Quand
elle court pour oublier, quand elle reprend cette berceuse
quotidienne, c'est qu'Adèle se perd. Ou même, s'est perdue et a
beau chercher, ne se retrouve plus. Elle se voit, se sait vivante
puisqu'on continue de la regarder et de lui parler. Lui sourire.
C'est tout. Elle n'en a pas d'autres preuves. Surtout pas dans sa
tête à elle. Elle est vide. Elle est quelque chose, elle sent le
cœur battre mais comme dans une énorme boîte vide. C'est elle la
boîte. Elle n'est plus qu'une boîte. Adèle, dans l'existence voit
les choses en boîte, c'est indéniable. Tout peut rendre la forme
d'une boîte et une boîte a toutes les formes possibles et
imaginables. D'où cela lui vient ? Voilà un mystère. C'est
une femme à boîtes. Restons-en là point. Quand elle n'est plus
qu'une boîte, vide, elle n'a plus de sens, plus de mots. Elle sait
maintenant qu'elle est plus expérimentée dans cette vie, que c'est
une impression et que ses émotions la font marcher. Que son cœur se
laisse mener par le bout du nez et que même ses pensées ne sont pas
capables d'y résister. Ses sirènes à elle, sa faiblesse.
Alors,
elle n'a plus que ses jambes pour courir. Elle ne les sent pas plus
que le reste. Tout le corps s'anime normalement comme si rien ne se
passait. Les bras s'agitent quand elle parle et les mains tiennent
stylo et tasse à café très correctement. Même la gauche ne laisse
rien paraître. La tête reste en place, malgré son poids. Le bassin
pivote si besoin et les jambes se croisent quand on s'assoit. Les
pieds font avancer comme de coutume. Un corps absolument identique et
insoupçonnable. Il sait tout masquer, tout ou presque. Sauf quand ce
n'est pas le vide mais le trop plein et que l'être implose. Adèle
reste toujours stupéfaite de ce corps indifférent et routinier.
Elle ne le comprend plus. C'est là que commencent les grands
problèmes. Elle n'est plus avec lui, elle n'est plus dans sa boîte.
Alors
elle se remet à courir, pour remplir ses membres et son tronc puis
son crâne, sans savoir par quel miracle il en bénéficie lui aussi.
Sinon que le vide appelle le vide et le plein le plein. Comme le
sucre et les cacahuètes. Elle court dans les forêts. Toujours dans
les forêts. Pour l'odeur et les craquements des brindilles sous son
poids. Elle se sent lourde de quelque chose. C'est un premier pas.
L'odeur de la terre, de l'humidité, du vent qui charrie tout et tout
le monde. Elle ferme les yeux en pleine course sur une ligne droite
parfois. Elle hume et se remplit les poumons. Et sans s'en
apercevoir, déjà, sont réapparus les poumons. Et des souvenirs.
Pas ce qu'elle est aujourd'hui, ça, elle l'ignore encore mais ce
qu'elle a été revient par morceaux. Parce que dans ces cas-là,
elle l'oublie réellement, quoi qu'on lui dise.
Et
peu à peu, tout se reconstitue. Elle retrouve ses organes et son
intérieur. Elle retrouve son corps et s'y meut comme dans sa propre
boîte. Elle sent que tout lui fait mal. Elle sent la brûlure des
muscles poussés au bout. Les muscles la sauvent. Les poumons bien
entendu, elle les a déjà ouverts et elle les entend travailler.
Elle les entend s'accorder au coeur et former cette triade de
l'effort. Les muscles sont le luxe. Le vrai plaisir qui revient. Le
plaisir d'être. Le plaisir d'avoir chaud, de brûler, de ne pas les
lâcher, de les soutenir jusqu'à ce qu'ils tremblent et claquent ou
s'écroulent. Sans gravité. Sans douleur. Juste la limite. Elle les
accompagne. Ils l'accompagnent tout autant d'ailleurs jusqu'à leurs
limites. Au départ, elle croit qu'ils n'ont pas les mêmes. Puis,
elle se laisse entraîner par leur alliance et les suit jusqu'à la
leur. Elle trouve en elle des espoirs d'aller encore plus loin
qu'elle ne se connaissait plus. Elle ne se connaissait plus quoi
qu'il en soit.
Et
puis, une fois qu'elle existe à nouveau. Que son corps lui dit
qu'elle existe et qu'elle existe fort. Pas plus légèrement que les
autres, pas en fantôme ni en hologramme. Qu'elle n'est pas sur le
point de s'envoler ou de s'enterrer, elle retrouve l'émotion.
Elle
retrouve les battements et les rythmes. Toutes les percussions
oubliées.
Elle
a enfoui. Adèle est un as de l'enfouissement. Ni vue ni connue, elle
enfouit mois après mois, parfois durant des années les chansons et
leurs rythmes. Toutes les chansons, toutes. Et elle finit par ne plus
ressentir que son cœur machine qui ne s'arrête jamais. Celui sur
qui on compte coûte que coûte et qui sauve la mise. Une ou deux
fois, il a haussé le ton ou s'est tu un peu trop longtemps. Elle a
eu tellement peur, elle la téméraire, qu'elle n'a plus jamais
recommencé cette provocation. Elle l'avait cherché. Mais quand il
est bien là et qu'il poursuit son travail, aussi imperturbable que
l'instinct de vivre, elle peut, Adèle se retrouver complètement
seule avec son martèlement. Lui aussi trouve cela un peu trop sobre.
J'irais jusqu'à dire que c'est carrément déprimant. Boum boum…
Boum boum… A crever d'ennui ! Mais quand on ne peut pas faire
autrement, on ne peut pas. Et là, toutes les notes et toutes les
chansons ont foutu le camp. Adèle ne ressent plus que l'ennui et la
lenteur de la vie. Elle ironise du matin au soir. Elle est toujours
en recul, admirable pour son esprit affûté, dit-on. Désespérée
en réalité sans le savoir, sans que personne ne sache, sans plus
une once d'émotions à revendre ou à savourer.
Mais
le corps est un monstrueux batailleur. Elle le brandit comme arme
pour sa quête. Elle veut retrouver ses chansons. Elle le fait
travailler, brûler, s'étirer, se transformer, se sculpter. Elle
donne, lui aussi. Ils font équipe. Et un jour, elle finit par
s'émouvoir, de leur travail d'amis, de partenaires solidaires. De
leur équipe et de leur loyauté l'un envers l'autre. Elle sait que
c'est un peu fou de penser cela. Mais elle aime penser son corps
en-dehors d'elle et le remercier, l'aimer comme son plus beau cadeau.
Parfois, elle le hait et voudrait l'abandonner sur un coin de la
route, comme une peau de mue inutile et tout changer. Mais elle s'y
accroche toujours par un tout petit bord.
Et
finalement, après la renaissance matérielle, elle rattrape ses
chansons. Tout le répertoire se rouvre peu à peu. Elle sait que
cela prend du temps et qu'elle doit se montrer patiente, que les
chansons ne sont pas toutes des filles faciles. Qu'il y en a des
sacrément corsées, farouches. Elle n'y est pas pour rien. Elle ne
les accueille pas toujours avec sympathie. Elle est ronchon et les
rejette. Elle leur dit que cette mélodie est bien trop mièvre pour
elle, qu'elle ne mange pas de ce pain-là, qu'elle est une dure et
que les slows cucul ne l'intéressent pas. Alors, ces chansons-là
sont méfiantes maintenant et ne reviennent pas si aisément. Elles
se cachent. On leur a bien mis la honte. Elles ne s'y frottent plus
que si on les y invite chaleureusement et à plusieurs reprises. En
somme, elles se font prier. Elles se protègent aussi. Adèle peut
être un vrai bourreau avec elles.
Mais
quand elle a entrepris la course, elle va jusqu'à son terme. Elle ne
revient pas sur sa décision. Elle rouvre tout. Parfois, elle ne sait
pas qu'elle va rouvrir de nouvelles portes et entendre de nouveaux
sons. Ca fait pleurer les nouvelles chansons. D'abord, ça interloque
et puis ça fait pleurer. Et souvent, on ne comprend pas tout de
suite. Cela vient du fin fond des cavernes. C'est à admettre. C'est
dur. Ca brûle aussi fort que les muscles au bout de leurs forces. Ca
brûle la poitrine tellement fort que les larmes coulent toutes
seules. Pas de douleur. D'émotion absolue. Ca ne veut rien dire !
S'est rebellée Adèle les premières fois. Et puis, la jeunesse
passant, elle s'est mise à aimer les choses qui ne veulent rien dire
et qu'on ne comprend que quand on y est prêt et quon nous y aide.
C'est une énorme chanson qui prend toute la place de la boîte et
qui fait déborder le contenu retrouvé.
Adèle,
alors, est la toute petite fille qu'elle fut, qui se taisait et qui
sentait que le monde ne tournait pas rond. Revient comme un
haut-le-cœur la détresse de l'enfant parfaitement impuissant qui
voudrait boxer tous ces grands incapables.
Elle
est cette moins petite fille qui se tait toujours et qui regarde avec
de grands yeux « intelligents » en dit-on. En réalité,
de grands yeux sombres et surpris de la bêtise des adultes qui lui
apprennent la vie. Elle aimerait leur hurler en les secouant comme
des pruniers qu'elle a compris tout ce qu'ils ne veulent pas voir,
faute de courage. Vous êtes des lâches et m'ordonnez d'être
courageuse parce que personne ici ne l'est et ne veut l'être. On
prend la plus petite et lui jette la merde ! Elle est douée,
elle saura s'en débrouiller. Tout cela en croyant protéger une
enfant.
Elle
est à nouveau toute cette colère contre cette injustice de devoir
se taire et obéir à des fous idiots dont les sens sont handicapés.
Obéir et ravaler ses mots et ses pensées. Se taire et pleurer dans
sa chambre de rage et de tristesse devant ces dix années à attendre
encore avant d'être écoutée. Parce qu'à seize ans, elle sera
quelqu'un.
Elle
pourrait baver de rage, se briser tous les os à se jeter sur ses
ennemis du passé. Parce qu'on ne répare pas l'injustice. Surtout
l'injustice de l'enfance, l'impuissance du petit qui porte bien
davantage que son poids.
Elle
est grande enfant, presque pubère, qui sent que le roussi arrive,
qui a encore peur. Elle sent l'immense angoisse monter et la saisir
dans ses griffes. Elle ne la lâchera pas et la donnera à manger à
ses petits. La furie que rien n'arrête. Elle est jeune, personne ne
lui a appris à lutter contre ça. Elle déteste ces grands qui ne
lui ont rien appris sinon à ne pas mettre les coudes sur la table et
à faire croire que la politesse elle y croit dur comme fer. Elle
sent commencer à naître en elle cette folle, pas la même qu'eux,
la folle de colère qui un jour explosera à leurs visages, en pleine
face et ils y verront la fin du monde et leur inanité. Elle a peur
et frappe le sol et les murs de rage contre son impuissance et sa
faiblesse. Elle sait qu'elle va être piétinée, mise à terre et
que personne ne la relèvera.
Elle
est aussi cette adolescente qui essaye, qui y met du sien, malgré
tout, et qu'elle voudrait claquer à y laisser les marques de doigt.
Comme les grands d'avant le faisaient si bien sans jamais expliquer
leurs gestes. Parce qu'ils avaient honte ces imbéciles. Et qu'ils
croient qu'un enfant ne peut pas entendre ça, qu'il ne connaît pas
ça, qu'il est un benêt qui attend les ordres. Cette adolescente à
réveiller, qui se recroqueville et qu'Adèle voudrait enflammer pour
que tout ce qui suit n'arrive pas. Pour qu'elle ne se laisse pas
émietter comme un vulgaire trognon de pain rassi.
Elle
redevient cette grande adolescente qui a dépassé les limites. Qui a
enfreint les lois. Non les lois de notre belle société « de
droits ». Qui a enfreint les lois implicites, les lois
humaines. Qui a défié les siens, tous les siens, pour ne pas mourir
elle-même. Qui a prononcé comme une éternelle promesse à
elle-même : « Ils vont enfin voir qui je suis. »
Parce que personne n'avait jamais vu.
Elle
est avec ses muscles en feu toute cette colère qui ne s'éteindra
jamais. Aussi parce peut-être elle la fait vivre mieux.
Et
puis, après, bien après, les douces arrivent.
Et
elle redevient l'enfant prise dans des bras tendres , des mains qui
caressent les cheveux et les embrassent en serrant fort le petit
corps secoué de sanglots.
Elle
redevient l'enfant que la tante regarde de ses grands yeux bleus de
vieille et qui voit ce que les autres ne voient pas encore. Elle sent
son sourire bienveillant et rieur parce qu'elle sait que les autres,
ceux qui elle aussi l'ont jugé et exclue, vont entendre les vraies
cloches griller leurs tympans.
Elle
est à nouveau cette enfant qui se fait aimer de tout coeur par
certains que rien n'y oblige. Cette enfant qui comprend la chaleur
qu'elle pourra détenir quand elle aura les armes. Quand elle aura
bien attendu.
Elle
est sautillante parce qu'elle va à la mer et qu'elle sent la douceur
de l'eau sur sa peau. Sautillante parce qu'elle a réussi à
comprendre cette règle de trois qui lui échappait sans cesse et
qu'elle sent que le cerveau est son premier allié. Sautillante de
découvrir qu'elle détient cette arme-là, ça y est et qu'elle
pourra en faire de merveilleuses choses.
Elle
est comme toujours émue, sans larmes, toujours sans larmes
d'habitude, de voir se dévoiler le plus méfiant de ses proches, de
le voir lui faire la plus grande confiance qui soit et d'y découvrir
ce qu'il a de plus cher.
Mais
la colère est la plus forte. Elle revient par vagues entre les
beautés passées et à venir. Plus jamais Adèle ne tolérera
l'impuissance et la violence sans réplique. Plus jamais elle ne
baissera la tête et s'accroupira dans un coin laissant les autres
rire comme des clowns sans neurones et se détourner finalement pour
faire la ronde ensemble et s'en contenter. Elle se battra jusqu'à
mourir mais il ne faut pas mourir pour se battre. Alors elle laisse
pleurer son corps et son âme avec ses muscles en fin de course. Elle
s'adosse à un vieil arbre pourri et pleins d'odeurs.
Toutes
les mélodies sont là ou presque.
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