lundi 16 mars 2015

Vie volée

Anita vient du Sud. Le grand et beau Sud. Le Sud du sable et du vent. Elle est grande, elle s’élance. Elle a voulu grandir encore et encore. Elle a prié son corps de pousser jusqu’aux nuages. Et autour d’elle, on s’est demandé quand elle arrêterait enfin. Elle, elle voulait toucher les anges. Il lui a toujours manqué des ailes. Petite, elle jouait l’oiseau, battait des bras et s’envolait. Elle planait sur sa vie, sa ville et ses bidons. Elle fermait les yeux pour sentir l’air lui caresser les joues et les paupières.
Elle inquiétait son père et ses aïeux. La mère s’était sauvée. Elle n’aimait pas voler, la génitrice. Elle avait des écailles et elle nageait. Tous les liquides, tous les goûts, frappés, glacés ou tiède. Pourtant, ce n’est pas une région d’humides, le Sud d’Anita. La génitrice a toujours trouvé de quoi plonger. Et elle a disparu de la vie d’Anita, il y a des années. Et puis, Anita elle-même a pris le ciel et voyagé.

Elle est arrivée à Paris sans bien grand-chose puisque la migration en solitaire s’effectue sans bagages. Les oies sauvages vous le diront. A Paris, elle vole encore. D’une autre manière. Elle s’est adaptée. Elle a appris à se faufiler entre les bâtiments qui chatouillent l’atmosphère et à monter plus haut pour capter l’oxygène. Elle se lance des défis pour gagner contre le risque. Elle est joueuse jusqu’au bout. Elle fait des piqués soudains en pleine nuit. Et elle remonte le long d’une tour grise rugissante. Elle flirte avec les
hélicos militaires. Elle n’en a pas peur, elle les connaît de chez elle. Ils ont toujours bercé ses nuits. Il y en a qui les déteste. Elle aime bien leur ronronnement. Elle les cherche même au moment de dormir.

            Tout le jour, la grande Anita travaille dur. Elle sourit beaucoup. Elle sourit à tout le monde et personne. Elle sourit au ciel et aux oiseaux. Mais on dit qu’elle est formidable cette Anna. Tout le monde l’aime. Les hommes se pelotonnent dans ses grands bras. Ils pressentent sans le savoir qu’ils pourraient être des ailes.  Et les emmener loin, très loin rêver. Jamais Anita ne refuse d’enlacer celui ou celle qui le lui demande. Parfois même, quand elle les aime un peu plus, ils volent ensemble. Elle pilote et son passager s’extasie. Mais au final, il y a toujours quelque chose qui cloche.

            Un jour, elle s’éprend d’un dorlotteur. Elle l’accueille dans son grand corps et bras. Il est immense et il l’enveloppe lui aussi de ses longues ailes. C’est un voleur lui aussi. Ils se mettent à planer ensemble au-dessus du monde, au-dessus de toute la vie. Ils s’éclipsent pour s’enlacer au ciel.
Pour la première fois, elle se blottit.
Je crois qu’ils s’aiment.
Ils se le disent en l’air. Sur terre, ils se connaissent à peine. Il la caresse comme jamais on ne l’a caressée. Sa peau se transforme, elle mue et se met à briller. Elle a l’impression de grandir encore de quelques centimètres.
Et il s’en va, sans crier gare trouver d’autres cieux pour toujours voler plus. Elle ne peut pas le suivre. Il lui tourne le dos, de toute façon. Il ne pense qu’à décoller encore et encore, toujours plus haut.

            Anita, peu à peu, cesse de s’élancer et d’enlacer. Elle perd ses plumes et ses ailes. Elle pâlit et courbe le dos, la princesse du Sud.

            Dix mois, elle dépérit. Elle tourne autour et vole en rond, de plus en plus frénétique. Le plaisir l’a quittée.

            Elle trouve un jour l’arme qu’il lui faut : et elle découpe son bras, son aile et toutes leurs veines et cicatrices. Elle découpe le bras droit au-dessus de l’articulation. Au couteau à viande. Il y a beaucoup de sang. Cela gicle un peu trop. Elle garde le bras gauche pour ne pas oublier. Elle ne volera plus. Elle ne veut plus voler. Elle ne veut plus grandir.
Elle pose enfin les pieds. Elle marchera désormais.

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