jeudi 6 avril 2017

Quinta jusqu'à 5


Quinta blanche comme une oie aux cheveux de jais. Elle se demanda dès qu'elle le début pourquoi Quinta ? Elle essuya longtemps les plaisanteries à la « quinte de toux ». Puis un peu de références latines pour les plus cultivés plus tard. Des histoires de musiciens aussi qui parlaient de ce drôle d'écart de notes. Bref, ce nom était souvent un bien bon amusement pour le tout-venant. Elle en avait pris son parti, après avoir passé quelques années difficiles en primaire à taper scrupuleusement sur ses camarades comme on dit poliment. Elle n'avait jamais hésité à envoyer de grosses pêches et à user de la balayette pour se faire respecter. Et qu'on cesse Bon Dieu ! de lui parler de ce prénom sans queue ni tête.
Cependant, de son côté, elle fit son chemin et quand elle y trouva la « quintessence » et l'âme du 5, depuis des siècles et des siècles, elle s'en trouva réchoupillée. Non que cela lui donne plus de clefs pour comprendre quoi que ce soit, mais au moins elle pouvait y trouver un plaisir à être affublée de ce handicap généreusement transmis par les parents morts à la naissance. Les deux, même le père, quelques jours après, comme s'il avait lui aussi accouché et souffert, perdu son sang, sa chair. Les pères sont de drôles d'êtres tout de même...
Par ailleurs, elle ne se posa jamais d'autres questions. Elle n'aimait pas les questions. La vie était la vie. Quinta était, au fil du temps, devenue une guerrière. Elle avait eu à se battre d'emblée et elle s'était construite sur cette nécessité. Elle avait fait de sa survie sa force. La vie avait tourné ainsi. La vie peut-elle tourner autrement ? Ne tourne-t-elle pas forcément selon un axe inéluctable ? Même si les méandres de l'existence nous le font perdre de vue. Quinta était-elle faite pour rester une amazone ceinture noire ou à d'autres voies de vies ? Est-on fait pour quoi que ce soit d'ailleurs ? Quinta se battait pour ne pas penser à son inutilité. Se battre et cultiver fort son ennemi et sa méchanceté si cruelle pour ne pas s'asseoir et penser et plouf, personne ne sert à rien. Bref, laissons-là ces considérations philosophiques. Quinta était destinée à quintupler. Pas d'histoires d'accouchements de crevettes de 500 grammes, aucun intérêt pour cette jeune femme-là. Une histoire de puissance.


I) Un jour qu'elle se rendait à son entraînement, Quinta fut prise d'un essoufflement anormal. Elle s'arrêta en pleine rue. Elle s'appuya au mur. Elle dut s'asseoir et sa respiration devint de plus en plus hachée et inquiétante. Elle avait la gorge remplie d'une boule qui grossissait. Elle se retrouva à 4 pattes sur le bitume de la grande avenue pleine de passants. Elle haletait. Elle souffrait. Elle pleurait. Elle voulait appeler sa mère. Qu'elle ne connaissait pas. Les gens s'agglutinèrent autour d'elle. On voulait l'aider. C'était pire. Elle entendit un homme à la voix robuste dire : « Ecartez-vous ! Vous êtes tous demeurés ou quoi ? Vous allez la faire crever cette pauvre gamine ! » Un cercle vide se fit autour d'elle et l'homme la replaça en position debout d'un minuscule coup de main, comme une plume, ce qu'elle n'était évidemment pas au vu de sa ceinture noire. Il lui ordonna : « Ouvre tes bras en croix, inspire et expire doucement. Re... (elle hocha la tête en signe d'impuissance) Regarde-moi et c'est tout ! Fais-le. Tu peux. Regarde-moi ! Ne lâche pas mes yeux. » Elle planta son regard noir effrayé dans les yeux bleus électriques de l'inconnu. Elle sentit une énorme douleur puis la boule diminuer peu à peu, tranquillement. Elle ne cessa pas de le fixer.
Au bout de quelques minutes, elle le remercia et lui dit : « Vous êtes médecin ?
  • Non
  • Alors qui êtes-vous ?
  • Un grand névrosé plein de crises d'angoisse.
Et il éclata d'un grand rire franc.
  • Mais je ne suis pas angoissée ni névrosée moi !
  • Si vous le dites.
Et il rit de plus belle.
  • Vous vous moquez de moi ?
  • Je ne me moque de rien. Je crois me voir, il y a quelques années.
  • Et alors ?
  • Et alors rien du tout. L'humain est un imbécile heureux jusqu'au jour où il voit la mort.
  • Vous avez vu la mort.
Et il partit. Elle n'essaya pas de le rattraper. Elle le trouvait très agaçant et n'avait aucune intention de revoir cet individu.
Il allait devenir un des 5, pourtant.

II) Elle ne raconta à personne ce qui était arrivé. Sauf que cela se réitéra. Moins puissamment, moins follement mais réellement. Elle étouffait. Elle pensait et prononçant parfois à haute voix, quand il n'était pas trop tard : « Regarde-moi, Regarde ! Inspire... expire... ». Elle ne pensait plus à l'homme. Elle avait les yeux dans les yeux et voilà tout. Elle avait appris à dompter le mal.
Sauf que, la vie qui est la vie, qui a plus d'un tour dans son sac, et qui la prit au dépourvu un soir de sortie, la nuit en boîte. Elle ne sentit pas venir la crise. Elle se retrouva par terre à 4 pattes à nouveau au milieu de la foule dansante qui n'avait rien vu et continuait de trépigner autour d'elle. Le barman l'avait aperçue s'effondrer.
Puis, le trou noir.
Elle se retrouva à l'hôpital. Elle comprit tout de suite où elle se trouvait mais elle eut atrocement honte. Elle détesta avoir été un paquet de bras en bras. Si elle avait pu, elle les aurait tous mis à terre à leur tour. Sûr qu'ils ne demandaient pas l'avis des patients, c'est pour leur bien et tout le tralala. Elle enrageait. Elle se tint pourtant tranquille puisqu'elle n'était pas en mesure de se révolter. Pas encore.
Elle devait bien l'avouer elle haïssait les médecins. Ils ne se bousculèrent pas à son chevet. Le seul qui vint la voir était un très beau gosse qu'elle aurait aimé avoir dans son lit plutôt que d'y être clouée sans autre possibilité que celle de regarder. Le beau gosse vérifia sans un mot ou presque qu'elle n'était pas crevée. Et il repartit. Sa voisine de chambre lui dit : « Je crois qu'il est muet celui-là. Pas entendu le son de sa voix depuis hier. »
Quinta sourit : « Tant mieux, il nous emmerde pas comme ça. 
- Ah ça c'est sûr. Vous devez pas être une patiente facile vous ! Dites, c'est vous l'emmerdeuse non ? »
Quinta éberluée la regarda fixement. C'était une dame d'âge moyen, impossible à définir. Elle ne payait pas de mine. Une fois passée la surprise, Quinta reprit ses esprits et sourit de toutes ses magnifiques dents blanches : « Je crois que oui. C'est ce qu'on dit en tout cas. Depuis toujours, c'est vrai. Mais je me plais comme ça.
  • Ben bien sûr ! Y a que comme ça qu'on est sûr d'avancer.
  • C'est-à-dire ?
  • Les emmerdeurs sont les héros du monde, leurs génies.
La phrase résonna puissamment dans la poitrine de Quinta. Elle fixa la petite souris allongée à côté d'elle à laquelle elle n'aurait jamais prêté attention dans d'autres circonstances.
  • Êtes-vous une emmerdeuse vous ?
  • Bien sûr voyons ! Je serais morte depuis longtemps sans cela.
  • Morte.
  • Oui morte. J'emmerde la mort aussi.
Nouvelle surprise.
  • Je sais pourquoi vous êtes là ma petite dame.
  • Ce n'est pas normal ! Vous ne devez pas savoir, c'est inter...
  • Eh c'est bon le numéro de la révolutionnaire à deux balles ! Faites quelque chose. Pour ces crises.
  • Que voulez-vous que je fasse ? Pas aller voir un psy tout de même?! Pffff
La dame se tut et regarda Quinta avec un immense mépris. Sans aucun filtre. Quinta eut honte de ce qu'elle venait de dire. Pourtant, elle le pensait vraiment et elle n'avait jamais honte de ce qu'elle pensait.
  • Non pas un psy forcément. Mais réfléchissez avec votre petite tête de moineau. Vous emmerderez mieux le monde.
Quinta baissa les yeux, puis interrogea le visage de la dame. Mais elle s'était tournée vers le mur et ronflait à nouveau.
Quinta sortit de l'hôpital dans la journée. Elle était bouleversée. Elle ne l'aurait jamais avoué. Elle rentra directement chez elle. Elle n'avait demandé personne pour venir la chercher. Elle se débrouillait seule, depuis toujours, cela ne changerait pas. Elle retrouva avec un plaisir fou son petit appartement. Elle s'effondra, en larmes cette fois.

Suite à cet épisode, elle tomba malade. Une grosse angine blanche, très douloureuse et qui l'empêcha de même se lever. Elle fut obligée d'appeler son amie Nora pour qu'elle aille lui acheter ses médicaments et lui fasse quelques courses. Nora s'exécuta sans une question. Quinta n'avait jamais été malade depuis qu'elles se connaissaient. Jamais, pas une seule fois, même enfant. Nora ne parla de rien, ni de son inquiétude ni de son étonnement. Elle se contenta d'agir. Elle connaissait Quinta mieux que personne. Ces quelques jours alités poussèrent Quinta dans ses retranchements. Elle se retrouvait complètement seule avec elle-même. Il ne lui restait que ses neurones de valides, elle n'en avait jamais fait l'expérience. Elle hurla dans son oreiller d'impuissance et de frustration. Et elle comprit.

III) Au bout de dix jours, elle put enfin retrouver une vie normale. Sa première sortie lui fit un effet pénible et merveilleux à la fois. Elle ne savait pas réellement si elle allait retrouver le monde tel qu'elle l'avait laissé. Mais elle ne savait pas que c'était cela qui la taraudait. Elle retrouva ses repères, elle en ressentit un extrême soulagement. Elle reprit donc sa vie, à l'identique. Sous ses airs de guerrière, Quinta aimait aussi le rythme régulier du quotidien. Elle ne l'aurait pas admis. D'ailleurs, elle ne parlait jamais d'elle. Elle n'en voyait pas l'intérêt et elle en ressentait l'immense temps perdu. Elle n'écoutait pas les autres non plus d'ailleurs. Et on le savait. De toute façon, soyons honnêtes, Quinta n'appelait pas à la confidence. On n'allait pas vers elle pour pleurer dans son giron. On l'approchait peu ou par hasard. Et puis, on s'y faisait. Elle était de bonne compagnie la plupart du temps malgré tout. D'une égalité d'humeur à toute épreuve et plutôt bon public, sans animosité ostensible, sauf pour les geignards. Elle était alors impitoyable et ils le savaient au premier regard. Elle n'était jamais dérangée. Elle sortait le plus souvent avec Nora qui était à peu près en tout point son opposée. Et elles formaient une paire de fausses jumelles qui séduisait tout le monde.
Quelques mois après l'angine blanche, elles étaient toutes deux de sortie. Chez un ami d'un ami de Nora qui, elle, était pourvue d'une foule d'amis. Quinta se fit aborder par un magnifique jeune homme, tout à fait à son goût, ce qu'elle ne laissa évidemment pas transparaître. Ils discutèrent un bon moment. Puis l'alcool aidant, il parla de la réincarnation. Elle rit de bon cœur. Même si Quinta ne riait jamais complètement. Elle croyait qu'il plaisantait, que c'était l'effet de l'alcool. Elle l'écouta débiter sa théorie sur la réincarnation. Elle l'observait, il était beau, même trop alcoolisé, même argumentant sur des bêtises grosses comme lui, il était beau. Elle s'en contenta et c'est pour cette raison qu'elle ne l'arrêta pas. Il finit par l'interpeller. « Et toi ? Tu crois à quoi ?
  • Moi rien.
  • Rien ? C'est impossible, l'humain croit toujours en quelque chose. Même en la science ou en la soi-disant rationalité humaine.
  • Rien je te dis !
  • T'énerve pas. Je te dis que je ne te crois pas. J'en ai le droit.
  • Bon, je te laisse. Visiblement, tu ne veux plus parler.
  • Non. C'est pas ça. Tous ces trucs-là m'énervent, c'est tout. Je pensais que tu plaisantais et de voir que tu le crois vraiment...
  • Quoi ? Ca te déçoit ?
  • Oui.
  • Des proches sont morts autour de toi ?
  • Oui.
  • Qui ?
  • Mes parents.
  • Ah... Je ne suis pas désolée et je ne te présente pas mes condoléances car je crois qu'ils ont sans doute une autre vie et peut-être meilleure encore.
  • Ouais ouais.
  • Ils sont morts il y a longtemps.
  • Quand je suis née.
  • Et ?
  • Et rien du tout. C'est comme ça. C'est la vie.
  • Ok. Tu es de ceux-là.
  • Ceux-là quoi ?
  • Ceux-là qui passent sur les choses et avancent tête baissée.
  • Si tu veux. Ca marche, je suis heureuse, c'est tout ce qui compte.
  • Tu n'en as pas l'air. Je t'ai observée avant de venir te parler. Tu es toujours aux aguets.
  • N'importe quoi.
  • Ok Madame Je Sais Tout sans avoir réfléchi à rien.
  • Tu commences à me casser les couilles.
  • Eh ben voilà !
Il rit.
Elle le regarda furieuse et partit rejoindre Nora.
Elle alla danser, elle but, elle s'amusa avec des inconnus.
Elle se rassit, fatiguée. Et elle fut submerger par une vague inédite d'amertume et de désespoir. Elle ouvrit grand les yeux dans l'obscurité de la salle. Elle respira fort. Mais ce n'était pas comme d'habitude. Ce n'était pas une crise. Bastien la rejoignit. Il s'assit à côté d'elle en silence. Et ce fut elle qui se mit à parler, sans comprendre ce qui lui arrivait :
  • Je n'ai jamais pensé à mes parents autrement que comme deux corps sous la terre dans ce cimetière qu'on m'a montré où je suis allée une ou deux fois parce que les adultes pensaient que c'était bon pour moi.
  • Comment as-tu fait ?
  • Je ne sais pas. C'était clair, simple et précis. Je m'arrête avant de penser à autre chose. Et toi, avec ton discours de réincarnation, tu fais voler ça en éclat. En une discussion. C'est pas possible ! J'ai toujours vécu comme ça. Je crois que tout le monde a toujours cru que j'en souffrais tellement que je ne pouvais pas en parler et que effrayait tous les adultes. Dès que je sentais que l'un d'entre eux s'approchait du problème, je me carapatais et hop, on continue avec les deux corps sous terre, bien tranquillement.
  • Bien joué !
  • Oui, je suis une experte en esquive.
  • Je vois ça.
  • Comment as-tu fait pour déglinguer un rouage aussi bien huilé, de 25 ans ?
  • Je n'ai rien fait.
  • Si bien sûr !
  • Non, c'est toi sans doute qui l'a fait.
  • C'est ça !
  • Quinta,...
  • Tu connais mon prénom ?!
  • Je me suis renseigné...
  • Ah, Monsieur est détective.
  • A mes heures perdues.
  • Ah...
Ils s'amusaient tous les deux. Une complicité s'installait.
  • Quinta, tu ne pourras pas toujours esquiver. Ca ne marche qu'un temps.
  • Pourquoi ?
Elle prit l'air boudeur.
  • Parce que les morts sont des emmerdeurs. Ils reviendront te hanter sous leur autre forme.
Elle eut un coup au cœur à ce mot « emmerdeurs ». Il poursuivit :
« Ils ne te laisseront pas les ignorer comme ça toute ta vie. Ou tu en mourras. Alors vas toi-même emmerder les morts devenus ce que tu ne sais pas mais morts dans ta vie. Vas les emmerder et les questionner. Putain ! T'es une emmerdeuse professionnelle, ça se voit au premier coup d’œil. Tu seras plus libre.
  • Je suis libre.
  • Si tu le dis. »
Il se leva et partit. Elle resta quelques instants sur sa chaise. Elle le chercha ensuite mais il était vraiment parti. Elle n'avait aucun moyen de le retrouver et elle en avait envie. Elle ravala sa colère et cette fois-ci, enjoint Nora de partir. Cette dernière avait les yeux vitreux. Elle avait bu et fumé toute la soirée. Quinta allait devoir la porter jusque chez elle et la coucher dans son canapé. Elle s'en fichait. Nora avait le droit. Chacun sa manière.
Mais cette nuit-là, elle ne dormit pas. Pas un poil, pas une seconde, pendant qu'elle entendait Nora ronfler comme un sonneur dans la pièce d'à-côté.

A partir de ce jour, beaucoup de choses changèrent pour Quinta. Elle se mit à penser. Penser vraiment et tout se bouscula. Les crises s'arrêtèrent mais elle n'était plus la même. Elle était tout le temps dans ses rêves. Nora commença à s'inquiéter pour elle. Finalement, Quinta lui raconta Bastien, la réincarnation, les morts qui revenaient dans ses rêves. Nora l'écouta avec douceur, comme toujours. Elle lui sourit et la serra dans ses bras. Elle dit simplement : « Enfin. » Quinta sentit ses yeux se mouiller. Mais elle ne laissa pas les larmes couler.
Une période s'ouvrit où Quinta parlait pendant des heures avec Nora, elle, la sobre silencieuse. Elle était devenue bavarde. Elle moulinait, elle pédalait avec tous les mots qui lui venaient. Nora était toujours là pour l'écouter et lui répondre. Elle questionna, emmerda les morts jusqu'à la moelle. Qui étaient-ils ? Pourquoi l'avaient-ils laissée comme ça ? Comme une conne ? Merde ! Comme une conne qui n'avait rien d'autre ni personne ! Pourquoi ne s'étaient-ils pas battus ? Pourquoi avait-elle dû être la guerrière ? Elle et pas les autres ? Ceux qui justement auraient dû l'être pour elle. Elle les haïssait, elle leur en voulait à mort ! Oh non ! Ils l'étaient déjà. Bastien l'avait dit, ils étaient peut-être mieux là où ils étaient sans elle. Un père qui aurait dû ranger sa bite et une mère croiser les jambes. Elle aurait tellement voulu les connaître. La vie était d'une injustice répugnante. Hein ? Hein ? Oui, répondait Nora, je sais. Et elle vitupérait et tournait en rond dans la douleur et la colère qui émergeaient enfin de cette orpheline au cœur gelé.
Elle ne s'arrêta que lorsqu'elle se sentit rassasiée.
Le dernier jour, elle pleura. Elle pleura à chaudes larmes. Et elles surent toutes les deux que c'était la fin.
« Donne-moi le numéro de Bastien. » Nora le chercha dans son téléphone et le lui transmit avec un large sourire.


IV) Quinta mit du temps à composer ce numéro. Elle savait quel importance cela prenait dans son existence. Quinta la guerrière solitaire, l'amazone. Elle reculait, avançait, reculait, avançait. Elle tournait autour du téléphone, elle sortait faire un tour, revenait. Deux jours. Trois jours. Cinq jours. Elle se dit alors qu'elle ne s'appelait pas Quinta pour rien : elle prit son courage à deux mains et composa le numéro. Bastien répondit : « Bonjour Quinta.
  • Ben, comment tu sais que c'est moi ?
  • J'ai ton numéro depuis que nous nous sommes rencontrés.
Long silence. Elle n'était pas seulement décontenancée. Elle était fascinée. Sans doute, entre nous, par tout ce qu'elle n'était pas et n'avait jamais imaginé qu'on pouvait être.
  • Tu es là Quinta ?
  • Oui.
  • Ca va ?
  • Oui et toi ?
  • Très bien. Je suis très heureux que tu m'appelles. Quand se voit-on ?
  • Quand tu veux.
  • Ce soir. Je passe te chercher à 20h.
  • Ok.
Elle raccrocha. Elle s'appuya à deux mains sur la table. Sa tête était lourde. Elle était propulsée dans un univers presque fantastique. Elle se sentit épuisée d'un coup. Elle eut juste la présence d'esprit de régler son réveil à 19h. Et elle s'endormit profondément.
Quand le réveil sonna, elle avait l'impression d'avoir dormi 5 minutes. Elle avait dormi 3 heures. Elle prit le temps de se réveiller sous une douche bien chaude et se prépara avec précision, application. Elle n'avait pas l'habitude de se pomponner et n'aimait pas ça d'ailleurs. Elle se soumit à l'exercice avec plaisir ce jour-là. Comme si elle n'attendait que cela.
Bastien arriva, en retard de 10 minutes. « Excuse-moi. Je suis toujours en retard. Je ne sais pas faire autrement. » Il n'avait pas du tout l'air désolé. Cela lui était égal de toute façon. Elle était tellement tendue qu'elle répondit sans savoir ce qu'elle disait.
Elle eut l'impression qu'il la connaissait déjà. Elle avait l'habitude de faire plutôt peur, d'éloigner son monde et de s'en approcher quand bon lui plaisait. Tout se passait à l'inverse avec lui. Elle ne l'effrayait en rien. Au contraire, il était aussi près d'elle que personne ne l'avait jamais été et elle l'acceptait. Elle ne se sentait pas insultée ni prisonnière. Elle n'avait pas ce sentiment d'intrusion qu'elle éprouvait si souvent. Elle se résigna à se dire qu'elle allait sans doute lui céder beaucoup trop de terrain. Mais cela était plus fort qu'elle. Ils passèrent une soirée sans folie, sans merveilles, sans grand faste clinquant. Ils passèrent une soirée à parler et à se découvrir. Elle avait ouvert les vannes. Elle eut un moment d'angoisse, violent. Elle se précipita aux toilettes et s'enferma. Elle respira et pensa aux yeux bleus, elle les regarda et inspira puis expira, elle emmerda le monde de toute son âme, envoya tout balader et laissa sortir d'autres larmes, encore, pleine à ras-bord de pensées et d'émotions. Au bout de 15 minutes, elle entendit frapper : « Ca va Quinta ?
  • Ca va. J'arrive. Donne-moi quelques minutes et je reviens.
  • Ok. Prends ton temps. »
Rien qu'à entendre sa voix, elle était rassurée.
Elle oubliait le pouvoir des larmes, de l'emmerdeuse de l'hôpital et du névrosé aux yeux EDF.
Elle revint s'asseoir en face de Bastien : « Tu es encore plus belle après avoir pleuré. »
Elle le regarda avec colère. Elle se sentait humiliée. Il était là, allé trop loin.
« Pardon, je ne voulais pas te heurter.
  • Pas grave. On s'en va ?
  • Oui, s'il te plaît.
  • Chacun sa part j'imagine ?
  • Oui.
  • Ok Madame.
Ils sortirent après avoir réglé le dîner. Ils se promenèrent dans la nuit, sans rien dire. Il lui prit la main, avec une douceur dont elle n'aurait jamais cru un homme capable. Elle qui se pensait sans aucun préjugé de genre, il s'avérait qu'elle en avait au moins un sur les hommes. Elle en avait bien sûr nombre d'autres qu'elle ignorait. Qui se révélèrent peu à peu pour certains et tous d'un coup pour d'autres, ce soir-là. Elle laissa ses doigts se glisser dans les siens. Elle n'était pas à l'aise, elle n'était pas apaisée. Elle se dévoilait pour la première fois de sa vie. Alors, sans savoir pourquoi ni comment, sans alcool ni autres substances illicites dans le sang, elle se mit à raconter. Tout raconter depuis le début, toute sa vie. Il l'écoutait, elle le savait même si elle ne le voyait pas. Il l'écoutait attentivement. Il demandait quelques précisions quand il ne comprenait pas. Parfois, elle allait trop vite. Elle voulait tout lui dire. Elle se laissa tomber dans ce torrent de mots. Elle tournoyait.
Quand elle eut fini. Il la retourna vers lui pour qu'ils se fassent face : « Tu es la plus belle femme que j'ai eu la chance d'approcher. » Elle éclata de rire. « Je savais que tu rirais. 
  • Et tu le dis quand même
  • Bien sûr puisque j'en ai envie.
  • Tu fais tout ce dont tu as envie ?
  • Non, je ne suis pas un asocial. Je fais tout ce dont j'ai envie et qui est réalisable. S'il le faut, j'attends, longtemps.
  • J'ai vu ça oui. Je ne saurai jamais faire ça.
  • On verra, dit-il en riant à son tour.
Et il l'embrassa.
Ils allèrent chez elle. Elle se laissa caresser encore et encore. Elle sentait son désir qu'il saurait comme le reste faire patienter s'il le fallait. Mais elle aussi sentait monter en elle une irrésistible envie de corps à corps. Pas de ceux qu'elle connaissait, le combat. L'autre, qu'elle avait toujours pris de haut, comme une faiblesse humaine. A contrôler. Elle le sentait venir et elle se sentit vivante. Au moment où il la pénétra, elle le fixa et elle sut qu'elle l'aimerait toute sa vie. De près ou de loin.

Leur relation se construisit mois après mois. Ils s'aimaient sans se le dire. Bastien n'aurait eu aucun mal à le dire. Mais il l'attendait elle. C'était elle qui devait le dire en premier. Il n'avait rien à y gagner de son côté. Il l'avait dit des milliers de fois déjà. Elle jamais, il le savait pertinemment. Elle sentait qu'elle devait le dire. Que cela poussait en elle, dans sa gorge, dans sa bouche, sur sa langue. Mais elle ne pouvait pas. Tout s'évaporait dès qu'elle s'y sentait le plus prête.
Un jour, chez les parents de Bastien, sa mère, avec laquelle elle s'entendait plutôt bien tout en restant méfiante car elle avait le verbe trop haut et qu'une mère reste une mère, traître par nature, cette dernière entama la discussion :
  • Quinta, tu aimes mon fils ?
  • Euh... oui... pourquoi ?
  • Alors, pourquoi ne lui dis-tu pas ?
  • Il le sait.
  • Oui mais il aura un jour besoin de l'entendre, même si c'est un ange de patience. Il tient cela de son père.
  • Alors, vous ne pouvez pas savoir s'il en a vraiment besoin puisqu'il n'est pas comme vous, attaqua-t-elle vexée.
  • C'est vrai, on ne peut jamais savoir mais tout le monde en a besoin un jour ou l'autre.
  • C'est vous qui le dites. Moi personne ne me l'a jamais dit et je ne m'en porte pas plus mal. Je n'en ai pas besoin.
  • Personne ?
  • Non personne et alors ?
  • ...
  • C'est comme ça.
  • Ca ne veut rien dire, c'est comme ça Quinta.
  • Pour moi, ça veut tout dire. Et puis, ce ne sont pas vos affaires.
  • C'est vrai. Je pensais que nous pourrions en parler calmement. Je me suis visiblement trompée.
  • Oui, visiblement.
  • Alors, ma grande, tais-toi, continue de te taire, vas-y ! tu verras ! Tu finiras seule et laide à l'intérieur. Malheureuse comme les pierres.
  • Je me fiche d'être seule. Je suis née seule. Quant au malheur, j'en fais mon affaire.
  • C'est ça ! Crois-toi plus forte que tout et surtout que tu n'as pas besoin des autres pour vivre. Tu te rappelleras de moi alors. Tu me maudiras mais tu sauras que j'avais raison.
Quinta quitta la pièce en claquant la porte. Bastien qui lisait dehors ne comprit pas ce qui se passait. Elle lui demanda vivement de partir sur le champ. Il s'exécuta. Il alla dire au revoir à sa mère. A son visage, il comprit qu'elle avait parlé : « Maman, tu ne sauras jamais te taire. Laisse-moi mener ma vie comme je l'entends. Laisse les autres être ce qu'ils sont bordel ! Arrête de les emmerder ! » A son tour, il claqua la porte. Il avait hurlé.
Quinta l'avait entendu. Elle était tremblante de surprise, de peur et d'amour. Elle le regarda arriver à grandes enjambées, hors de lui. Ils se turent tout le long du trajet. Elle n'osait pas bouger, elle la risque-tout. Ils montèrent chez elle. Ce soir-là, il alla tout de suite se coucher et lui demanda de le laisser seul. Elle respecta, bien sûr, en silence, ce désir. Elle l'embrassa sur le front. Il lui sourit tendrement et partit sous la couette moelleuse.
Elle alla se coucher très tard. Elle s'allongea à côté de Bastien. Elle l'entendait respirer mais elle ne savait pas s'il dormait ou pas. Elle se glissa contre lui, les mains autour de son torse, et lui glissa à l'oreille : « Je t'aime ». Il enveloppa ses mains des siennes et il les remonta au creux de son cou. Il se lova autour. Et elle entendit alors une lourde respiration dans son corps calme.

V ) La vie reprit son cours, dès le lendemain de cette déclaration. Plus douce qu'elle n'avait jamais été pour Quinta. Elle qui soi-disant n'avait jamais été malheureuse sentait combien son monde avait été froid. Elle lâchait prise peu à peu. Elle se faisait aimer et savait dire qu'elle aimait. On pourrait penser que c'en était fini pour elle et passons à une autre histoire. Mais non, pas encore. Pas encore et Quinta non plus ne le savait pas. Elle se croyait arriver. Pourtant il manquait encore quelque chose.
Bastien et Quinta emménagèrent ensemble. Ils étaient sûrs. Ils n'avaient pas peur. Si, elle avait peur. Mais elle n'en dit rien n'en montra rien. Elle ne voulait pas blesser Bastien ni qu'il pense qu'elle ne l'aimait pas assez ou qu'elle ne voulait pas s'engager. En aucun cas, il ne s'agissait de cela. Elle ne comprenait pas non plus de quoi il s'agissait d'ailleurs. Mais c'était là. Elle cachait tant bien que mal son malaise. Avec Bastien qui lisait en elle, la tâche était ardue.
Tout se passa en réalité aussi bien que possible. Pendaison de crémaillère pleine de cadeaux, de surprises et d'amitiés sincères. La vie que Quinta avait si longtemps méconnue.
Fin de soirée, restent Nora, son mari Aaron, Bastien et Quinta. Ils parlent à bâtons rompus, ils rient. Quand tout à coup, Quinta ne sait ni comment ni pourquoi l'ambiance s'assombrit. Elle a gardé le silence sur elle ne sait plus quelle intervention de Bastien. Et elle le voit la regarder et attendre une réaction de sa part : « Quinta ?  
  • Oui ?
  • Tu en penses quoi ?
  • De quoi ?
Il souffla, agacé.
  • De l'avortement.
Elle se figea.
  • Rien.
  • Non pas rien. Tu en penses quoi ?
  • Rien je te dis.
  • Ca dépend des situations. C'est du cas par cas.
  • Oui merci.
  • Ben voilà. C'est tout.
  • C'est tout ?
  • Oui.
  • Tu t'y connais un peu dans le domaine non ?
Stupéfaction générale.
  • Hein?!
  • Ne fais pas l'innocente !
  • Quoi ?
  • Messieurs Dames, je vous annonce que Quinta avorte sans même en avertir son compagnon. Il le découvre comme un cocu dans une poubelle complice.
Les trois autres baissent la tête.
  • Tu étais au courant Nora ?
  • Non.
  • Même pas à ton amie. Même à ton amie d'enfance tu ne fais pas confiance. Ah oui, ça tu es une femme indépendante ! Ah oui ça tu es la première à le dire haut et fort ! Mais où respectes-tu les gens ? Où respectes-tu ceux que tu aimes ? Tu nous aimes n'est-ce pas ?
  • Oui...
  • Et tu ne nous dis rien. A Nora encore. Mais à moi. Non ! Restez là tous les deux. J'ai besoin de vous, elle ne comprend pas. Jamais je ne me suis mis en colère. Jamais je ne t'en ai voulu de rien. Et vraiment je ne t'en voulais pas. Mais ça, c'est de l'irrespect à l'état pur. Je suis l'homme de ta vie et tout le tralala. Et tu ne me fais même pas confiance. Tu ne nous fais pas confiance. Tu ne fais confiance à personne Quinta. Ni à toi-même ni à la vie. A rien. Et nous, nous t'aimons comme d'énormes cocus.
  • Je ne dis pas rien. Tu es injuste.
  • Pas rien. Pas le principal, c'est tout. Quand est-ce que tu nous feras confiance Quinta ? Quand est-ce que tu nous laisseras vraiment t'aimer ? Parce que toi oui, tu t'es autorisée à nous aimer de tout ton cœur. On s'en est contenté un moment. C'était merveilleux. Mais ensuite ?
  • Je ne comprends pas ce que tu dis Bastien.
  • Laisse-nous t'aimer putain !
  • Eh !
  • Calme-toi Bastien, dit Nora.
  • Nora, elle ne nous fait toujours pas confiance ! Au bout de toutes ces années ! Tu as appris à l'aimer comme ça. Elle a de la chance de t'avoir. Maintenant, ne t'attends-tu pas à plus ?
  • Si, je l'avoue.
  • Nora !
Aaron prit la parole : «Pas de respect sans foi, dit-on.»
  • Va te faire foutre avec ta foi !
Quinta était à bout de nerfs, elle sortit de l'appartement. Elle courut. Courut. Courut. En pleurant et elle ne voyait même plus devant elle. Elle pleurait et elle courait. Ceux qu'elle aimait le plus au monde venaient de la trahir. Ils l'avaient mise à terre. Elle s'était laissée faire.
Puis tout s'inversa dans sa tête, une fois toute l'énergie brûlée et vomie. Elle, les avait trahis. Elle se haït. Elle vit le pont juste là, elle sauta, folle.


C'était en ses pareils qu'elle apprendrait à avoir foi. Qu'elle apprenait à avoir foi : les yeux bleux, la dame de l'hôpital, les morts, Bastien et l'amour. Le plus grand labeur de sa vie, l'ultime étape n°5, 5 comme Quinta.
« Bastien, j'y arriverai. Je te le jure. » avait-elle écrit et elle était partie loin de tous pour finir d'apprendre, le corps brisé mais le cœur vif.

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