Gagner
la guerre, Jean-Philippe Jaworski
Un
flamboyant livre-monde aux confins de mille réels
Eriger
un univers entier et en inventer les couleurs, les odeurs, les
mélodies, voilà une tâche périlleuse s'il en est. L'on risque à
chaque pas le ridicule. Chaque nouveauté est un pari. C'est en tout
cas ce qui peut sembler du point de vue du lecteur. L'on se demande
comment l'auteur a réussi le tour de forces du livre-monde. C'est
certes le jeu des genres littéraires de l'imaginaire. Mais certains
malgré tout s'aventurent encore plus loin que d'autres dans la
complexité créative.
Jaworski
est de ceux qui osent. Il se pose en architecte équilibriste. A
l'image de Don Benvenuto que nous suivons dans son épopée tout au
long des mille pages du livre, il jongle sur le fil avec divers
genres et à la frontière du réel. Il ne coupe pas tous les ponts
avec notre réalité et tout de même nous embarque dans un
merveilleux cape et épée. Science-fiction ne me paraît pas définir
fidèlement l'intrication subtile des genres et le tissage flamboyant
que l'écrivain en fait.
Le
livre-monde nous fait oublier notre réalité, nous entraîne, nous
appelle quand le besoin de fuir nous rattrape. Il n'en est pas si
éloigné que l'on peut être dans le réel et l'irréel dans le même
temps, en parallèle sur deux modes divergents. Gagner la guerre à
la frontière happe notre sens du réel et le transforme pour que
nous puissions en échapper tout entiers. Suffisamment proche et
autre pour nous décoller absolument sans danger, seulement dans une
jouissance que le quotidien interdit.
Tout
en mêlant les styles, les formes, les langues, Jaworski bâtit dans
la cohérence. Jamais bancal, Gagner la guerre tient ferme sur ses
fondations. Le narrateur est un génie ironique et aussi puissant que
farfelu. Il mène la danse, guide et la confiance se peut être
totale.
Fidèle
à ces auteurs de l'imaginaire, notamment de science-fiction plutôt
ici, Jaworski cache dans son écriture une érudition évidente. Les
références sont multiples. Sans doute que la plupart d'entre elles
nous échappent d'ailleurs et même si l'on les perçoit, les
entend-t-on vraiment ? Toujours est-il qu'un sous-sol pavé de
précieux soutient le virevoltant héros de cette histoire. Les
langues s'entremêlent, l'onomastique est ciselée dans les moindres
détails, les vocables improbables ponctuent chaque page... On sent
solide ce sous-sol, mais a-t-on envie d'aller le déterrer ?
Sans doute que chaque lecteur a son avis sur le sujet mais que la
grande majorité ne partira pas en spéléologue dans ce foisonnement
de culture. Peut-être que sentir les symboles et le sens qui
bourgeonnent et vivent cet univers suffit. Peu-être que tous les
sens ne sont pas à découvrir. Mais celui qui en a le désir ne sera
pas déçu ni démuni. Le matériel est énorme et florissant.
Tout foisonne ici et la sobriété n'est certainement pas de mise.
Plutôt Stravinsky que Bach. Pas de calme ni d'apaisement. Mais de la
vie partout encore et encore. Le fabuleux personnage de Don Benvenuto
est digne des plus célèbres héros. Là encore, l'auteur est
funambule. Ce héros détonne, n'est ni bon ni mauvais. Ne suscite
pas d'empathie. N'appelle aucune identification. Il est drôle et
fougueux. Il est profondément vivant et c'est cette caractéristique
qui en fait un héros qu'on n'oublie pas. Il est en mouvement, en
permanence, dans tous les sens du terme. Tout bouge et se meut avec
lui. Et une fois le livre refermé, il est de ceux qui demeurent dans
un coin de la tête et un petit clin d'œil de temps à autre, en
pleine réalité prosaïque.
Gagner
la guerre est de ces
gros livres, gros comme des briques, qui ne tiennent pas dans un
sac ; qui posés sur un coin de table interpellent le voisin ;
qui font parler d'eux même les déserteurs de librairie. La richesse
et la prouesse que représente ce livre en font un vrai spectacle.
L'achever est un peu comme un deuil. Mais une chance, tout livre se
relit.
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