J’ai essayé de la chouchouter aujourd’hui, je ne sais pas si je peux parler ainsi s’agissant d’Anna. Ca ne lui convient pas bien. C’est étrange. Et en même temps c’est ce qui m’animait moi, cette envie de la protéger et de l’apaiser. Anna, vous l’avez bien compris maintenant, c’est un animal à sang froid. Alors câlins bisous ne font pas partie de son panel d’expression. Vous me direz à juste titre que nous sommes collègues et que sur le lieu de travail, elle n’a pas à s’adonner à ce genre d’expansion. Sans aucun doute, et je suis le premier à respecter cette règle. Je suppose que nos autres collaborateurs diraient que c’est l’hôpital qui se fout de la charité. On me l’a toujours dit que j’étais distant voire antipathique. Je ne souris pas ou peu, j’en conviens. Anna ne s’en formalise pas, comme je vous l’ai expliqué, et c’est la condition sine qua non pour me supporter.
Bref, je parle de moi à vouloir parler d’elle. Mais c’est incroyable cette propension humaine à parler de soi dès qu’on aborde les sentiments. Emotions je ne dirais pas, ça me semble exagéré. Je ne m’émeus pas. Anna non plus, nous nous entendons là-dessus. Ces gens qui se pâment et tremblent de bonheur ou d’amour, ça me dépasse. Je les trouve ridicules bien entendu. Mais surtout, je ne comprends comment ils en arrivent là. Un peu de tenue tout de même ! On peut contrôler ces choses-là. Ils disent que ça les prend aux tripes et autres expressions stupides. Si ça prenait comme ils le disent, nous ne serions pas épargnés Anna et moi. Je me souviens de plusieurs fois, Noël, un départ à la retraite etc., où tout le monde a sorti les mouchoirs, les voisins se sont rapprochés, la communauté humaine en chaleur. Anna et moi étions dans un coin de la pièce, près de la sortie. Nous nous tenions le pus loin possible de ces effusions. Il n’aurait pas fallu qu’elles nous éclaboussent. Je pense que nous deux, alors que tous nous regardaient comme des énergumènes, perchés sur leur rationalité, nous sommes sentis plus proches qu’aucun d’eux. La première fois que cela nous est arrivé, nous avons échangé un sourire complice en partant et depuis, nous traversons ces épreuves ensemble. Nous avons notre coin attitré. De toute façon, on ne se bouscule pas autour de nous puisqu’il faut être au cœur de la fête paraît-il. Au moins, je suis sûr que personne ne me volera la place du bord. La place stratégique, la fuite est facile. Anna occupe un bout de table, moi un autre et nous pouvons nous enfuir aux toilettes ou très loin de tout ça quand nous le décidons. Ni l’un ni l’autre nous ne le ferions, nous sommes beaucoup trop corrects pour cela. Mais savoir que l’opportunité reste ouverte suffit.
Bref, je devrais me concentrer un peu ! Elle tremblait aujourd’hui Anna et pas de joie ou de tristesse. Elle tremblait de frayeur. Elle avait les yeux arrondis comme des billes, elle en fermait un de temps en temps comme pour vérifier quelque chose. J’ai cherché à comprendre toute la journée, en vain. Ca n’avait pas l’air logique. Je tiens pour acquis qu’Anna n’est jamais logique comme les autres. Mais elle l’est à sa manière alambiquée. Donc, j’ai tenté de capter le raisonnement menant à ce comportement inhabituel. En vain. Je n’ai pas osé lui demander. Elle m’a vu l’observer et j’ai cru percevoir de la reconnaissance face à mon calme silence. Il ne faut pas lui poser de questions à cette femme-là. Les autres aiment qu’on les interroge, qu’on s’intéresse à elles, disent-elles. Anna aime qu’on ne lui parle pas. J’ai trouvé la perle. Celle qu’il me faut. Celle avec laquelle je peux m’accorder. Enfin. Surtout ne jamais le lui dire ! Aussi, Anna est allée quarante-cinq fois aux toilettes aujourd’hui. J’ai compté. C’est idiot mais elle passe devant mon bureau pour se rendre aux toilettes. Et j’ai senti qu’il se passait quelque chose dans son pas la première fois qu’elle y est allée ce matin. J’ai entendu sa chaise grincer, le signal du départ. Et puis plus rien. Normalement, le pas d’Anna est perceptible même s’il est très léger. Toute la journée, j’ai recherché le bruit étouffé de ses pas, en vain. Elle a été parfaitement silencieuse. Beaucoup trop parfaitement. Il me démangeait de jeter un œil pour voir si elle ne s’était pas mise à glisser sur le sol en mode futuriste. Mais je me suis gardé de la mettre mal à l’aise. Je savais qu’elle avait plus besoin que jamais de ma discrétion. Comme elle ne peut compter que sur moi sur ce point ! Et puis bien sûr, je me suis demandée ce qui se passait aux toilettes. A chaque fois, j’ai eu peur de la retrouver ensanglantée sur le carrelage. Mais elle est revenue les quarante-cinq fois. Je ne sais pas pourquoi je me suis mis à imaginer ces scènes morbides. Ce n’est pas mon genre. Surtout pas quarante-cinq fois dans la journée. Anna devait savoir que je m’inquiétais, puisque c’est cela qui se passait sans doute. Au bout d’un moment, elle a tourné les yeux vers moi en passant dans le couloir devant ma porte ouverte. Comme pour me rassurer. Ou alors je divague. Mais elle avait un air très finement amical. Vous pensez bien que nous n’avons pas abordé le thème des toilettes.
Dans l’après-midi, elle a pâli encore un peu plus. Son teint est devenu verdâtre, diaphane, un peu comme les morts qu’on va voir une dernière fois au funérarium. Elle a déjà les joues creuses Anna, alors vous imaginez le portrait ! Ses cheveux attachés, tirés, parfaits. Pas de bijou. Rien qui brille. Sans vie dans tous les détails. Une poupée aristocrate. J’ai cru qu’elle allait se briser ou tomber raide à un moment ou à un autre. Mais non. Elle est demeurée sur ses deux pieds, sinon solide du moins battante. Bien sûr que c’est une guerrière Anna. Je le sais, vous le savez maintenant. Mais c’est tout le problème. Elle ne s’arrêtera pas à temps. J’en suis convaincue. Quant à savoir comment la freiner, je n’ai jamais envisagé la situation où je serais obligé d’opérer et intervenir en urgence. Je sais bien qu’il ne s’agirait que de la mettre à l’abri, l’allonger sur le côté et peut-être lui tenir la langue. Mais déjà qu’on ne peut pas l’approcher à moins d’un mètre ! Il y a des chances pour que cela n’arrive jamais. Heureusement.
Pour être honnête, j’aimerais pouvoir la chouchouter vraiment. J’aimerais la retenir si elle tombait. Pas d’image débile d’amoureux transi n’est-ce-pas ? Si elle tombait réellement sur le sol des toilettes au travail par exemple. Remarquez que non, puisque ce sont les toilettes des femmes. Si elle tombait dans le couloir ou dans son bureau. J’aurais aimé l’aider et lui dire qu’elle n’est pas forcée de travailler tous les jours que Dieu fait. Qu’elle peut aller chez le médecin et obtenir un arrêt de travail. Nous en avons déjà discuté tous les deux. Anna m’a soutenu que les arrêts de travail étaient toujours des faux (je ne m’en suis pas fait, elle dit souvent des choses étranges et assez drôles, peut-être qui ne font rire que moi d’ailleurs) et qu’elle n’était pas de cette engeance-là. Elle avait l’air furieuse. « Quand on veut on peut ! Sinon je ne serais pas là.» Devant mon air dubitatif, elle a baissé les yeux. Je ne suis pas sûr qu’elle était sûre. Moi je suis sûr qu’elle se trompait.
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