La
solitude était moins immense. Patate pouvait rentrer chez elle en
sachant qu'elle n'était pas si folle, pas si faible, pas si bête.
Mais il y avait des petites bêtes en elle qui s'étaient fait la
place belle et qui la poursuivaient. C'est idiot de dire cela. Bien
sûr qu'elle était poursuivie puisqu'elles étaient en elle. Mais là
encore, ces petites bêtes qui vous rongent et grignotent votre âme
ne se voient pas. Personne ne peux les voir. Personne ne les devine.
Et surtout personne n'en a envie. Peut-être, drôlement, que Piment
n'avait pas peur de les voir et qu'elle en avait d'autres même qui
sait ? Patate était plutôt emplie de fourmis et on aurait
parlé de scorpions pour Piment. Pas la même... Mais ça on ne le
sait toujours pas aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, les petites bêtes
à l'intérieur n'aident pas à se sentir sain d'esprit. Et il
fallait lutter fort, ne pas se regarder dans le miroir et tout
oublier en rentrant chez soi pour ne pas être prise à leur piège.
Patate n'avait d'autre solution que d'omettre ce qu'elle avait été
du matin jusqu'à la sortie du collège. Omettre pour que la vie ne
soit pas uniquement cela. Elle n'en disait rien parce qu'une fois
rentrée, elle pouvait être quelqu'un d'autre, quelqu'un de presque
bien. Mais une fois rentrée ou sous les yeux d'autres personnes qui
ne la connaissaient pas comme ça. Qui voyaient quelqu'un d'autre.
Parfois, dans certains moments, elle avait l'impression d'être une
jeune fille qui réussirait.
Il
y avait quand même un vrai problème, une vraie barrière dont elle
crut longtemps qu'elle ne se déferait pas. Carotte s'était insinuée
en elle. Il y avait les petites bêtes, mais on ne peut accuser
Carotte de tout, ce serait si ce n'est injuste, du moins illogique.
Les petites bêtes ne l'avaient pas attendue. En revanche, Carotte
était en elle et quand le soir elle fermait les yeux pour
s'endormir, elle avait peur. Pas la peur que tout le monde ressent et
qu'on peut dire, qu'on peut annuler, qu'on peut raisonner et qu'on
peut même finalement rire après coup. La peur de se faire voler à
soi-même, la peur d'être folle, la peur de ne plus savoir qui et
quoi, la peur de ne plus distinguer, de confondre la mer et le ciel,
le rouge et le vert sans avoir jamais été daltonien, de s'enfoncer
dans le sable pourtant pas mouvant, de voir ses jambes disparaître
purement et simplement, de perdre tous les nords qu'on a pu trouver
depuis la naissance, de finir par prier en hurlant dans sa poitrine à
Dieu qu'il faut absolument nous sauver parce qu'il en va de la vie.
Etre le jouet, être la poupée et sourire en lèvres de plastique,
sans plus bouger apparemment et sans avertir. Etre le jouet qui hurle
en silence, tout au creux du ventre, bien trop loin dans les
entrailles du monde pour qu'on ne l'entende et sans doute,
cruellement, que cela est fait exprès. Dans une prison de chair que
Patate voudrait dépecer, arracher, quitte à saigner, brûler de
haut en bas, pour refaire peau neuve et faire cramer au soleil la
Carotte qui s'est insinuée comme une folie dans son cœur, ses
poumons, ses tripes, ses organes les plus précieux.
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