Empêcheur de tourner en rond
Dogmatique
Détrôneur d’idées reçues
Relativiste
Sensible intellectuel
Muré dans son secret professionnel
M. et Mme Je-sais-tout
Donneur de leçon
Ecouteur professionnel
Bienveillant et neutre
Inspiré silencieux
Cosmique farfelu
Poubelle à fantasmes
Arbitre incorruptible
Fantôme exaspérant
Insipide indolore
Provocateur invétéré
Sans affinités
Retrait spatio-temporel
Désincarné
Grande gueule
Syndicaliste
Ne jamais rire
Comique sans public
Médecin raté
Faux philosophe
Somnoleux justifié
Scientifique intuitif
Paradoxes sur pattes
Patate sur allumettes
Solide et friable
Alcoolique abstinent
Tortueux synthétique
Ressource ultime
Messie vite déchu
Autodestructeur de son mythe
Ancré au plancher
Etiré de théories
Purgatoire sans torture
Mais pas sans conflit
Artiste du kaléidoscope
Amphibie polybie
Myriadeur d’émotions
Psychologue en institution.
Un échantillon des milliards de fantasmes portés et véhiculés par le psychologue, ceux des collègues d’autres professions, ceux des autres psychologues, ceux des cadres, ceux du psychologue lui-même.
Que fais-je toute la journée dans mon bureau et en réunion ? Je fantasme. « Tous des pervers ces psychologues ! » qui n’a pas entendu cette phrase, le plus souvent sur le ton de l’humour et sans mauvaise intention ? La phrase qui résume tout : je la crédite d’une grande vérité sur notre exercice. Sans plaisanterie. Non pas que nous soyons tous des pervers, l’angoisse de l’autre ne nous est pas jouissive et nous ne décelons pas du sexe bestial à tous les coins de mots. (Qu’est-ce qu’un pervers d’ailleurs dans la bouche de ceux qui emploient ce terme ? Toujours cet écart de vocabulaire à combler avec des liens bancals et dont on se satisfait parce qu’on n’a pas le choix. Et que sinon, on crève.) Je reviens donc à cette histoire de pervers. Ce que j’entends personnellement dans cette exclamation, c’est qu’en effet le psychologue et autres psys bien entendu, écoutent les fantasmes qu’il y a derrière les discours et les actes des gens. Pas en pleine soirée arrosée entre amis, qu’on arrête ce fantasme ! parce que oui, vous aussi fantasmez amis anti-psy. Il ne faut pas le dire à tout le monde, on ne voudrait pas se faire des ennemis dans tous les cercles. On fait bien attention à être terre-à-terre voire simpliste en début de relation pour montrer qu’on n’est pas une turbine à fantasmes. Chose bien entendu fausse et irréaliste. Mais si ça réconforte les méfiants, ma foi, ça amuse un moment. Se passe-t-il la même chose en institution médico-sociale ? On penserait que non, on a l’habitude du psychologue. Mais franchement, qui a vraiment l’habitude de dialoguer avec ses fantasmes ? A part les psychologues, psychanalystes, psychiatres ? D’ailleurs, il faut se faire payer pour ça pour ne pas devenir fou. Donc, qu’il s’agisse d’une institution ou d’un monde tout autre, le psychologue est une corbeille à fantasmes, il suscite des envolées parfois très surprenantes, très authentiques, très agressives, très douloureuses. Des mots et des saillies que personne n’avait prévus. Parfois, cela fait rire, parfois, cela inquiète, parfois, cela gêne, toujours cela interroge. On passe dessus et on organise ensemble le travail.
Les remarques les plus fréquentes auxquelles j’ai affaire sont : « Moi j’ai jamais rencontré de psy sympa » et me prenant à parti : « tu avoueras qu’ils sont étranges », « le psy j’y suis jamais allé et c’est pas demain la veille » « Je me suis toujours débrouillé seul », « moi ça me pose pas de problème d’aller voir un psy mais je n’en ai jamais eu besoin donc je n’y suis jamais allé », « j’ai pas les moyens » etc. Et tout ceux que je n’oublie pas qui ont déjà consulté un psy et en parlent tranquillement. Ce sont souvent des occasions de rire avec les collègues parce qu’ils ne se rendent pas compte de ce qu’ils viennent de dire avant de constater que je ne réponds rien mais que je trouve ça drôle. Ou alors, c’est agaçant, pour de multiples raisons et on se tait, on passe à la question suivante.
Moi, quoi qu’il en soit, je rumine au sens propre les mots et j’en extrais la sève, je pourrais ne jamais m’ennuyer. Il y a toujours une parole qui sonne plus haut que les autres, ou qui fait frissonner. Ni de peur ni de dégoût. Rien de tout ça. Je frissonne, je m’allume. Dans la mélodie habituelle des mots, il y en a quelques-uns ou une phrase qui brisent la ligne qui flotte doucement.
Le mot qui
Coince
Couine
Claque
Craque
Coupe
Et
Pique
Tique
Le cerveau qui s’agite.
Coup de pétard
Starting blocks éjectés,
Piste chauffée
Flambée de neurones
Emotifs.
Il se passe toutes ces choses, en quelques millisecondes et je m’efforce, peut-être à tort, que personne ne s’en rende compte. Pour pouvoir mieux réfléchir et prendre le temps qu’il me faut, décider si c’est maintenant ou plus tard que je réagirai, préserver l’intimité de ma réflexion. Qu’il me reste au moins cette intimité-là. Je me laisse toucher et parfois remplir par des émotions fortes et vivantes, elles m’aident à vivre, même les plus dures, je ne m’en cache pas, mais mon univers de pensées est ma chasse gardée et personne ne me prendra cet endroit-là. Personne ne percera ces murailles-là. Une rigidité qui me protège et je sens qu’il s’agit de mesures de survie. Non pas que je sois en danger vital, quoi que si je me perds dans les dédales de leurs psychismes à tous ceux qui m’entourent, mais justement je dois tenir et je me cache dans mon havre douillet de pensées et arguments à tout allure.
Est-ce qu’ainsi je ne suscite pas une foule de fantasmes chez les autres ? Sans doute, mais surtout je nous protège tous du flot d’idées et d’interprétations qui me viennent en un instant. J’ai ce sentiment, parfois pénible parfois enivrant jusqu’à un peu mégalomane les jours de reconnaissance, de devoir fantasmer pour pouvoir mener à bien ce travail mais de devoir surtout me taire. Que ce soit en réunion ou en entretien individuel, mieux vaut que je me taise, la coïncidence entre le moment de l’image et idée et le moment de l’expression correcte et adaptée de ces éléments n’existe pour ainsi dire pas. Beaucoup de retenue, beaucoup d’attente et de patience, un peu d’impulsivité quand elle peut servir (déjà moins impulsive si j’ai eu le temps de la trouver utile à ce moment-là !). Voilà ce qu’on voit et que je donne à voir, à côté de la spontanéité qui brise l’image du psychologue professoral. Derrière, vous l’aurez compris, cela bourgeonne, fleurit en une seconde, comme dans les films, éclot et fane d’un coup, jaillit et devient torrent parfois. Mais le jardin est clôt et bien clôt. Il est mon paradis, je l’aime, je l’adore, il colore, il parfume tout. Mais on ne doit en connaître autour de moi, au travail, que ce qui convient à un moment précis. Est-ce vraiment possible ? Non pas vraiment, ou pas encore. C’est un bel et ambitieux objectif.
Et puis, il y a les moments de détente, de rire, où, en tant que fou du roi, moi psychologue, je peux dépasser le rationnel de loin. Ca dérange et tant mieux. Même si cela ne me convient pas sur le moment. Je ne fais pas la fière à l’intérieur. Mais je garde le cap. « Elle est timbrée la psy ! » toujours sur le ton de l’humour et sans mauvaise intention mais complètement impensé. On ne dit pas ça impunément. Et je le prends comme tel, et je le prends bien. Parce que l’une de mes missions dans cette équipe de l’institution médico-sociale, c’est de montrer à tous qu’on peut approcher la souffrance psychique et le handicap, et la maladie et la violence sans être contaminé. Ou même mieux, que je suis peut-être un peu contaminée (à chacun de fantasmer ce qu’il veut et peut), et que cela ne fait pas de moi une anormale. Et aussi, qu’on a le droit de lâcher prise et de ne pas être absolument dans les clous. Je sous-entends sans jamais le dire clairement que si l’on travaille dans le médico-social, il y a des chances qu’on soit déjà un peu excentré voire nettement excentré du minuscule chemin de la norme. Tant mieux, sinon personne ne ferait ces métiers de l’humain et de la souffrance. Ce que la plupart des gens ne voit que comme souffrance, que j’appellerai davantage richesse. Et puis souffrance pourquoi pas ? Il n’y a rien de mal à cela. Qui peut se targuer de ne pas souffrir, de rien, jamais ?
Certains disent qu’on est masochiste à faire les métiers du social. Sans doute un peu ou beaucoup. Moi, je dirais un peu brutalement que ceux qui disent cela avec hauteur sont aveugles. Chacun sa merde comme on dit.
En tout cas, le psychologue peut aussi aider à soulager ce masochisme inconscient et cette culpabilité qui plane, inhérente à notre culture avouons-le, chez les professionnels. Jamais exprimé en ces termes, je me transforme en fou du roi pour repousser les étouffantes règlementations. Et puis chacun son tour avec son chapeau à grelots du rire aux larmes.