- La dernière fois, je vous ai longuement parlé d’Anna. Du coup, depuis trois jours, je n’arrête pas de penser à notre enfance. Le plus souvent, je reste bloqué sur la folie actuelle et ses lubies de fin de mois, mes angoisses de la voir disparaître, de le sentir glisser et nous échapper à tous. Elle devient aquatique, un poisson clown avec son anémone particulière, et nous, on n’a pas droit de visite, sinon, on purule. Elle file entre les doigts, elle file sa toile de folie invisible autour de nous tous, et on vit à son rythme pendant trois jours, tous les mois. On n’en parle pas, mais on le sait tous. Et donc, depuis lundi, j’ai repensé à ce qu’elle était avant tout ça, avant que le temps ne s’arrête.
- Le temps s’est arrêté pour vous ou pour elle ou les deux ?
- Le temps s’est arrêté, elle s’est figée, elle est devenue bizarre, plus rien n’a été comme avant.
- Et donc, le temps s’est arrêté pour qui ?
- Eh bien le temps s’est arrêté pour elle ! dans sa vie à elle !
- Bien. Vous en avez déjà parlé ensemble ?
- Bien sûr que non ! On ne peut plus parler avec Anna.
- Et vous pouviez avant ?
- Oui c’était facile de parler à Anna. J’étais un enfant qui ne parle pas, un enfant maigrelet et fermé. On se moquait de ma rousseur. Je lui en voulais d’aussi bien assumer la sienne. Anna a toujours aimé être rousse. Elle en a fait sa marque. Mais moi, je n’y suis jamais arrivé. Ca paraît ridicule présenté comme ça mais c’est un point essentiel de notre enfance. Elle était l’endroit et j’étais l’envers. Elle était gaie souriante et belle. J’étais maigrichon timide à l’extrême et sombre. Ou plutôt, pâle, le teint toujours livide. Elle a le teint laiteux Anna, comme si elle était pleine. Moi j’ai toujours été diaphane, on voyait mes veines de partout, un mort-vivant. C’est comme ça que m’appelait Jeanne-Carotte. Je ne comprenais pas pourquoi elle réussissait là où j’échouais chaque jour davantage. Et puis, d’un coup, le mouvement s’est inversé. A peine ai-je commencé à m’ouvrir et à m’épanouir, qu’elle a perdu sa chaleur. Pas son éclat, elle reste brillante malgré la folie, c’est un mystère. Mais elle s’est retirée loin de nous. J’ai eu l’impression de la perdre. Et le temps s’est arrêté depuis lors. Pour moi, oui. Dans notre relation. J’ai perdu ma sœur. Je la cherche tant et plus. Elle ne reviendra pas et je dois l’accepter. Mais ça fait mal.
- C’est la première fois que vous évoquez votre douleur en des mots aussi directs.
- Je sais, je sais. C’est la grande douleur de ma vie. Je crois me débrouiller dans la vie en général. Mais je suis arrêté par ma sœur.
- Vous êtes arrêtée ? Vous aussi, pas seulement le temps ?
- Oui moi aussi, je cours sur place. Même pas de tapis qui roule en-dessous des pieds. Je cours sur place sur le bitume immobile. En regardant un grand immense visage roux et tâché, sans corps, sans attaches, comme une apparition. Comme dans les films de science-fiction. Bien sûr que je ne le vois pas réellement ce visage mais il apparaît dans mon esprit et il me cloue sur place. Ce n’est pas si désagréable d’ailleurs, ce n’est pas une douleur à ce moment-là. C’est presque comme si je pouvais adorer ma sœur comme avant. Et c’est quand je m’aperçois une énième fois que ce comme avant est révolu et absolument mort que je souffre.
- Pouvez-vous me parler de ce comme avant ?
- C’est ce que je vous disais. J’étais le faible, elle était la puissante. Je déteste repenser à ce que j’étais. Mais ce qu’elle était, c’était parfait. La sœur parfaite, la fille parfaite. Je ne sais pas ce qu’en pensaient mes parents. Je ne m’adressais pas à eux. Pour leur demander quelque chose, je passais par l’intermédiaire d’Anna. Elle a bien essayé de me faire oser leur parler mais elle n’y est pas parvenue. Ca s’est débloqué un jour, trois mois avant le Bac français. Je ne sais pas pourquoi. Je venais d’avoir seize ans, je me sentais faire partie enfin des gens respectables puisque j’avais seize ans. Elle n’a pas rechigné pendant toutes ces années à me servir de médiateur. Elle a été une belle sœur.
Et il y avait aussi la nuit, toutes les nuits. J’étais incapable de m’endormir tout seul. Je voyais des monstres à grande langue bourrée d’araignées. J’attendais d’être sûr que les parents ne m’entendraient pas et je me glissais à côté d’Anna dans son lit. Elle me laissait faire. Elle me laissait me blottir contre son dos et l’enlacer. Elle dormait déjà en général mais je savais qu’elle m’attendait. Pas une fois, elle a sursauté. Elle se poussait un peu plus contre le mur pour me faire une petite place, même si je n’en prenais pas beaucoup.
- Vous n’en preniez pas beaucoup physiquement mais vous étiez omniprésent dans sa vie, n’est-ce pas ?
- J’étais son frère.
- Bien entendu mais tous les frères n’ont pas besoin de leur sœur pour s’exprimer en famille et pour dormir la nuit.
- Oui c’est vrai. Vous voulez que je me sente coupable ? c’est ça ?
- Pas du tout. Je réagissais simplement à l’idée que vous ne preniez pas de place. Vous vous sentez coupable vous-même ?
- Sur le moment, je ne me suis jamais senti coupable. L’amour sans faille que je portais à ma sœur était réciproque et elle ne me repoussait jamais. Je me dis aujourd’hui qu’elle aurait dû. C’est étrange comme j’ai toujours plus aimée Anna que mes parents. Ma mère n’a jamais eu ce pouvoir d’apaisement qu’Anna avait sur moi. Je ne m’explique pas encore ce phénomène. Je ne me sentais jamais jugé et ça me réconfortait de tous mes échecs extérieurs. J’oubliais tout avec elle.
- Votre façon d’en parlez me donne vraiment l’impression que vous parlez d’une conjointe, ou d’une amoureuse.
- Je n’aime pas entendre ça Dr ! …Mais je suis d’accord avec vous. C’est un peu répugnant toutes ces histoires de famille.
- Puis-je vous interroger sur la rousseur dans votre famille précisément ?
- Que voulez-vous savoir ?
- Qu’avez-vous à m’en dire ?
- Enormément de choses. Mais vous y seriez encore ce soir.
- Eh bien commencez.
- Si je commence, je ne m’arrêterai plus. C’est quelque chose dont je ne parle jamais. Si j’ouvre les vannes, votre journée est foutue.
- Vous croyez que je vous garderai toute la journée ?
- Et si je ne bouge pas de mon siège ?
- Je croyais que vous ne preniez pas beaucoup de place ?
- C’était avant, j’ai changé.
- Je vois ça.
- Nous verrons bien.
- La rousseur…
Les deux sourient.
C’est Anna et moi et le grand-père. La mère a les tâches et le père tout l’attirail, cheveux orange, tâches partout, peau qui rougit au soleil de mars à Paris, les yeux bleus perçants. La mère est indéfinissable. La tante vire aux carottes en fin de mois. La tante maternelle ! Mais c’est châtain sale d’habitude… Mystérieux. Les autres sont vieux et ont toujours été gris. Les cousins rien. C’est une affaire de famille serrée. Enfin serrée, ça vient de tous les côtés ; mais nous c’est concentré.
- Famille serrée ?
- La famille rétrécie, le petit cercle !
- Ok.
- La rousseur elle nous étrique et elle nous grandit aussi.
- C’est-à-dire ?
- C’est difficile à expliquer. C’est vraiment fou ce que je dis. Je ne pensais dire cela un jour de moi. Bref, la rousseur nous oblige à nous reconnaître, on n’a pas pu se renier. Le père, on se demande toujours un peu si c’st bien lui. On est fixé d’emblée. La rousseur c’est notre père, nos racines, notre terre, notre tranquillité, notre assurance, notre punition, notre exception, notre chance et notre blessure.
- … Beaucoup de choses en somme.
- … oui, c’est notre identité.
- Notre qui ?
- Notre identité à nous.
- Nous qui ?
- Oh vous me faites chier ! à notre famille bien sûr !
- Tous les membres ?
- Mais oui !
- Peut-être pas la mère. Anna c’est sûr, ça se voit. Le père, il en joue, il la montre, sous sa discrétion de façade.
- Permettez que je vous arrête et nous pourrons peut-être reparler de cela la fois prochaine.
- Je ne sais pas. Vous m’arrêtez en plein milieu. Je ne sais pas si je m’y remettrai. C’est fou cette histoire.
- Au revoir.
- Au revoir Dr.
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