dimanche 15 janvier 2017

Haine de toujours

Carotte vivait dans les beaux quartiers. Elle claquait des doigts et tout tombait tout cuit dans sa bouche. Elle n'avait pas à bouger ni à rien faire. Elle ne disait pas S'il te plaît, bien entendu. Parfois même elle ne disait rien. On devançait les désir de Sa Majesté. On la regardait et on allait lui chercher son besoin, son envie, sa douceur. Elle souriait narquoise. Elle regardait la mère Carotte et elle avait envie de se plier en quatre de rire tellement elle la trouve bête. Ce n'est qu'une Carotte, on n'en attendait pas plus que de sa fille ; en tout cas pas d'être un génie c'est sûr. Et bien heureusement pour elles deux. On peut se demander à quoi ressemble une mère Carotte. Celle-là était bien moins ratatinée que sa progéniture mais tout aussi inattendue. Elle était moins rouge, elle était plus pâle et les fanes étaient tristes à mourir. De belles fanes qui pleuraient jour et nuit en silence. C'était invisible à l'oeil nu. Mais il en émanait quelque chose de désespéré qu'on ne pouvait pas rater. Et puis, on aurait dit qu'elle n'aimait personne. Qu'elle ne pouvait plus même aimer quelqu'un. Que sa Carotte naine lui avait tout volé. Elle avait l'air dépossédée. Mais ma compassion a des limites. Elle était aussi désagréable et sèche que triste. Je lui vouais une colère sans limites. Peut-être aussi celle d'être la mère d'une furie qui m'avait dans le collimateur, qui voulait me faire participer à leur pot-au-feu, Patate que je suis, je n'ai jamais aimé me faire happer par le pot-au-feu qui me transforme en ce que je ne suis pas et tout le monde se permet de me monter dessus et d'y marquer son territoire comme un félin en rut. Je me retrouve trahie et souillée de toutes parts. Voilà ce qui m'attendait avec les gens de cette engeance et Carotte la première sous ses airs plus calmes que Gnognon ou Grand Poireau. On pourrait croire que du fait qu'elle était naine, Carotte était plus inoffensive. Ne nous leurrons surtout pas sur ce point : elle était d'autant plus amer ! Presque immangeable, indigeste au possible et qui vous reste en travers de la gorge, qui plus est.
Père Carotte était grand et beau, se pavanait et enseignait l'art du paon à sa fille. Elle lui vouait un culte risible aujourd'hui mais qui faisait envie alors. Qui n'aurait pas rêvé du père de Carotte ? Ensemble, ils étaient prêts, paraissait-il, à faire le tour du monde, la truffe au vent, à eux deux, sans personne d'autre. Surtout sans Mère Carotte. Ils l'auraient coupée en tranches et jeter à la mer. Ils étaient sans pitié. Elle était imbuvable.
J'aime toujours beaucoup les carottes cependant. LES carottes, les vraies. Dieu merci elles n'ont jamais pâti de cette réputation répugnante de Carotte ! J'ai gardé une once de bon sens dans ce tumulte. Seulement une once peut-être. Réputation ou seulement moi et mes douleurs ? Peut-être qu'il n'y a que moi dans cette histoire et que je dois l'admettre. Sûr qu'aujourd'hui, il n'y a plus que moi. C'est un fait. Les autres du bouquet se contrefoutent sans aucun doute de l'histoire et de Carotte dont personne ne connaît plus rien. Moi Patate, bizarrement, aussi illogiquement que peut le faire la vie, je dois détenir les plus fraîches informations. Malgré moi. Avec aussi toujours cette fascination de la haine qui n'en finit pas. La haine qui ne sait toujours pas se muer en pardon. Aujourd'hui, sans aucun doute, vingt après, ridicule mais vrai, je serrerais les poings pour ne pas lui hurler ma haine, pour ne pas la frapper devant sa jolie petite famille qui ne sait pas qu'elle a été une pute intersidérale. J'aurais en vérité envie de la regarder droit dans les yeux, aussi insolite que cela paraisse, aussi folle que je semble, de lui dire que je n'ai cessé de la haïr et que je lui souhaite encore beaucoup de malheurs. Elle répondrait que peu lui importe et que, elle, elle a réussi sa vie en avançant vers autre chose. Moi aussi petite salope de Carotte ! Mais au fond rugit mon incommensurable désir de te voir à terre sous mes poings vengeurs. Je frapperais bien sûr, soyons honnête. Je frapperais à sang. Que l'on soit toutes deux à sang, peu m'importe. La haine est encore le meilleur anti-douleur au monde. Mais qu'elle voit dans mes yeux tout ce qu'elle a cru qu'il n'y aurait jamais parce qu'elle a cru que Patate n'était que purée et jamais plus enviable ni plus digne. Parce qu'elle a écrasé jusqu'à faire crever tout espoir et me laisser purée, m'accepter purée pour toujours, sans idée d'autres horizons plus beaux, plus doux et plus forts. Non que la force soit le but d'une existence, quelle qu'elle soit, Patate, Carotte ou autre, je serais en mauvaise posture à ce point. Mais une force de vie qui rend les choses plus belles et qui donne envie. Je me suis laissée écraser bien sûr. Personne ne m'avait expliqué comment faire pour éviter d'être hachée menue. Personne ne m'avait rien dit. On m'avait dit que tout était dangereux et que Carotte n'était pas très fute-fute. Sauf qu'on n'avait pas vu qu'elle était impitoyable et aussi haineuse que je le suis aujourd'hui encore.
Je la laisserais à terre, je ne la toucherais pas. Je la laisserais souffrir. Et elle me demanderait pourquoi. Ou alors elle saurait et elle se moquerait de ma haine. Elle aurait raison. Mais Patate lui dira qu'il lui faut en passer par là pour s'apaiser. Elle me regarderait de travers. Elle sourirait avec peut-être encore ce rictus narquois sur le visage. Et je lui dirais avec plaisir qu'elle n'a pas changé et que je la reconnais bien là, dans ce visage de Carotte naine juste bonne à crever les autres. Elle n'aimerait sans doute pas ça. Même si elle s'en défendrait sans aucune difficultés. Une mère n'aime jamais qu'on lui parle de sa cruauté et de sa mauvaiseté. Une mère veut aimer et être une belle personne. Encore plus que tout autre. Si elle ne réagissait pas, je n'hésiterais pas à plaindre ses pauvres enfants...
Mais cela n'arrivera pas. Nous ne nous reverrons pas. Nous ne croiserons plus jamais. Il s'agit d'autre chose maintenant Il s'agit du pardon. Sale catho coincée ? Non pas du tout. Ou alors sans le savoir, sans le vouloir ? Je rêve de ce pardon et de sa tranquillité. Je rêve de ne plus même penser à cette haine mais je m'y accroche. J'y tiens, en réalité. Au fond. J'y tiens parce qu'elle m'aide à ne pas oublier, à ne jamais oublier ce à quoi une naine aux apparences inoffensives peut en arriver. Ce que Patate stupide peut supporter. C'est ma plus grande leçon de vie pour l'instant. Et où se trouve l'envie de pardonner De lui dire qu'elle n'était qu'une enfant et qu'elle souffrait, ce dont je ne doute évidemment pas, en tant aujourd'hui que Patate adulte non écervelée ? Je ne trouve cela nulle part en moi. Nulle part je ne parviens à entendre la petite voix digne qui caresse le passé pour qu'il ne hante plus. Jamais je ne lâche ma proie. Je me suis construite sur cette haine. Elle fait partie de moi. Carotte doit être, ça brise de le dire, un de mes pilotis. Elle nourrit ma colère et mes combats. Lui pardonner pourquoi donc ? J'ai la grande bonté, déjà, de manger les carottes dans tous leurs états. Que faire de plus ?
Lui pardonner reste une folie à ce jour.
Cette folie me sauverait-elle ?

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