samedi 8 avril 2017

Le jeu des cinq qualités

          Elle se trouvait là, maintenant sous le panneau d'affichage des départs des vols longs
courriers. Elle n'avait pas prévu. Elle savait qu'il fallait partir maintenant. Pour toujours, non.
Ou  peut-être.  Mais  dans  l'instant  certainement.  Elle  n'en  avait  parlé  à  personne.  Personne
n'aurait  compris.  Elle  n'attendait  d'ailleurs  pas  d'être  comprise.  Disons  plus  justement  que,
dans  cette  situation,  elle  ne  l'attendait  pas.  C'est  toujours  en  vain  qu'elle  attendait  en  règle
générale.  En  vain  bien  entendu.  Non  parce  que  l'humain  est  une  saloperie  d'espèce  comme
certains s'arrangent à dire pour se dédouaner de toute remise en question. Mais parce qu'elle
s'entourait des mauvaises  personnes, celles  qui  ne cessaient  de lui  prouver qu'elle  ne serait
pas comprise en effet. Elle se tâtait. Elle regardait attentivement, avec un brin de provocation
et d'appréhension la destination qu'elle choisirait. Le monde tournoyait autour d'elle, pressé,
stressé.  Mais  sans  bousculade  idiote.  Elle  prenait  le  temps  de  réfléchir.  Elle  avait  tout  son
temps désormais.
L'Asie sans aucun doute …
Bali ?
Thaïlande ?
Vietnam ?
Chine ?
Japon ?
Mongolie ?
Myanmar ?
Elle se décida pour le Japon, pour sa folie et ses contradictions. Sa rationalité jusqu'au suicide
et sa punkitude jusqu'au n'importe quoi  multicolore. Elle avait de plus une connaissance là-
bas, un bon coup d'ailleurs, qu'elle pourrait peut-être recycler, et surtout, un mec très sympa
qui lui indiquerait où se loger et où trouver ce qu'elle cherchait. C'était un rigolard qui sautait
beaucoup mais ne jugeait jamais. C'était tout ce dont elle avait besoin. Elle se dirigea vers les
bureaux d'Air France, elle n'avait pas le choix si elle ne voulait pas attendre. Et elle ne voulait
plus  attendre.  Elle  était  asphyxiée  d'attente  et  de  patience.  Elle  s'enfuyait  diraient  certains.
D'autres  diraient  qu'elle  cherchait  sa  voie.  D'autres  encore  siffleraient  dans  un  sourire
narquois un sourcil hautain relevé. Elle quittait tous ces gens. Elle les avait déjà oblitérés de
son espace psychique. Ils n'existaient plus. Elle pensait à la suite qui s'était enfin ouverte. La
nébuleuse implacable avait laissé place à tous les horizons. La difficulté était autre alors.
Elle paya son billet avec ses économies. Ce n'était pas ce qui lui manquait, elle dépensait oui
mais gagnait beaucoup plus qu'elle n'achetait et n'avait personne à charge. Elle avait de quoi
faire le tour du monde. Elle savourait, même en cet instant fatidique, cette chance. Elle avait
tout  fait  pour  et  elle avait  protégé  son  indépendance  de  femme  moderne.  Ce n'avait  pas  été
sans efforts ni sans écueils. Mais elle était fière de cela. Le reste...laissait à désirer.
Elle  s'installa  dans  un  café  et  commanda  un  énorme  capuccino.  Elle  avait  deux  heures  à
attendre.  Dire  qu'elle  prenait  son  mal  en  patience  serait  mentir.  Elle  trépignait  comme  une
enfant qui n'a pas encore le droit de déballer son cadeau et qui ne peut que le voir. Elle regarda
son portable, le tenant à distance d'elle-même, elle avait peur de ce qu'elle y verrait. 10 appels.
16 messages. Elle lut les messages. N'écouta pas le répondeur. Et fit comme si de rien n'était.
Elle  n'avait  parlé  de  son  projet  à  personne.  Les  gens,  surtout  ceux  qui  vous  aiment,  ont
toujours  quelque  chose  à  redire  à  ce  que  vous  faites.  Elle  s'exaspérait  aujoud'hui  de  ces
paroles soi-disant bienveillantes et qu'elle estimait en réalité égoïstes et pleines de préjugés.
Moins  on  vous  aime  et  moins  on  vous  juge.  Voilà  ce  qu'elle  avait  en  tête  et  de  quoi  elle  ne
démordrait pas. Elle avait appris cela.
          Durant le vol, elle dormit sans arrêt. Comme une pioche. Elle au sommeil de moineau
comme  disait  sa  grand-mère.  Elle  n'avait  jamais  dormi  comme  ça,  même  dans  l'avion.  Cela
augurait  bien  de  cette  expédition.  Elle  changea  d'avion  à  Seoul  et  rebelotte.  Un  énorme
somme. Elle craignait, réellement, de ne plus arrriver à dormir pendant des jours après cela.
De  le  payer,  disons-le.  Au  pire,  si  les  insomnies  étaient  trop  longues,  elle  exploiterait  sans
vergogne le désir insatiable pour toute femme regardable de son cher ami Filou, sans foi ni loi.
Il  était  de  ceux  qui  vous  caressent  par  surprise,  en  pleine  foule,  que  vous  ne  pouvez  pas
repousser, que vous ne voulez pas repoussez, vous savez que cela n'a d'autre but que sensuel,
pas seulement sexuel n'est-ce pas ? sensuel aussi. Filou caresse comme tous ces gens qui ont
tant manqué de douceur et qui, aussi contradictoire que cela paraisse, prodigue la leur avec
une intensité irrésistible. Filou dont les doigts filent sous les t-shirts et sous les robes avec une
intimité  d'emblée  parfaitement  juste,  celle  qu'on  attendait.  Comme  par  magie.  Mais  c'est  la
magie des douloureux, des enfants sans, des sans câlins prêts à tout pour sentir une peau sous
leurs  doigts  et  un  corps  frémir  à  l'unisson  avec  eux.  Ils  s'adaptent  à  n'importe  quel  être,
n'importe quel  grain.  Ils sentent,  ils  sont  devins  en ce domaine.  Sauf  si l'on a loupé tous  les
épisodes de l'adolescence, on sait tout de suite que Filou n'est pas là pour être fidèle ni pour
vous aimer comme une princesse pour le restant de vos jours. Pourtant il est prince et aimant
avant de filer à l'aube. C'est un chic type. Il donne envie d'aller au Japon chercher un sens.
          Quand  elle  atterrit,  elle  est  groggy  et  complètement  euphorique  en  même  temps.
Personne ne l'attend et elle en est extrêmement satisfaite. Elle retrouve ses bagages et part à
la  recherche  d'un  hôtel.  Elle  a  potassé  avant  de  partir  et  elle  a  déjà  des  vues  sur  un
établissement  à  moitié  musée  qui  la  fait  rire  d'avance.  Elle  donne  l'adresse  au  chauffeur  de
taxi imperturbable. Mais elle voit dans ses yeux un éclair de mépris. Et voilà  ! Elle s'en fout !
Mais absolument totalement ! Elle s'en tamponne le coquillard ! Elle s'en fout et elle se met à
parler à haute voix puis à crier : « Mais je m'en fous de ce que vous pensez mon bon Monsieur,
je m'en contrefous et j'irais même jusqu'à vous dire que je m'en branle  ! Eh oui ! » Il ne bougea
pas, habitué aux fantaisies occidentales ? Elle rit de plus belle puis se calma et ils arrivèrent.
          Après une nuit de plomb, improbable..., elle partit se promener et par la même occasion
à la recherche de Filou. Elle se souvenait d'une adresse qu'il lui avait donnée lors d'un retour à
Paris où ils s'étaient vus. Elle s'en souvenait parce qu'il lui avait écrite avant de partir et elle se
souvenait  de  tout  ce  qu'elle  avait  vu  écrit  depuis  qu'elle  avait  cinq  ans.  Le  cerveau  est  une
machine... Elle se balada dans le quartier indiqué, espérant qu'il vivait toujours à cette même
adresse. Elle tomba un peu trop vite sur son nom écrit en caractères japonais et en alphabet
latin sur la porte. Elle était presque déçue de ne pas avoir eu à chercher davantage. Droit au
but, comme Filou.
          Ils  se  retrouvèrent  avec  un  plaisir  certain.  Elle  s'aperçut,  une  nouvelle  fois,  qu'ils
s'aimaient  beaucoup  malgré  l'éloignement,  l'aspect  non-conventionnel  de  leur  relation  et  le
peu de fois où ils s'étaient rencontrés. Ils s'aimaient beaucoup et sans doute qu'ils comptaient
l'un  sur  l'autre  sans  le  savoir,  chacun  au  bout  de  la  planète.  Ils  dînèrent  ensemble,  allèrent
danser, faire les fous partout où l'on pouvait et rentrèrent à 6h du matin, ivres et heureux. Il
n'avait  pas  posé  de  questions.  Elle  n'en  attendait  pas  moins  de  lui.  Elle  non  plus  et  tout  se
passait à merveille ainsi. Sans rien de plus qu'ici maintenant, comme des hippies pas encore
sevrés de leurs idéaux.  Il la conduisit avec la douceur qu'elle lui reconnaissait dans son lit et
ils  firent  l'amour,  exactement  comme  il  le  fallait.  Filou  était  le  parfait  baiseur,  le  baiseur  du
siècle. C'était ce qu'elle pensait dans la jouissance. Mais avant et après, il était encore mieux
que cela.
          A midi, il la réveilla : « Je veux te présenter quelqu'un. » Elle ne se fit pas prier. Elle le
suivit, se prépara et ils sortirent sous le soleil de plomb. Il lui prit la main, juste pour le plaisir.
Elle lui caressa les doigts, juste pour le plaisir. Ils souriaient tous les deux, heureux de s'être
retrouvés.  Ils  traversèrent  un  jardin  qui  lui  parut  idyllique.  Mais  sans  doute  aurait-elle  tout
aimé à ce moment-là. Elle était libre, elle était vivante. Elle ne devait plus rien à personne et
elle avait joui 10 fois cette nuit, ce qui ne lui était pas arrivé depuis trop longtemps à son goût.
Ils  arrivèrent  dans  un  quartier  plutôt  laid  mais  où  les  vrais  gens  vivaient.  Les  gens  de  la
majorité.  Elle  se  laissa  charmer  même  par  cet  endroit  inattendu  après  ce  qu'ils  avaient
traversé pour arriver là. Ils entrèrent dans une petite bicoque louche. Elle eut un mouvement
de recul mais Filou la regarda avec confiance et elle n'hésita plus. Une femme d'un certain âge,
assez  indéfinissable  les  accueillit.  Ils  s'assirent  à  la  demande  de  la  femme.  Elle  était  sans
aucune beauté et resplendissante à la fois. Vanessa se dit qu'elle devenait folle. Ca y est, Filou
l'avait  finie !  Elle  continua  de  se  taire  car  Filou  si  exubérant  se  taisait  aussi,  ce  qui  était  si
imprévisible  qu'il  fallait  l'imiter  sans  aucun  doute.  Au  bout  de  cinq  minutes,  un  minuscule
bonhomme  vint  les  rejoindre.  Il  n'était  pas  minuscule  :  il  était  nain,  vieux  et  aveugle.  Il
s'approcha et parla dans un français parfait :  « Oh Filou c'est toi ! Tu as emmené avec toi une
jolie demoiselle aujourd'hui. Bonjour Mademoiselle. Vous avez une très jolie robe. »
Vanessa regarda Filou sans comprendre. Filou lui fit signe qu'il lui expliquerait plus tard. «  Tu
viens pour cette jeune dame Filou ?
  –  Oui Monsieur. (Jamais Vanessa n'avait vu Filou aussi courtois et respectueux.)
  –  Arrête de m'appeler Monsieur, c'est ridicule.
  –  Oui Mon...
  –  Bon bon. Cette jeune dame en effet n'est pas là pour rien.
  –  Non, c'est ce que je crois aussi.
  –  Elle cherche quelque chose. Vous cherchez quelque chose Mademoiselle.
  –  Oui Monsieur.
  –  Oh ces Monsieurs à tire-larigots !
  –  Pardon.
  –  Ne  vous  excusez  pas.  C'est  un  réflexe  je  suppose  devant  mon  grand  âge  et  ma  taille.
          Drôle comme on a tant de Monsieur quand on est si petit.
  –  Vous cherchez quelque chose d'intelligent. Vous êtes une jeune femme intelligente. Pas
          le mariage et les belles voitures.
  –  Ah ça non !
  –  Pour demain, car vous reviendrez demain, cherchez cinq de vos qualités. Les cinq plus
          importantes selon vous.
  –  Bien.
  –  Alors à demain.
Et il ressortit de la pièce aussi sec.
« C'était quoi ce truc Filou ?
  –  Tu verras. Après lui, tu ne seras plus la même. Tu mérites une meilleure vie Van. Tu n'es
          pas heureuse. Ca saute aux yeux. Tu mérites de l'être autant que les autres.
  –  Ca se voit tant que ça ?
  –  Franchement ? Oui. Tu attends quelque chose hein ?
  –  Oui mais je ne sais pas quoi.
Elle baissa la tête. Il l'enserra gentiment dans ses bras.
          Ils revinrent le lendemain à la petite bicoque. A la même heure.
« Alors, avez-vous réfléchi ?
  –  Oui mais ça a été difficile. J'ai dû me creuser la cervelle.
  –  Ca ne m'étonne pas. Vous n'aimez pas vos qualités.
  –  … (les yeux écarquillés et Filou sourit)
  –  Allez, dites-moi, je brûle de savoir.
  –  Curieuse, cultivée, tendre, respectueuse et consciencieuse.
  –  …
  –  Il y a un problème ?
  –  Oui.
  –  Dites « je suis... »
  –  Je suis curieuse, cultivée, tendre, respectueuse et consciencieuse.
  –  …
  –  Que se passe-t-il ? Jai dit une bêtise ?
  –  Je vous ai demandé vos cinq qualités les plus importantes Mademoiselle.
  –  Oui, les voilà, je vous les ai dites.
  –  Ce ne sont pas vos cinq grandes qualités.
  –  Prenez mes mains et sans réfléchir dans une grande inspiration dites-moi quelles sont
          mes cinq grandes qualités.
  –  Les vôtres ?
  –  Oui les miennes.
  –  Prenez mes mains, tenez.
  –  … Vous êtes patient, vif, drôle, tonitruant et fou.
  –  C'est pas mal du tout.
Vanessa avait débité tout cela d'un coup sans même comprendre comment ni pourquoi.
  –  Je suis désolée, c'est très gênant. Je...
  –  Au  contraire,  vous  avez  fait  du  bon  travail.  Ce  n'est  qu'un  début.  A  demain.  Et  faites
          mieux en ce qui vous concerne.
          Vanessa  voulait  se  perdre  pour  se  trouver ?  Filou  avait  trouvé  le  bon  filon.  Elle  ne
pouvait pas mieux se perdre. Elle ne dormit que très peu cette nuit-là. Filou vint la rejoindre
au petit matin et ils firent l'amour. Elle se sentit libérée d'un poids. D'un poids en plus, tous les
jours un poids en plus se levait dans ce pays béni et la désentravait.
  –  Bonjour Messieurs Dame.
  –  Bonjour M...
  –  Bien, vous vous améliorez tous les deux, dit-il en riant.
  –  Alors Demoiselle, allons-y.
  –  Alors, elle déglutit difficilement, je suis rigolote, battante, travailleuse, ouverte, bonne-
          vivante.
  –  Mmmh. Toujours pas. Mais c'est moins mauvais qu'hier, il va sans dire. Mademoiselle,
          réfléchissez-encore.
  –  Mais je ne peux pas, je ne comprends pas pourquoi. Je ne comprends pas ce que vous
          voulez.
  –  Précisément ma chère.
Et il se leva et partit.
Sur le chemin du retour, Vanessa s'effondra en larmes, elle qui ne pleurait jamais. Filou lui dit  :
« Ca fait toujours ça, ne t'inquiète pas.
  –  Ca devrait m'aider  de la savoir ?
  –  Même à moi, ok ?
  –  … Ah ok.  Tu sais comment me dire les choses toi ! »
          Le lendemain, elle arriva en conquérante :
  –  Voilà mes cinq grandes qualités, Monsieur !
  –  Je vous écoute, Mademoiselle.
  –  Je  suis  une  guerrière,  je  n'ai  peur  ni  du  feu  ni  des  larmes,  je  continue  de  rêver,  je
          continue de chercher jour et nuit et je mourrai sans savoir.
Il sourit.
  –  Très bien Mademoiselle Vanessa. Très bien.
  –  Vous  avancez.  Mais  vous  n'en  avez  pas  terminé.  Poursuivez  votre  route.  Et  restez
          guerrière.
Il  eut  un  petit  rire,  peut-être  moqueur  qui  exaspéra  Vanessa.  Elle  sortit  furibonde.  «   Ca
commence à me faire chier ces conneries !
  –  Attends Van. Ca va venir.
  –  Quoi ?  La  révélation ?  Non  mais  tu  me  prends  pour  une  de  tes  pétasses  débiles  qui
          gobent tout ce que tu dis parce que tu baises comme un dieu ou quoi  ? Ne me prends
          pas pour ça ! »
Il la regarda blessé. Elle plaqua ses mains sur sa bouche. C'était sorti tout seul.
« Je  suis  désolée  Filou.  Excuse-moi. »  Mais  le  mal  était  fait  et  ils  repartirent  en  silence.  Il  la
laissa chez lui et ne rentra pas de la nuit.
Le lendemain, elle se rendit seule chez le vieux nain  : « Tiens, vous voilà seule. Votre ami n'est
pas venu aujourd'hui.
  –  Non.
  –  Une dispute ?
  –  Oui.
  –  Il s'en remettra. Il est plus fragile mais aussi plus fort qu'il n'y paraît.
  –  Vous le connaissez bien ?
  –  Je ne répondrai pas à cette question. Demandez-lui ce que vous avez à lui demander.
  –  Vous avez raison.
  –  Je sais.
  –  Vos cinq grandes qualités Mademoiselle ?
  –  Je n'en sais rien, je ne sais plus rien. Et ce n'est pas si grave. Si ?
  –  Très bien, très bien. C'est parfait tout ça ! Vous êtes douée ma petite Dame. On fera de
          vous une personne heureuse bientôt, vous verrez.
  –  Je ne me réjouis pas vraiment de ne rien savoir, de me sentir vide.
  –  Eh bien, moi, je m'en réjouis. A demain. Reposez-vous bien cette nuit.
Elle  ne  comprit  pas  pourquoi  il  tenait  tant  à  ce  qu'elle  se  repose  cette  nuit-là  plus  que  les
autres.  Elle  fit  en  sorte.  Elle  y  parvint.  Filou  qu'elle  n'avait  toujours  pas  revu  vint  se  glisser
près d'elle à l'aube et ils s'enlacèrent à leur habitude.
          « Ah, bien, vous revoilà tous les deux ! C'est bien. La cinquième marche est toujours la
plus dure.
  –  La cinquième marche ?
  –  Oui, c'est celle d'aujourd'hui. Le sommet de votre petite pyramide à vous.
  –  Euh, c'est un peu ridicule non ?
  –  Oui tout à fait. Mon humour est à revoir. Bref, Mademoiselle, j'écoute.
  –  C'est de la folie.
  –  …
  –  Nous sommes tous fous ! Vous comprenez ou merde !? Tous fous ! J 'en ai marre de me
          creuser la cervelle, de faire ce qu'on me dit, d'avoir toujours un espoir. Et de me planter
          comme une merde. Vous me faites chier vous et votre cinquième marche  ! On dirait un
          gourou d'1m20 qui se prend pour un pharaon. Vous êtes taré, comme tous les autres.
          Vous me jugez comme tous les autres.
Elle  se  calma.  Personne  ne  disait  rien.  Filou  et  le  vieux  respiraient  très  calmement.  Avec
apaisement. Elle était désorientée.
  –  Tous fous, voilà, tous fous à lier.
  –  Oui, tous fous, Mademoiselle.
Elle fixa le vieil homme aux yeux rieurs cachés derrière ses milliers de rides.
  –  Vous avez très bien travaillé Mademoiselle. Vous êtes une brillante élève.
  –  Qu'est-ce que vous me racontez ?
  –  Vous avez appris ce qu'il y avait à apprendre. Refaites ce chemin encore et encore, 1, 2,
          3, 4, 5. Celui que vous venez d'accomplir  : croire qu'on sait, douter et trouver d'autres
          voies, réaliser par la colère, désespérer et lâcher prise. Pensez au pharaon nain si c'est
          votre solution. Mais allez jusqu'à 5 et soyez heureuse, sans les mains et à cru.
  –  Mais je ne sais pas lâcher prise Monsieur. Je n'ai jamais réussi à faire ça.
  –  Vous  venez  pourtant  de le faire  ma  chère  et  avec  succès.  En  seulement  5 jours.  Vous
          êtes  de  ceux  qui  sauront  être  heureux.  Ne  gâchez  pas  ce  pouvoir.  Au  revoir
          Mademoiselle. Filou, à bientôt.
Ils sortirent. Vanessa s'arrêta sur le pas de la porte et s'assit par terre. Filou tenta de la relever
en vain. « Van qu'est-ce que tu fous ?
  –  Je réfléchis.
  –  Pas ici putain !
  –  Si ici.
  –  On va dans le parc juste à côté, viens, il y a des petits bancs, tu pourras même t'asseoir
          en tailleur comme tu aimes.
  –  Non. Je suis bien ici.
  –  Ok,  e  ne  peux  pas  te  décoller  de  là.  Enfin,  je  pourrais  si  je  te  prenais  sur  mon  dos
          comme un sac à patates. Et encore, tu gueulerais tellement fort que j'aurais encore plus
          honte. On ne s’assoit pas dans la rue dans ce pays.
  –  Mais je m'en fous Filou. Je m'en fous. C'est clair ? Puisque je suis folle de toute façon.
  –  Ok, Van. Ok.
Il s'accroupit à côté d'elle et attendit car elle ne disait rien.
D'un coup, elle se leva et ils repartirent au petit trot vers la maison. Toujours en silence.
« Filou ?
- Oui ? (Il avait la voix pâteuse de quelqu'un qu'on réveille.)
- Si on est tous fous, on n'a rien à perdre à faire des folies.
- C'est ça ma Van.
- C'est ça.
- Oscar Wilde disait que dans la vie, il n'y a que les folies qu'on ne regrette jamais.
- Tu cites Oscar Wilde maintenant toi ?
- Pourquoi pas ? Le monde est fou non ?
Ils sourirent tous les deux.
- Alors c'est parti.
Elle se leva d'un bond, sauta dans la douche, enfila ses vêtements préférés et fourra tout ce qu'elle
avait emporté comme affaires dans sa valise.
- Tu fais quoi ?
- Je repars à Paris. Quelques trucs à régler. Enfin. Entre fous.
- Ok, je t'accompagne.
- Oh non, je vais prendre un taxi, t'inquiète pas.
- Pas à l'aéroport. A Paris.
- Qu'est-ce que tu vas faire à Paris ? Ta vie est ici maintenant.
- Ma vie est est là où je veux. Elle est réelle dans ma tête et mon cœur. Tu ne la vois pas. Le reste
importe peu.
- Bien Monsieur le philosophe.
- Tu fais ça pour moi ?
- Oui en partie.
- Pourquoi Fil ?
- Parce que tu es mon amie.
- Ah.
- Et tu es mon amie et je t'aime, chose rare, parce que tu étais folle avant même de le savoir et tu
l'assumais avant même de le savoir.
- Hein ?!
- Eh oui la belle ! Ca sert à rien de se déguiser en working girl. Les barjos comme moi ne s'y
laissent jamais prendre ».
Et elle lui sauta au cou.
Aéroport.
Deux avions.
Roissy.
- On va où maintenant ?
- Chez mon père.
- T'es sûre ? Direct ?
- Sûre.
Vroum vroum et ding dong « Oh ma chérie ! Ca fait tellement longtemps !
- Bonjour Maman. Papa est là ?
- Oui, pourquoi ? demanda-t-elle inquiète.
- J'ai besoin de lui parler.
- Eh bien rentrez tous les deux. Bonjour jeune homme.
- Non merci Maman, on va attendre ici.
- …
- Bonjour Vanessa.
- Bonjour Papa.
- Je suis venue te dire que…
- Tu vas encore me faire des tas de reproches et ne plus en finir avec ça. J'en ai mar…
- Arrête ! cria-t-elle. Je suis venue te dire que tu es fou Papa, complètement fou.Un taré. Et moi
aussi.
Et elle repartit sans un mot de plus, Filou sur les talons.
Le père abasourdi, immobile sous le porche.
« Okayyyy. On fait quoi maintenant ? Tu as l'air partie pour une autre mission.
- Oui.
- On va à mon boulot.
- Pourquoi ?
- Tiens ! C'est bien la première fois que je t'entends demander pourquoi.
- Là, tu m'intrigues vraiment Van.
- Tu vas voir.
Vroum vroum, tuuutuuu
- « Oh c'est vous Vanessa. Vous n'êtes pas en congés ?
- Si mais je voudrais parler à M. Dutilleul.
- Il est dans son bureau. Je l'appelle, je ne sais pas s'il est disponible.
- J'attendrai le temps qu'il faudra.
- Votre ami reste dehors ?
- Oh non ! Viens Fil, tu peux rentrer.
- Oh c'est un bien beau jeune homme que voilà Vanessa. Vous en avez de la chance.
- C'est un ami Maryline, rien de plus.
- C'est déjà bien, reprit Filou.
- Ah oui mon p'tit monsieur. C'est important les amis dans la vie. Ca peut sauver la mise parfois.
- A qui le dites-vous !
Elle appelle.
- Allez-y Vanessa mais vous devez rester en-bas Monsieur, veuillez m'excuser, ce sont les règles de
l'établissement.
- Pas de problème, je comprends. A tout à l'heure ma Van.
- Je ne serai pas longue.
- Fais pas n'importe quoi quand même.
- Et pourquoi pas ?
Elle disparut dans un immense sourire dans l'ascenseur.
- Bonjour Vanessa.
Il était plus beau que jamais.
  –  Bonjour Thibault. Je reviens du Japon. J'y ai appris beaucoup de choses. Je n'ai plus peur.
         Plus comme avant du moins.
  –  Ah. Tu n'avais pas l'air d'avoir très peur, dit-il en riant »
Elle s'approcha comme un chat et l'embrassa avec amour, avec tout cet amour de tous ces mois de
silence inutile. Elle repartit sans se retourner.
- Alors ? Ca a été ce flash rendez-vous avec ton boss ? Tu as démissionné ?
-
- Au contraire.
Et ses yeux pétillaient.
Ils sortirent.
- Te voilà heureuse ?
- En voie d'être oui.
- Alors on est vraiment tous fous ma p'tite dame.

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