On se prépare à cette nouvelle vie comme à la guerre. Il gage que cette partie-là ne sera pas simple. Il sait qu’il devra être plus persévérant que jamais. La douce Méline , un démon à vivre sous une mine angélique. C’est rageant. Mais au bout de toutes ces années, il en a pris son parti. Il débute donc aujourd’hui 5 janvier sa carrière de garde-malade. Non ce n’est pas une vocation Messieurs et dames, cessez ce tonnerre d’applaudissements en mon honneur. Je me sens rougir de plaisir. Je me sens une vierge effarouchée. Ouh ! Arrêtez cela ! Mon Dieu mon Dieu !
Il sourit seul à ces pensées.
Il a un bel avenir devant lui. Tout en blouse et odeurs chloroformées. Il en profitera peut-être pour approfondir ses connaissances en matière pharmaceutique. Méline l’initiera à la remédologie. Jusqu ’à présent, il a refusé mais pourquoi pas à l’avenir. Il n’a plus toute la vie devant lui puisque précisément il ne travaillera plus. Il trouve tout cela bien ironique. On décide qu’il n’a plus l’âge pour travailler. Mais on ne sait pas que ce qui l’attend chez lui est bien plus ardu. Il aurait dû commencer par cela quand il en avait encore l’énergie. Et finir ses vieux os au bureau, efficace malgré la vieillesse. Il n’aurait, remarquez, jamais eu la patience et trouvé très injuste d’être cloîtré avec une aliénée chez lui et chez elle. C’est bien son épouse mais c’est tout de même un vrai labeur. Aujourd’hui, il peut rire de la carrière qui s’ouvre à lui sur le tard. Il peut rire parce que plein de choses sont achevées. Les quatre enfants ont leur place dans cette société. Il déplore que Christ ne soit pas plus croyante, pas plus droite, normale. Il le lui reproche amèrement. Mais pourtant, il sait qu’il n’est plus son responsable et qu’il peut se débarrasser de ce souci-là. Elle n’est pas correcte, c’est sa nature. Mais elle est sérieuse et maligne. Elle s’en sortira bien. Il y en a toujours au moins un qui échappe sur toute la ligne. Elle n’a jamais su se taire et avaler.
Tous les quatre ont leur travail et leurs affaires. Le point noir oui, c’est Christ. Mais la Petite compense. Bref, il n’en parle jamais ensemble de ses deux filles parce qu’elles ne sont pas dans la même case dans sa tête. Et elles s’entendent tellement ! Il n’est pas très rassuré par cette alliance. Et si elles se retournaient contre lui ? Il élèverait la voix paternelle ou alors jouerait au pauvre garde-malade. Non ! il ne joue pas. Il lutte et serre les dents. Ainsi soit-il jusqu’à la mort.
Quand il a un moment de faiblesse, il se tourne vers le grand cadre dans la salle à manger où trône la Petite. Il sourit toujours, un peu malgré lui. Il refuse tout sentimentalisme. C’est une idiotie inventée par les bonnes femmes. Pour le coup, il ne craint pas de parler ainsi. Cela l’irrite au dernier degré. Il ne se contrôlerait plus, presque, avec cette histoire de sentimentalisme. Quel temps, quelle énergie perdus ! Mais il ne refuse pas un petit sourire, un p’tit r’montant. C’est sans mal. Ca passe vite, juste un coup d’œil et le tour est joué. Il se sent moins grincheux. Méline trouverait ça bien, lui sourirait elle aussi s’il lui racontait cela. Mais on ne dévoile pas sa vie. On ne dévoile pas ses trucs. On n’en a pas le droit.
Pour soi et pour ceux qui sont morts.
C’est idiot.
Pourquoi il dit cela ?
Il n’en sait rien.
On ne se pavane pas.
C’est incorrect.
C’est incorrect.
C’est Incorrect !
On se prépare à cette nouvelle vie comme à la guerre. On remonte les manches. Mais c’est surtout le casque qu’il faut chausser. Pour les ondes cérébrales. Pour la subtile et imaginaire contagion folle. Il chasse l’idée mais elle, revient au galop, aussi rapide que la folie elle-même. Peut-être que Méline est aussi un bien. Sûrement un bien pour lui.
Moins sûr pour elle et pour les autres.
C’est mieux que rien.
Il s’est senti quelqu’un auprès d’elle. Très vite, il a senti qu’il avait sa place là. Bien sûr qu’il avait respecté les consignes familiales et sociales. Bien sûr qu’il n’en avait rien remis en cause. Bien sûr que tout cela lui convenait et leur convenait à tous, à on. Très vite, auprès d’elle, il s’est senti utile.
On est devenu il.
Je même parfois.
Je dans la tête.
Je pas trop fort.
On le plaint. On l’admire. On voit comme lui son avenir de garde-malade. On ne voit pas le reste. Ce qu’il en tire lui, pour lui. Ce qu’il y gagne. C’est indéniable, il peut résister à de terribles épreuves. Il survit à presque tout sans broncher. On lui a appris, l’Aïeule a insisté pour qu’il soit un roc en toutes circonstances. Qu’il ne se laisse abattre par rien. Il a réussi cette affaire-là. Il a ingurgité d’énormes couleuvres. Et il a été fier d’être toujours bel et bien là. Dans le cas présent, c’est une tout autre configuration. Cela n’a rien à voir. Il y a son compte. On ne l’attaque pas sans récompense. Il est un garde-malade satisfait. Pas de syndicat en vue.
Il hait les syndicats.
Méline remercie. Elle demande voire exige abondamment. Elle se confond toujours en remerciements. Il sourit faiblement. Il ne sourit jamais franchement. C’est effrayant. Elle sait que c’est comme cela qu’il fait. Elle aurait besoin de plus. Elle voudrait toujours plus mais elle n’en dit rien. Elle ne s’en donne aucun droit. Elle n’y est pas autorisée. Les yeux sont grand ouverts et attendent l’immense tendresse. Il lui rend un faible sourire. Et c’est déjà ça. Tout le monde en convient.
Il a passé plus de la moitié de sa vie auprès de cette femme. Il aurait peut-être aimé qu’elle porte certaines choses parfois, qu’elle l’en débarrasse. Mais peut-être aussi qu’ainsi il a mis à profit toutes ses compétences. Qu’elle lui a montré la voie pour s’accomplir. Elle lui a livré son entière confiance. Elle lui a confié sa vie et celle des quatre enfants. Dans son monde, il a toujours été plutôt le rat d’à-côté qu’on n’approche que pas intense nécessité. Elle s’est blottie à ses flancs sans préjugés. Sa grisaille la rassure. Il est dur, elle en a souffert. Elle devait s’atteler à un besogneux strict. Avec sa grisaille mais sa rectitude. Quelqu’un de principes. Qui jamais ne la traiterait de folle. Aussi par dignité propre. Pour lui-même. A ses côtés, il n’est pas devenu un médor affectueux et joueur. Il n’aime ni l’un ni l’autre. Mais sa place a été faite et creusée.
Et puis à ses côtés, il a trouvé un sens à certains mystères qui le laissaient coi. Méline parle de ses esprits. Elle en a plusieurs. Il ne la suit pas toujours. Il lui demande de cesser ses délires de temps en temps. Ca ne sert pas à grand-chose d’ailleurs. Elle ne cesse pas pour autant. Elle le dira moins fort dorénavant. Il sait qu’ils continuent de rôder. Parfois, Méline détient un sens. Pas de bon sens. Mais un sens aux mystères qu’il exècre. Elle parle du Diable. Il a été choqué d’abord. Mais pourquoi donc ne pas en parler quand on sait qu’il existe ? Lui l’a en tête dans un coin plus ou moins petit, selon le mystère du jour. C’est Méline qui dit mystère. Il trouve ça ridicule mais il a pris le pli. Le Diable, l’Aïeule n’a jamais prononcé son nom. Mais d’une manière ou d’une autre, elle a désigné cette bête, souvent. Jamais il n’en avait vraiment parlé. C’était un secret. Un secret que tout le monde doit garder. Sauf le clergé libre de par son statut de l’évoquer. Dans l’église, il y pense lui aussi librement. Sans desserrer les lèvres. Mais il a toujours écouté avidement.
Et Méline, il croirait qu’elle le connaît le Diable.
Elle en parle et c’est saisissant. Elle prévient les dangers. Christ et Dédé rigolent. Le grand et la Petite se renfrognent. « C’est ça Maman ! Le Diable… Ouhouh… » Il entend. Il sait ce que les enfants pensent. Il l’avoue, il le déplore terriblement. Ils lui paraissent bien inconscients et naïfs de se croire hors d’atteinte. C’est leur foutue génération à se croire tout-puissants. Le grand est sans doute un peu plus raisonnable. Il se tait et se méfie. Il doit se méfier. Le Diable se tapit dans les recoins. Aujourd’hui, ça ne se fait plus de parler de cela. On se contente d’un Dieu de miséricorde et clémence. Ni Diable ni vengeance. Cette génération d’inconscients qui n’admet que l’endroit de la médaille et ferme les yeux sur le revers. Elle va certainement en essuyer de sacrés revers ! les envoyés du Diable se cachent et sont partout : la folle furieuse putain Brigitte Bardot. Il l’écraserait, il l’étoufferait, cette honte de l’humanité. Elle pourrit tout ce qu’elle touche ! L’ivrogne décadent, l’image même du mal, Serge Gainsbourg. Il le maudit encore davantage. Et les jeunes rient, louent leurs idoles diaboliques. Lui peste sur cette stupidité. Ils ne savent plus même distinguer le Bien du Mal. Ils se vautrent impunis dans tous leurs manquements et leurs blasphèmes. Il n’est pas pour la religion toute la journée à tout prix. Il faut bien travailler. Il est pour les règles du Bien et la modernité est oublieuse. C’est une pette délinquante sans épaisseur. Méline, elle, est quelqu’un de bien. Elle est de son univers à lui et ils se retrouvent. Ils résonnent l’un avec l’autre. Il se sent moins seul.
Il sera son garde-malade.
Elle sera son bâton de vieillesse
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