Le temps a été jusqu’alors comme un énorme pavé dans la mare, une énorme pierre, le boulet qu’on ne peut pas tirer ni pousser, qui parfois bouge sans raison évidente, sans direction cohérente. Du moins, c’est ce qu’on croit absolument.
J’ai toujours détesté le temps. Mon absolue incohérence car je ne suis rien sans lui. Mais ça a peut-être été très longtemps ma façon de m’en accommoder. Une donnée incontournable, que je n’ai pas affrontée, autour de laquelle j’ai fait le satellite sans contact, en observation aigrie. J’en ai fait mon ennemi puisqu’il fallait bien faire avec. (Il l’est encore la plupart du temps.) C’était mieux que de nier. Et c’était douloureux. Et la douleur c’est mieux que la mort. C ’est encore du vivant. Et pas de cynisme là-dedans. Une réalité humaine.
Le temps a été la pierre qui me tirait vers le fond, vers le noir et la tristesse. Je le voyais ainsi. Une plaie.
Ma plaie.
Ma tyrannie.
Les minutes à compter.
Les minutes qui ne passent pas.
Les secondes qui s’étirent, prennent tout leur temps pour s’éveiller.
Les heures auxquelles on ne préfère pas penser.
Bien sûr que mon temps est traumatisé.
Je l’ai torturé. Je ne l’ai pas laissé reposer à ma cheville tranquillement en prisonnière modèle. Je l’ai fait obéir et il s’est alourdi toujours plus chaque jour, me renvoyant en boomerang mon combat. Ni lui ni moi n’avons rien gagné à cela. J’ai voulu l’asservir. J’ai voulu asservir toutes mes contingences à ma volonté d’acier, brillante, aux crocs acérés et découverts.
Asservir l’espace et ne tenir que la place que je voulais prendre, pas plus pas moins, Exactement cette place dans l’espace, si précise qu’elle tenait aussi en une toute petite seconde et qu’il fallait se battre pour sauter de seconde en seconde. Les gens sont des êtres d’heures et d’années. J’étais devenue un être de seconde, un point, sans épaisseur et sans rythme. Tout me résistait et je résistais à tout. Mon espace-temps était devenu mon adversaire. Au lieu de le subir, je me suis retournée et séparée de lui pour le frapper et le boxer sans arrêt au moyen de l’immobilité sans épaisseur. La morte-vivante. Les deux, morte et vivante. Impossible à dénouer dans ces deux visages. Utiliser la mort pour rester en vie. La plus immense apparente incohérence. Et pourtant si fréquente quand on y regarde de plus près.
Asservir le corps et tous ses besoins. L’empêcher de s’asseoir dans son espace et son temps. Lui interdire le droit de séjour dans la vague des heures.
Tu seras un être de seconde.
Tu seras un être pointu et aiguisé.
Tu seras ce que je te dirai.
Tu seras acéré comme un sommet de montagne.
Aussi digne que cela.
Aussi seul et unique que cela.
Aussi inatteignable et dangereux que cela.
Et le temps sera vaincu.
Le temps qui ne doit être qu’une circonstance est devenu un objectif. Le temps est une conscience sourde. Il a toujours été relativement bruyant pour moi. Il est devenu criard lorsque je l’ai pris entre quatre yeux. Il n’a pas supporté le face à face. Moi non plus, mais j’ai lutté pour croire que j’y gagnerai le trophée.
Est demeuré depuis toutes ces années ce litige d’une violence inouïe avec le temps. Ma rage parfois contre ses heures qui me retiennent et m’ennuient à en mourir m’emplit et déborde. Je mange pour l’endiguer. Pour lutter encore. Pour ne pas accepter de me laisser toucher. Parce que cela m’écœure.
Parce que j’en vomirais toutes mes viscères et vide, je serais encore moins.
Parce que je ne serais plus qu’un bout de peau flasque inutile.
Parce que l’épaisseur aujourd’hui acceptée serait aspirée brutalement.
Elle est transparente ma bataille avec le temps. Elle ne se voit en rien. Avec l’espace, j’en ai un peu fini. Celle-là s’est vue. C’était sa belle particularité.
La bataille avec mon temps passe à la trappe si les mots ne la pose pas quelque part. Elle s’évanouit effacée par le temps lui-même, ce traître.
Et puis, je perçois peu à peu que le temps n’existe pas vraiment. J’en ai fait un monstrueux paquet, parfaitement carré. Un énorme colis plein de béton et d’acier, complètement compact. Devant mes pieds, devant mes pas.
Mais non ! il y a mon temps et c’est tout. J’ai banni mon temps de mon esprit. Je ne pouvais pas m’inscrire en lui et m’accoupler avec lui. Puisque c’est bien cette impression de pénétration qui m’a tant fait reculer et lutter.
Le temps serait l’homme qui me pénètre malgré moi.
Le temps serait un violeur.
Le temps serait mon dominateur incontestable. Je me retrouverais à nouveau prise au piège comme dans cette enfance honnie.
« Le temps est un enchanteur et pervers. Il tourne autour et caresse pour attraper et violer. Le temps est mon ennemi juré. Jamais ô grand jamais tu ne lui cèderas, femme fragile ! Jamais tu ne seras à nouveau une poupée, une plante qui se tait et supporte.»
J’ai accepté d’être avec l’autre, avec un autre. Pas seulement à côté, mais seule surtout, quand je veux comme je veux. Fais que je veux !
En adulte qui croit toujours ne pas savoir dire non.
En adulte qui croit que les autres sont plus forts.
En adulte qui croit que les autres nous mangent.
En adulte qui croit que laisser toucher c’est se laisser mourir.
En adulte encore toute petite fille qui n’est pas passée au suivant.
J’ai désormais accepté d’être touchée jusqu’au noyau infrangible de mon être. Il n’appartient qu’à moi mais il n’est plus fermé à double tour. Je croyais déjà avoir tout ouvert. Et le temps restait mon ennemi douloureux. Je ne comprenais plus ce qu’il fallait ouvrir.
La pudeur.
La colère.
La honte d’aimer.
L’impression du ridicule du sourire au visage de l’autre.
Voilà celles qu’il fallait ouvrir. Comme souvent, je n’y avais pas même pensé : elles m’étaient parfaitement constitutives. Et finalement, je suis davantage que cela. Je suis un être d’heures et d’années qui s’ignorait jusqu’à peu. Je suis, sans avoir besoin de savoir et comprendre par quelle mystérieuse révolte.
Etre est un fait. je crois que je croyais ne pas être vraiment.
De l’eau tout autour de mon corps. Les membres qui glissent en elle. Ni sur. Ni contre, quoi que, pourquoi pas contre. Les ondulations qui se plient à moi. Moi qui me plie aux règles de l’eau. Cette si chère image de l’eau maternelle régressive. Pas envie de l’avouer. Mais cette douceur est bien celle d’un autre temps, quelque chose de puissamment vivant. L’eau maternelle à laquelle s’adjoint à un moment, alors que je suis allongée, les yeux au ciel (le plafond carrelé de la piscine…), mon temps. Ce n’est plus le temps et sa terrible abstraction. Il s’agit là de mon temps, le mien et pas le leur. C’est-à-dire mon temps singulier et ma mort. je ne suis qu’une vie. le temps comme un boulet et énorme colis m’empêchait de mourir. Il m’empêchait aussi de vivre. Si je veux vivre, je dois être dans mon temps et ma mort jusqu’au bout. Elle sera toujours là. c’est le boulet de mon temps.
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