Comme le sucre et les cacahuètes. Elle court dans les forêts. Toujours dans les forêts. Pour l'odeur et les craquements des brindilles sous son poids. Elle se sent lourde de quelque chose. C'est un premier pas. L'odeur de la terre, de l'humidité, du vent qui charrie tout et tout le monde. Elle ferme les yeux en pleine course sur une ligne droite parfois. Elle hume et se remplit les poumons. Et sans s'en apercevoir, déjà, sont réapparus les poumons. Et des souvenirs. Pas ce qu'elle est aujourd'hui, ça, elle l'ignore encore mais ce qu'elle a été revient par morceaux. Parce que dans ces cas-là, elle l'oublie réellement, quoi qu'on lui dise.
Et peu à peu, tout se reconstitue. Elle retrouve ses organes et son intérieur. Elle retrouve son corps et s'y meut comme dans sa propre boîte. Elle sent que tout lui fait mal. Elle sent la brûlure des muscles poussés au bout. Les muscles la sauvent. Les poumons bien entendu, elle les a déjà ouverts et elle les entend travailler. Elle les entend s'accorder au coeur et former cette triade de l'effort. Les muscles sont le luxe. Le vrai plaisir qui revient. Le plaisir d'être. Le plaisir d'avoir chaud, de brûler, de ne pas les lâcher, de les soutenir jusqu'à ce qu'ils tremblent et claquent ou s'écroulent. Sans gravité. Sans douleur. Juste la limite. Elle les accompagne. Ils l'accompagnent tout autant d'ailleurs jusqu'à leurs limites. Au départ, elle croit qu'ils n'ont pas les mêmes. Puis, elle se laisse entraîner par leur alliance et les suit jusqu'à la leur. Elle trouve en elle des espoirs d'aller encore plus loin qu'elle ne se connaissait plus. Elle ne se connaissait plus quoi qu'il en soit.
Et puis, une fois qu'elle existe à nouveau. Que son corps lui dit qu'elle existe et qu'elle existe fort. Pas plus légèrement que les autres, pas en fantôme ni en hologramme. Qu'elle n'est pas sur le point de s'envoler ou de s'enterrer, elle retrouve l'émotion.
Elle retrouve les battements et les rythmes. Toutes les percussions oubliées.
Elle a enfoui. Adèle est un as de l'enfouissement. Ni vue ni connue, elle enfouit mois après mois, parfois durant des années les chansons et leurs rythmes. Toutes les chansons, toutes. Et elle finit par ne plus ressentir que son cœur machine qui ne s'arrête jamais. Celui sur qui on compte coûte que coûte et qui sauve la mise. Une ou deux fois, il a haussé le ton ou s'est tu un peu trop longtemps. Elle a eu tellement peur, elle la téméraire, qu'elle n'a plus jamais recommencé cette provocation. Elle l'avait cherché. Mais quand il est bien là et qu'il poursuit son travail, aussi imperturbable que l'instinct de vivre, elle peut, Adèle se retrouver complètement seule avec son martèlement. Lui aussi trouve cela un peu trop sobre. J'irais jusqu'à dire que c'est carrément déprimant. Boum boum… Boum boum… A crever d'ennui ! Mais quand on ne peut pas faire autrement, on ne peut pas. Et là, toutes les notes et toutes les chansons ont foutu le camp. Adèle ne ressent plus que l'ennui et la lenteur de la vie. Elle ironise du matin au soir. Elle est toujours en recul, admirable pour son esprit affûté, dit-on. Désespérée en réalité sans le savoir, sans que personne ne sache, sans plus une once d'émotions à revendre ou à savourer.
Mais le corps est un monstrueux batailleur. Elle le brandit comme arme pour sa quête. Elle veut retrouver ses chansons. Elle le fait travailler, brûler, s'étirer, se transformer, se sculpter. Elle donne, lui aussi. Ils font équipe. Et un jour, elle finit par s'émouvoir, de leur travail d'amis, de partenaires solidaires. De leur équipe et de leur loyauté l'un envers l'autre. Elle sait que c'est un peu fou de penser cela. Mais elle aime penser son corps en-dehors d'elle et le remercier, l'aimer comme son plus beau cadeau. Parfois, elle le hait et voudrait l'abandonner sur un coin de la route, comme une peau de mue inutile et tout changer. Mais elle s'y accroche toujours par un tout petit bord.
Et finalement, après la renaissance matérielle, elle rattrape ses chansons. Tout le répertoire se rouvre peu à peu. Elle sait que cela prend du temps et qu'elle doit se montrer patiente, que les chansons ne sont pas toutes des filles faciles. Qu'il y en a des sacrément corsées, farouches. Elle n'y est pas pour rien. Elle ne les accueille pas toujours avec sympathie. Elle est ronchon et les rejette. Elle leur dit que cette mélodie est bien trop mièvre pour elle, qu'elle ne mange pas de ce pain-là, qu'elle est une dure et que les slows cucul ne l'intéressent pas. Alors, ces chansons-là sont méfiantes maintenant et ne reviennent pas si aisément. Elles se cachent. On leur a bien mis la honte. Elles ne s'y frottent plus que si on les y invite chaleureusement et à plusieurs reprises. En somme, elles se font prier. Elles se protègent aussi. Adèle peut être un vrai bourreau avec elles.
Mais quand elle a entrepris la course, elle va jusqu'à son terme. Elle ne revient pas sur sa décision. Elle rouvre tout. Parfois, elle ne sait pas qu'elle va rouvrir de nouvelles portes et entendre de nouveaux sons. Ca fait pleurer les nouvelles chansons. D'abord, ça interloque et puis ça fait pleurer. Et souvent, on ne comprend pas tout de suite. Cela vient du fin fond des cavernes. C'est à admettre. C'est dur. Ca brûle aussi fort que les muscles au bout de leurs forces. Ca brûle la poitrine tellement fort que les larmes coulent toutes seules. Pas de douleur. D'émotion absolue. Ca ne veut rien dire ! S'est rebellée Adèle les premières fois. Et puis, la jeunesse passant, elle s'est mise à aimer les choses qui ne veulent rien dire et qu'on ne comprend que quand on y est prêt et quon nous y aide. C'est une énorme chanson qui prend toute la place de la boîte et qui fait déborder le contenu retrouvé.
Adèle, alors, est la toute petite fille qu'elle fut, qui se taisait et qui sentait que le monde ne tournait pas rond. Revient comme un haut-le-cœur la détresse de l'enfant parfaitement impuissant qui voudrait boxer tous ces grands incapables.
Elle est cette moins petite fille qui se tait toujours et qui regarde avec de grands yeux « intelligents » en dit-on. En réalité, de grands yeux sombres et surpris de la bêtise des adultes qui lui apprennent la vie. Elle aimerait leur hurler en les secouant comme des pruniers qu'elle a compris tout ce qu'ils ne veulent pas voir, faute de courage. Vous êtes des lâches et m'ordonnez d'être courageuse parce que personne ici ne l'est et ne veut l'être. On prend la plus petite et lui jette la merde ! Elle est douée, elle saura s'en débrouiller. Tout cela en croyant protéger une enfant.
Elle est à nouveau toute cette colère contre cette injustice de devoir se taire et obéir à des fous idiots dont les sens sont handicapés. Obéir et ravaler ses mots et ses pensées. Se taire et pleurer dans sa chambre de rage et de tristesse devant ces dix années à attendre encore avant d'être écoutée. Parce qu'à seize ans, elle sera quelqu'un.
Elle pourrait baver de rage, se briser tous les os à se jeter sur ses ennemis du passé. Parce qu'on ne répare pas l'injustice. Surtout l'injustice de l'enfance, l'impuissance du petit qui porte bien davantage que son poids.
Elle est grande enfant, presque pubère, qui sent que le roussi arrive, qui a encore peur. Elle sent l'immense angoisse monter et la saisir dans ses griffes. Elle ne la lâchera pas et la donnera à manger à ses petits. La furie que rien n'arrête. Elle est jeune, personne ne lui a appris à lutter contre ça. Elle déteste ces grands qui ne lui ont rien appris sinon à ne pas mettre les coudes sur la table et à faire croire que la politesse elle y croit dur comme fer. Elle sent commencer à naître en elle cette folle, pas la même qu'eux, la folle de colère qui un jour explosera à leurs visages, en pleine face et ils y verront la fin du monde et leur inanité. Elle a peur et frappe le sol et les murs de rage contre son impuissance et sa faiblesse. Elle sait qu'elle va être piétinée, mise à terre et que personne ne la relèvera.
Elle est aussi cette adolescente qui essaye, qui y met du sien, malgré tout, et qu'elle voudrait claquer à y laisser les marques de doigt. Comme les grands d'avant le faisaient si bien sans jamais expliquer leurs gestes. Parce qu'ils avaient honte ces imbéciles. Et qu'ils croient qu'un enfant ne peut pas entendre ça, qu'il ne connaît pas ça, qu'il est un benêt qui attend les ordres. Cette adolescente à réveiller, qui se recroqueville et qu'Adèle voudrait enflammer pour que tout ce qui suit n'arrive pas. Pour qu'elle ne se laisse pas émietter comme un vulgaire trognon de pain rassi.
Elle redevient cette grande adolescente qui a dépassé les limites. Qui a enfreint les lois. Non les lois de notre belle société « de droits ». Qui a enfreint les lois implicites, les lois humaines. Qui a défié les siens, tous les siens, pour ne pas mourir elle-même. Qui a prononcé comme une éternelle promesse à elle-même : « Ils vont enfin voir qui je suis. » Parce que personne n'avait jamais vu.
Elle est avec ses muscles en feu toute cette colère qui ne s'éteindra jamais. Aussi parce peut-être elle la fait vivre mieux.

Et puis, après, bien après, les douces arrivent.
Et elle redevient l'enfant prise dans des bras tendres , des mains qui caressent les cheveux et les embrassent en serrant fort le petit corps secoué de sanglots.
Elle redevient l'enfant que la tante regarde de ses grands yeux bleus de vieille et qui voit ce que les autres ne voient pas encore. Elle sent son sourire bienveillant et rieur parce qu'elle sait que les autres, ceux qui elle aussi l'ont jugé et exclue, vont entendre les vraies cloches griller leurs tympans.
Elle est à nouveau cette enfant qui se fait aimer de tout coeur par certains que rien n'y oblige. Cette enfant qui comprend la chaleur qu'elle pourra détenir quand elle aura les armes. Quand elle aura bien attendu.
Elle est sautillante parce qu'elle va à la mer et qu'elle sent la douceur de l'eau sur sa peau. Sautillante parce qu'elle a réussi à comprendre cette règle de trois qui lui échappait sans cesse et qu'elle sent que le cerveau est son premier allié. Sautillante de découvrir qu'elle détient cette arme-là, ça y est et qu'elle pourra en faire de merveilleuses choses.
Elle est comme toujours émue, sans larmes, toujours sans larmes d'habitude, de voir se dévoiler le plus méfiant de ses proches, de le voir lui faire la plus grande confiance qui soit et d'y découvrir ce qu'il a de plus cher.
Mais la colère est la plus forte. Elle revient par vagues entre les beautés passées et à venir. Plus jamais Adèle ne tolérera l'impuissance et la violence sans réplique. Plus jamais elle ne baissera la tête et s'accroupira dans un coin laissant les autres rire comme des clowns sans neurones et se détourner finalement pour faire la ronde ensemble et s'en contenter. Elle se battra jusqu'à mourir mais il ne faut pas mourir pour se battre. Alors elle laisse pleurer son corps et son âme avec ses muscles en fin de course. Elle s'adosse à un vieil arbre pourri et pleins d'odeurs.
Toutes les mélodies sont là ou presque.










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