lundi 14 avril 2014

Voix intime

            Quelques entretiens. Apprivoisement mutuel. Analyse du terrain. Bons moments. Une certaine chaleur de cet enfant et son sourire, de sa langue vivante et solide. Il est parfaitement silencieux, à part les claquements de langue, bruits de lèvres et de souffle. Je n’entends pas un son pendant les trois premières séances. Il laisse ses mains faire l’affaire sans y ajouter de sons redondants. C’est du moins ainsi que je perçois son discours purement signé. A vrai dire, je ne suis même pas sûre que je me fasse la remarque de son silence sonore et non discursif, sur le moment. C’est comme souvent avec les sourds signants à l’aise et communicatifs un silence de l’ouïe et de la voix que j’oublie puisque l’espace est habité par les signes. L’espace ne vibre pas, ne résonne pas, certes. Mais il se peuple d’images et constructions, de maquettes à la minutie chirurgicale.

            Ce jour-là, j’attends la continuité tranquille de notre début de confiance et d’alliance. Mais j’ignore encore que j’ai affaire à un enfant rapide et surprenant. Je n’ignore pas que l’humain ne se prévoit pas. A force de côtoyer le handicap intellectuel, j’attends tout de même et je me prépare à de nombreuses répétitions nécessaires et semble-t-il libératrices, malgré mon sentiment de morbidité et de stagnation. Bien entendu, je ne me rends pas compte de mon implication dans ce mécanisme huilé. Ou plus précisément, je ne me rends pas compte avec cet enfant-là de son inadéquation. Je m’adapte depuis le début à sa vivacité d’esprit, cela va de soi. Mais j’oublie qu’il s’agit d’un enfant en bonne santé psychologique et qu’il est sans doute animé de la même vivacité psychique qu’intellectuelle. Je ne peux pas le deviner me rétorquerez-vous peut-être. J’e ne peux pas le deviner, non, mais je peux penser cette hypothèse. Je crois que j’ai senti cette souplesse et j’ai parlé à mes collègues des ressources dont disposais ce jeune. Mais je n’ai pas imaginé concrètement qu’il y aurait modification en quelques heures ensemble.
            A me lire, on pourrait s’imaginer un changement fabuleux. Ca n’est pas le cas. Il n’y a rien de magique et il n’y aurait rien eu d’inattendu si je m’étais laissée convaincre par les qualités évidentes de cet enfant et que je ne m’étais pas réenclenchée sur mon mécanisme ronronnant, protecteur mais un peu découragé, il faut l’avouer.

            Nous nous installons au bureau comme d’habitude maintenant. Un moment d’échange et il dirige l’entretien vers ses goûts de jeune adolescent. Il souhaite me montrer des images sur l’ordinateur. Nous nous mettons en place. Pendant ce temps-là, je me mets à entendre sa voix que je ne connaissais pas. Il est souriant, un peu excité, le corps se met en mouvement, les yeux déjà très présents, deviennent pétillants. Ce sont des mots qui sont rajoutés sur des signes, et surtout des mots à grande valeur phatique. Il m’appelle, m’interpelle, m’inclut dans son intérêt.
            Je ne peux pas me rappeler de ce qu’il a dit précisément, de quels sons et mots il s’est saisi pour s’exprimer pour la première fois avec la voix. J’ai été happée, à vrai dire, pas le langage intime qu’il représentait, un peu aussi par l’émotion des corps qui vibrent. Lorsqu’on parle, on vibre, on sait que l’autre occupe l’espace plus ou moins fort avec sa voix mais physiquement. Et non, on ne le sait pas vraiment mais on le sent intuitivement. Quelque chose de proprement physique et charnel se joue dans la voix et sa projection, son timbre, sa mélodie et son adéquation avec les termes employés. Avec un Sourd qui n’utilise pour ainsi dire pas sa voix, le corps est très présent également et de manière beaucoup plus évidente. On croit de prime abord, j’ai cru plus précisément, que je mettais enfin mon corps en question dans la langue et l’expression grâce à la langue des signes. Je m’étais trompée lourdement. La langue des signes montre avec le corps et de fait, montre le corps. La langue orale ne montre pas le corps, elle en extrait une profondeur. C’est une véritable intimité que la voix, une expression de notre chair et des désirs qui l’animent. Les grands timides ne s’y trompent pas en la baissant et l’utilisant si peu. Un Sourd qui pour la première fois utilise se voix, nous autorise un accès à son intimité, il nous ouvre une porte de plus sur sa vie intérieure. On pourrait dire qu’il est simplement plus fatigué ce jour-là. Je ne suis certainement pas de cet avis : un loquet s’est défait et une couche de profondeur plus intime s’est donnée à nous.
Avec cet enfant, je l’ai d’emblée interprété comme une marque de confiance, comme un signe de bien-être dans ce lieu-là face à moi. Et son corps a été beaucoup moins immobile et passif qu’au cours des entretiens précédents. L’ordinateur faisait tiers entre nous, à ce que je crois, et le jeune a lâché du leste et a décroché la voix et un bout du noyau intime.

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