Carotte
vivait dans les beaux quartiers. Elle claquait des doigts et tout
tombait tout cuit dans sa bouche. Elle n'avait pas à bouger ni à
rien faire. Elle ne disait pas S'il te plaît, bien entendu. Parfois
même elle ne disait rien. On devançait les désir de Sa Majesté.
On la regardait et on allait lui chercher son besoin, son envie, sa
douceur. Elle souriait narquoise. Elle regardait la mère Carotte et
elle avait envie de se plier en quatre de rire tellement elle la
trouve bête. Ce n'est qu'une Carotte, on n'en attendait pas plus que
de sa fille ; en tout cas pas d'être un génie c'est sûr. Et
bien heureusement pour elles deux. On peut se demander à quoi
ressemble une mère Carotte. Celle-là était bien moins ratatinée
que sa progéniture mais tout aussi inattendue. Elle était moins
rouge, elle était plus pâle et les fanes étaient tristes à
mourir. De belles fanes qui pleuraient jour et nuit en silence.
C'était invisible à l'oeil nu. Mais il en émanait quelque chose de
désespéré qu'on ne pouvait pas rater. Et puis, on aurait dit
qu'elle n'aimait personne. Qu'elle ne pouvait plus même aimer
quelqu'un. Que sa Carotte naine lui avait tout volé. Elle avait
l'air dépossédée. Mais ma compassion a des limites. Elle était
aussi désagréable et sèche que triste. Je lui vouais une colère
sans limites. Peut-être aussi celle d'être la mère d'une furie qui
m'avait dans le collimateur, qui voulait me faire participer à leur
pot-au-feu, Patate que je suis, je n'ai jamais aimé me faire happer
par le pot-au-feu qui me transforme en ce que je ne suis pas et tout
le monde se permet de me monter dessus et d'y marquer son territoire
comme un félin en rut. Je me retrouve trahie et souillée de toutes
parts. Voilà ce qui m'attendait avec les gens de cette engeance et
Carotte la première sous ses airs plus calmes que Gnognon ou Grand
Poireau. On pourrait croire que du fait qu'elle était naine, Carotte
était plus inoffensive. Ne nous leurrons surtout pas sur ce point :
elle était d'autant plus amer ! Presque immangeable, indigeste
au possible et qui vous reste en travers de la gorge, qui plus est.
Père
Carotte était grand et beau, se pavanait et enseignait l'art du paon
à sa fille. Elle lui vouait un culte risible aujourd'hui mais qui
faisait envie alors. Qui n'aurait pas rêvé du père de Carotte ?
Ensemble, ils étaient prêts, paraissait-il, à faire le tour du
monde, la truffe au vent, à eux deux, sans personne d'autre. Surtout
sans Mère Carotte. Ils l'auraient coupée en tranches et jeter à la
mer. Ils étaient sans pitié. Elle était imbuvable.
J'aime
toujours beaucoup les carottes cependant. LES carottes, les vraies.
Dieu merci elles n'ont jamais pâti de cette réputation répugnante
de Carotte ! J'ai gardé une once de bon sens dans ce tumulte.
Seulement une once peut-être. Réputation ou seulement moi et mes
douleurs ? Peut-être qu'il n'y a que moi dans cette histoire et que
je dois l'admettre. Sûr qu'aujourd'hui, il n'y a plus que moi. C'est
un fait. Les autres du bouquet se contrefoutent sans aucun doute de
l'histoire et de Carotte dont personne ne connaît plus rien. Moi
Patate, bizarrement, aussi illogiquement que peut le faire la vie, je
dois détenir les plus fraîches informations. Malgré moi. Avec
aussi toujours cette fascination de la haine qui n'en finit pas. La
haine qui ne sait toujours pas se muer en pardon. Aujourd'hui, sans
aucun doute, vingt après, ridicule mais vrai, je serrerais les
poings pour ne pas lui hurler ma haine, pour ne pas la frapper devant
sa jolie petite famille qui ne sait pas qu'elle a été une pute
intersidérale. J'aurais en vérité envie de la regarder droit dans
les yeux, aussi insolite que cela paraisse, aussi folle que je
semble, de lui dire que je n'ai cessé de la haïr et que je lui
souhaite encore beaucoup de malheurs. Elle répondrait que peu lui
importe et que, elle, elle a réussi sa vie en avançant vers autre
chose. Moi aussi petite salope de Carotte ! Mais au fond rugit
mon incommensurable désir de te voir à terre sous mes poings
vengeurs. Je frapperais bien sûr, soyons honnête. Je frapperais à
sang. Que l'on soit toutes deux à sang, peu m'importe. La haine est
encore le meilleur anti-douleur au monde. Mais qu'elle voit dans mes
yeux tout ce qu'elle a cru qu'il n'y aurait jamais parce qu'elle a
cru que Patate n'était que purée et jamais plus enviable ni plus
digne. Parce qu'elle a écrasé jusqu'à faire crever tout espoir et
me laisser purée, m'accepter purée pour toujours, sans idée
d'autres horizons plus beaux, plus doux et plus forts. Non que la
force soit le but d'une existence, quelle qu'elle soit, Patate,
Carotte ou autre, je serais en mauvaise posture à ce point. Mais une
force de vie qui rend les choses plus belles et qui donne envie. Je
me suis laissée écraser bien sûr. Personne ne m'avait expliqué
comment faire pour éviter d'être hachée menue. Personne ne m'avait
rien dit. On m'avait dit que tout était dangereux et que Carotte
n'était pas très fute-fute. Sauf qu'on n'avait pas vu qu'elle était
impitoyable et aussi haineuse que je le suis aujourd'hui encore.
Je
la laisserais à terre, je ne la toucherais pas. Je la laisserais
souffrir. Et elle me demanderait pourquoi. Ou alors elle saurait et
elle se moquerait de ma haine. Elle aurait raison. Mais Patate lui
dira qu'il lui faut en passer par là pour s'apaiser. Elle me
regarderait de travers. Elle sourirait avec peut-être encore ce
rictus narquois sur le visage. Et je lui dirais avec plaisir qu'elle
n'a pas changé et que je la reconnais bien là, dans ce visage de
Carotte naine juste bonne à crever les autres. Elle n'aimerait sans
doute pas ça. Même si elle s'en défendrait sans aucune
difficultés. Une mère n'aime jamais qu'on lui parle de sa cruauté
et de sa mauvaiseté. Une mère veut aimer et être une belle
personne. Encore plus que tout autre. Si elle ne réagissait pas, je
n'hésiterais pas à plaindre ses pauvres enfants...
Mais
cela n'arrivera pas. Nous ne nous reverrons pas. Nous ne croiserons
plus jamais. Il s'agit d'autre chose maintenant Il s'agit du pardon.
Sale catho coincée ? Non pas du tout. Ou alors sans le savoir,
sans le vouloir ? Je rêve de ce pardon et de sa tranquillité.
Je rêve de ne plus même penser à cette haine mais je m'y accroche.
J'y tiens, en réalité. Au fond. J'y tiens parce qu'elle m'aide à
ne pas oublier, à ne jamais oublier ce à quoi une naine aux
apparences inoffensives peut en arriver. Ce que Patate stupide peut
supporter. C'est ma plus grande leçon de vie pour l'instant. Et où
se trouve l'envie de pardonner De lui dire qu'elle n'était qu'une
enfant et qu'elle souffrait, ce dont je ne doute évidemment pas, en
tant aujourd'hui que Patate adulte non écervelée ? Je ne
trouve cela nulle part en moi. Nulle part je ne parviens à entendre
la petite voix digne qui caresse le passé pour qu'il ne hante plus.
Jamais je ne lâche ma proie. Je me suis construite sur cette haine.
Elle fait partie de moi. Carotte doit être, ça brise de le dire, un
de mes pilotis. Elle nourrit ma colère et mes combats. Lui pardonner
pourquoi donc ? J'ai la grande bonté, déjà, de manger les
carottes dans tous leurs états. Que faire de plus ?
Lui
pardonner reste une folie à ce jour.
Cette
folie me sauverait-elle ?
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