Il se plante dans l'embrasure d'une porte. Il contemple le spectacle terrifiant de la folie.
Je dis folie ; il dit qu'elle s'oublie.
Elle n'est pas,folle.
Je dis que oui.
Il aurait immensément honte.
Je le plains de toutes mes prières.
Quoi qu'il dise, c'est bien le spectacle terrifiant de la folie auquel il assiste.
Elle ne le voit pas.
Il n'existe presque plus.
Son regard le traverse sans s'arrêter en aucun point de son être.
Son corps, sa voix. Alors, plus rien ne l'interpelle.
Elle est embourbée.
Il attendra le temps qu'elle s'extirpe de son marasme.
Il lui est arrivé de demeurer contre son chambranle.
A la regarder.
Fasciné.
Presque la bave aux lèvres.
Elle hypnotise l'être sain. Il ne bouge plus. Il n'a plus envie de bouger même un doigt.
Il faut qu'aucune molécule d'air ne bouge.
Elle pourrait exploser en un million de carreaux tranchants.
La douce Méline saignante et bouchère.
Quand il se plante et la regarde, elle répète.
Elle marmonne.
Elle lancine.
Elle balance.
Elle compte.
Recompte.
Tourne.
Retourne.
Se retourne.
Elle compte dans une langue inconnue.
Aux sonorités inquiétantes. Qu'elle n'a sans doute jamais apprise.
Elle grogne hongrois.
Dans son coin.
Elle ne le voit pas.
Il n'existe presque plus.
Son regard traverse le monde en jaune fluo.
Son monde à lui est comme une vieille télé.
Ils ne peuvent plus s'entrevoir même.
Elle est surréaliste.
Il a deux siècles de retard.
Ils sont séparés par une vitre infranchissable.
Aujourd'hui, depuis des mois, elle opéré la cérémonie dans la salle de bain. Auparavant, elle faisait ses tours dans la chambre, au coucher, au lever, en plein milieu. A deux, trois, quatre, quelque heure. Il ouvrait les yeux, les refermait sur ce qu'on désire ne pas voir. Il se réveillait la tête en sucre poussière. D'abord sans trop comprendre pourquoi. Il éconduisait toujours le même raisonnement.
Pourquoi la tête dans cet état ce matin ?
Hier soir, quelque chose ? Non, rien hier.
Et la nuit ? Non sans rêves, l'habitude.
Un réveil ? Elle tournicote sur elle-même et autour d l'armoire.
Ah oui c'est vrai ! C'est ça qui fait la tête en sucre poussière.
Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
Allons-y, il est temps. Et il se levait sans que forme de procès. Aujourd'hui, depuis des mois, elle opéré la cérémonie dans la salle de bain. Et le soir, il s'installe sur le chambranle. Il la regarde. Il n'est plus à la nuit. Il sait que c'est vrai.
Elle marmonne en hongrois. Il sent le sang descendre dans ses chaussettes.
Elle opère en stratège. Absolument méthodique. Absolument. La pièce est quadrillée en carrés cinq sur cinq qu'elle délimite un à un cent sur cent. Elle a devant elle une immense feuille d'architecte. Elle doit voir tous les carreaux sous les meubles, sous la baignoire. Elle voudrait sûrement soulever, arracher tout cela. Pour être au clair avec la surface. Durant les longs moments où il se fige au bord de sa grande feuille à carreaux, il ne l'a jamais vu tenter d'éclaircir son espace. Il aurait sans doute dû l'arrêter. Intervenir. Il ne sait pas comment. Jamais il ne pourra la serre dans ses bras et elle gesticulant comme un asticot hystérique. Il n'est pas un homme comme cela. Il prie de toute sa foi qu'elle n'exigera jamais cela de lui. Il ne s'est pas marié comme cela. La douce Méline qu'il faudrait attacher et bâillonner. Il craint toujours d'en arriver là. Peut être un jour; peut être de pire en pire. Chaque année rajoutant un être de folie. Non ! Pas folie. Elle n'est pas folle. Elle compte. Tout le monde compte. Lui aussi compte. Pas dans la salle de bain. Ls sous la baignoire. Et après tout, pourquoi pas ? Lui aussi aimé se bercer avec les chiffres. Il ne parle pas hongrois, c'est sûr. Une vague de panique trop lucide.
Méline, que fais-tu avec
tous ces mots incompréhensibles ?
Méline, pourquoi tout cela ?
Méline, explique-nous !
Il se retourne.
Va te coucher toi !
Tu n'as rien à faire là !
Dépêche-toi !
Mais Maman...
Il hurle, le petit bonhomme sage :
Va te coucher sale gosse !
L'enfant a du mal lui aussi à se mouvoir. Méline assomme l'atmosphère. Elle téléguide son gros nuage de plomb. Et les semelles et les pieds s'alourdissent. Chacun s'enfonce plus dans le sol. Et rapetisse.
Il ne faut pas qu'il en voit davantage, le petit gosse. Il ne faut pas qu'il puisse comprendre. Lui, le père, doit l'écarter de ce spectacle. Le protéger. Voilà le fin mot de l'histoire et des jurons. Lui qui ne hausse pas le ton pour une broutille, jure sur l'enfant aîné.
L'enfant repart, traînant la larme à l'œil. Et lui est repris dans la toupie des chiffres. Il pourrait glisser sur cette pente-là avec elle. Compter, comptine d'adultes, comptine sans émotions, chanson claire et nette. Berceuse des jours et nuits.
Ce qui l'effraie vraiment. Ce sont les chuchotements. Méline parle en hongrois. Elle en tient de longues conversations. Bien, accordons-nous sur l'existence d'une autre langue dans la vie de Méline. Une langue qui apaise parce qu'elle vient du fond de la gorge et qu'elle dit qu'elle est forte. Il comprend ainsi son hongrois.
Mais les chuchotements sont fous.
Elle n'est pas folle !
Ses chuchotements soufflent le délire. Il ne peut pas même percevoir le langage qu'elle utilise. Les chuchotements se ressemblent tous et tournent tout autour d'elle. Ils créent un cône de vapeur jusqu'au-dessus d'elle. Tout au-dessus. T'es loin là-haut. Là où se tient les ficelles de l'esprit. Jusqu'où ? Jusqu'où. Les chuchotements annihilent toute communication. Il sait que leur présence exclut définitivement la sienne. Pour des jours, des semaines. Il devra être seul jusqu'à ce qu'elle cesse, non sans aide, les chuchotements.
Il a imaginé parfois, le duel, inégal d'emblée, entre lui et les chuchotements. C'est comme un très mauvais reve, où des milliers de lutins invisibles et facétieux puis diaboliques s'approchent, reculent, piquent, disparaissent puis se resserrent et l'étouffent finalement. Les chuchotements vont et viennent dans des allers retours nauséeux. Il les cherche quand il les perd, tend l'oreille, sur la pointe des pieds. Il se recroqueville les doigt enfoncé jusqu'au tympan et chantant quand ils fondent sur lui. Une nuée d'insectes.
Un banc de minuscules poissons.
Insaisissable.
Exaspérant.
Et il oublie les yeux. Et les repas. Les abominables repas où tous, sans le savoir, luttent en silence pour ne pas être totalement aspirés par l'œil du cyclone. Ils sont en plein dans le mille. Ils ne peuvent pas faire semblant. C'est ainsi que le silence s'impose. Les cœurs battent pour survivre. Les têtes doivent les rejoindre et ils se rassemblent en pleine poitrine. Regarder le père, le fils, la soeur ou la mère n'est plus correct ou incorrect. Les elles du jeu sont celles de la jungle. Et dans la jungle, on ne parle pas. On ne se regarde pas. On se réfugie au repaire. Et on reprend des forces.
Parfois, pas si souvent bien heureusement, les chuchotements surgissent. Elle a la courtoisie de les faire taire à table.
On ne chante pas à table.
Ni ne chicote.
Savoir-vivre de base.
Pas toujours.
Et le silence combatif qui règne, le beau silence de la survie, est griffé de chuchotements fous. Elle fait siffler l'air entre ses lèvres. Tout le monde longe plus profond dans la soupe. Il serre les dents. Il sent monter la rage. Il a honte d élus. Tout cela n'est pas digne.
La vie est monstrueusement indigne.
Elle chuchote.
Surtout, elle mange uniquement par couleur. Chaque semaine à sa couleur et ses aliments afférents. Ils doivent s'y soumettre. Ce n'est pas foncièrement, physiquement, esthétiquement douloureux. C'est que sa folie s'anime et prend corps dans la gorge de chacun des membres assis autour de la table familiale. Chacun doit avaler un bout de son mal. Chacun le sait. Et n'a d'autre choix que de l'admettre docilement. La deuxième fille se rebelle parfois. Elle dit que c'est dingue et qu'on ne peut pas laisser encore faire ça. Mais le père l'a fait taire d'un regard. Le seul échange de ce repas.
Un jour, la jeune femme qu'elle deviendra quittera la table quand
chuchotements
couleur hebdomadaire
et autres hérésies.
Affiché en clair sur le mur de la grande salle. Pour ne plus pourrir tous les soirs pendant quarante-cinq minutes d'alimentation en groupe obligatoire.
Et il oublie encore les yeux. Ses grands yeux noirs sont vides. Il aurait moins peur de petits yeux bleus vides. Le bleu est toujours un peu vide, un peu saisissant, à moitié transparent, pas complètement colorié. Le noir est opaque même sur les corps vitreux. Méline est une noiraude. Elle n'est pas expansive. Elle a tout de même les yeux chauds.
En temps normal.
Quand elle retrouve sa voix haute.
Mais les grands yeux noirs vides le font frissonner. Il est traversé est déshabillé par leur inertie. Ils lui révèlent chaque seconde davantage que sa vie ne tient qu'à un fil.
Un fil, un élastique capricieux, logé, peut-être, au creux des pupilles.
Un élastique pour lequel les scientifiques et les médecins nOnt pas de pinces ni pansements.
Les grands yeux noirs vides le font pisser au froc.
D'un coup, ils s'animent pour un autre qui se dresse derrière lui. Quelqu'un qu'il ne connaît pas. L'autre homme. Méline se mue en chatte mielleuse. Elle minaude comme la putain du village. Elle se tortille. Tout son corps se transforme. Elle surchauffe l'ambiance. Et l'homme invisible lui sourit, l'aime et la caresse, même en plein jour, même devant lui, le mari trompé. Elle est une chatte en chaleur qui minaude et veloute son être. A la limite du supportable, il sort de la pièce, il doit trouver un appui. Un mur. Insipide et inamovible. Il ne peut s'empêcher en mari jaloux d'écourter la conversation. Une conversation haute et forte. La phase des chuchotements a cédé. On ne se cache plus désormais.
Elle : " que veux-tu mon grand loup ?"
... Lui ? : "toi toute entière, mmmmh..."
Elle : "je suis à toi mon tout beau, mmmmh..."
... Lui ? : "il faut encore attendre."
Elle : "oui, il faut encore attendre que les enfants dorment, ce soir, tu auras tout en grand."
...Lui ? : mmmh... Tu me fais de l'effet..."
Elle : "garde-moi ça au chaud pour tout à l'heure. Nous nous ébattrons dans quelques heures."
Et elle se met à gémir tout de suite.
Il fuit. Les larmes sont au bord.
Il voudrait hurler et haïr Dieu.
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