mercredi 2 avril 2014

Le vrai du faux

Vrai ?
Dis donc, vrai ?
Dis-moi donc, vrai ?
Hein, c’est vrai ?
Ou c’est faux ?
Dis-moi, faux ?
Dis-moi donc, faux ?
Vrai ou faux ?
Vrai ?
Cou de girafe tendu plein d’espoir vers moi
Faux ?
Recul de cou de poule dans ses plumes déjà un peu déçu.

Je n’apparais pas dans ces lignes, il monologue, je ne réponds pas. Ou si je commence bien mais je ne peux finir qu’il repose déjà la question suivante. La question suivante qui est la même question, répétée à l’infini, identique ou avec des variantes. J’essaye de ralentir le rythme et de laisser un espace à l’entre-deux, au gris et ses nuances. Il ne m’en laisse pas le temps, il ne s’en laisse pas le temps. Quand je parviens à prendre la parole après une litanie de questions qui finissent par me faire perdre le sens des mots, je veux exprimer mon hésitation et la nécessité du doute. De fait, j’exprime parfaitement les deux idées puisque je bafouille à moitié. Il attend ma réponse, les yeux plantés dans les miens, il attend la vérité. Il veut une réponse incontestable sans preuve ni argumentation. Une réponse absolue. Je ne connais pas de vérité que je ne remette en cause, je ne sais pas si cela m’est d’un quelconque secours dans la vie, plutôt un handicap. Mais que faire face à quelqu’un qui attend la réponse. Après m’être emmêlée les mots, je finis par éclaircir mon discours en l’obscurcissant puisque j’affirme que je ne sais pas et que qui sait ? Je ne lui facilite pas la tâche. Il me trouble avec ses questions de vérité. Il m’agace prodigieusement aussi. J’essaye de rester souriante, en vain j’avoue. J’aurais envie de ne rien répondre et d’écouter, qu’il m’assène sa vérité et que j’en prenne tranquillement ma distance professionnelle, comme d’habitude. Je ne peux pas, vous l’aurez compris. je suis interpellée et enjointe de participer. Pourquoi ne pas rester silencieuse la prochaine fois ? pourquoi pas ? Mais la question revient de plus belle, sous une forme ou une autre et rebondit dans tous les coins, il accélère encore le rythme. Il serait capable de s’en étouffer pour combler toutes les brèches. Parce que mon silence, c’est mon doute, c’est sa subjectivité, et la mienne qui ne s’accorderont jamais sur tout, mon silence et le sien, c’est un regard mutuel prolongé qui brise toute possibilité de fusion et de communauté des expériences. Il faut que je dise la même chose, il faut que je dise Non sûrement pas, même tout est mieux que le silence qui reflèterait sa question et l’en frapperait. Il la repousse, même pour quelques secondes sans parole, d’une autre question, de ses mots boucliers. De fait, j’aimerais m’armer du silence. Je doute qu’il en retire un quelconque bienfait, du moins dans l’état actuel des choses. Ses yeux s’écarquilleront encore davantage, il aura l’air de vouloir m’absorber en eux et j’aurais beau ne pas bouger et me montrer bienveillante, il s’avancera encore pour lire dans mes pensées. Il ne peut pas rester les mains vides, il doit s’accrocher à mes signes et mes mots. Le tournant adviendra peut-être s’il parvient à poser vrai et faux à ses côtés, l’entourant et le protégeant mais qu’il aura des yeux pour d’autres amours.
            Cette rafale de questions fermées m’emprisonnent et moins je réponds, plus l’horizon s’assombrit. Je ne parviens pas à les ouvrir. Elles se répètent comme pour resserrer encore l’étau qui étrique mon monde à ce moment-là. Et j’ai l’image d’un monde en sépia, le triste monde des angoisses de l’enfance qui surgit et m’exaspère ; Il m’oblige à replonger dans cette cage, qui ne doit plus être la mienne. Qu’il la garde ! Mais non, je suis là pour accepter de l’accompagner dans ce monde hostile. C’est l’espace, la mer qui se dressent devant moi dans leur bleu de noyade et d’asphyxie. L’infini et son néant viennent me piquer et pas de douleur ou d’angoisse palpable, pas de cœur qui bat, pas de suées ni de tremblements. Je ne panique pas. Encore une fois, je m’agace, je piétine de devoir rerentrer dans cette saleté. J’ai travaillé jour et nuit des années à nettoyer tout ce vide. On me demande de me salir les mains comme on dit, de me replonger dans la boue du chaos et des trous noirs. Je lui en veux, je crois. Je lui en veux de ne pas faire seul avec cela, comme si moi-même j’avais réussi à faire seule avec ce néant et ses paniques ! Je lui en veux de m’entraîner dans l’immondice des angoisses existentielles, qui s’ouvrent en moi à la moindre étincelle. Je lui en veux de ne pas ses contenter de ma neutralité. Elle a beau être aussi bienveillante que possible, cela ne lui suffit pas. Il me veut actrice à ses côtés. Et il n’a pas conscience de ce qu’il fait. Il n’en aura probablement jamais conscience puisqu’il n’a pas les moyens, cognitifs notamment, d’élaborer cela. Il ne se met pas à ma place et il ne le fera pas. Cela ne l’effleure pas et je ne serai pas reconnue dans mon effort invisible mais certain. L’ingratitude me démange. Mais je dois faire avec et je suis faite pour accompagner les patients dans ces sphères-là, où dans la vie quotidienne il reste totalement seul. Non pas qu’il soit le seul et l’unique à connaître ces affres et ces questionnements nerveux, mais que personne n’en parle.  Comme si ces trous-là ne se partageaient pas. Chacun sait qu’ils se remplissent quand ils sont partagés. Mais la fuite est encore la meilleure issue la plupart du temps dans la spontanéité humaine. En bonne proie qui se respecte.

            Plus il me demande un vrai un faux, plus je plonge dans le relativisme. Un relativisme mesuré me permet de mettre les idées en perspective et de n’en exclure presque aucune d’emblée. Si je suis dans de bonnes dispositions bien entendu. Face à lui, c’est un relativisme mélancolique que je sens prendre de l’ampleur, déployer ses ailes sombres peu à peu. Il masque au fur et à mesure les couleurs du monde et vampirise le jour. Je ne le déteste pas. Je suis au-delà de détester quelque chose. Je ne sens plus rien, plus rien n’a de valeur, je n’ai plus de valeur, je suis un électron hasardeux. Bientôt je ne ressentirai plus rien, dans quelques décennies, je serai rien, le rien qui ne nécessite pas même de « le ». Je n’ai pas peur, je ne tremble pas encore une fois, je ne frissonne pas. Je m’évanouis à moi-même ou alors est-ce plutôt un réveil ?

            Toutes ces impressions glissent sur moi. Non pas qu’elles ne m’émeuvent pas mais elles sont tellement fugaces que je peine à les identifier. Je dois les écrire aujourd’hui pour leur donner une forme. Qui plus est, je connais ces impressions mais avec d’autres symptômes. Je ne comprends pas immédiatement cet agacement et cette colère rageuse comme signes d’angoisse. Et je recule devant l’acceptation de l’existence de ces angoisses morbides. Je ne veux pas admettre qu’elles m’animent. Alors que je devrais être fière de réussir à m’en défendre efficacement comme je le fais, comme j’ai mis tant de temps à l’apprendre. Ces angoisses restent synonymes de ma faiblesse et de ma fragilité, de mon infériorité dans la masse des individus de mon espèce. Il serait temps, grâce à lui ce patient, de comprendre que c’est une victoire que de ne pas sombrer et de tenir et continuer de vouloir l’aider.

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