Un de ces livres que même en fervent et assidu lecteur l’on met trois mois à lire, des pauses avec du plus léger, du plus souple, du plus tendre. Parce qu’il n’a pas l’air si méchant de prime
abord, ce Tambour, il semble surtout intelligent et réfléchi. Il est bien plus que cela et il pique
sans arrêt. Un vrai hérisson en faction, au petit bout de nez tout rond tout doux mais en fait !
On le commence et d’emblée on rit, c’est comme ça qu’il nous attrape ce narrateur malin. Il
est malin comme un singe. Un vrai stratège même. De plus en plus et jusqu’au bout. Donc,
nous disions, l’on commence par rire et l’on s’amuse de ce personnage burlesque. Mais très
vite on se demande comment cela va pouvoir durer. Question légitime qui demeure d’ailleurs.
Il faut bien et fort réfléchir pour savoir comment cet enfant puis adulte autiste nous emmène pendant 500 pages. Parce qu’au départ on croit que c’est lui, il est tellement spécial, tellement
atypique. Mais c’est lui et tout le reste. Tout le décor de cette lente fresque ironique, historique et social. Cet univers est implacable et violent sous ses airs fallacieusement ennuyeux. Il ne vous laisse pas en paix, il vous repousse d’emblée, il vous en demande trop, il vous prévient tout de suite ceci dit, le livre et ses mots, son personnage et son écriture, tout de suite. Ou alors, vous êtes un lecteur de mauvaise foi. Il n’y a pas de fourberie ni de tromperie. Vous êtes au courant dès la première poignée de main. Le livre est un pavé qui pèse dans le sac. Il est écrit petit serré et les paragraphes sont massifs et longs. Certains, j’espère qui ne l’ont pas lue, diront d’A la Recherche du Temps perdu qu’elle a un concurrent. Je dirais que le Tambour est bien plus viril et éprouvant, bien plus long. Oui bien plus long. Mais ce n’est qu’un vécu parmi d’autres. Comme tous ces romans qui construisent un monde, il est long et certains diront lourd. Lourd de sens et de richesses. Il apporte, il nourrit. Il donne, il reste empreint en soi. Pas d’oubli possible. Si l’on s’interroge à savoir si l’on a lu ce Tambour, c’est qu’on ne l’a pas lu, sans hésitation possible. Peut-être que c’est une blessure que ce livre imprègne. Peut-être qu’il rouvre toutes les douleurs. Peut-être. Lire est fait pour cela : se faire face, entendre ce que l’on fuit et affronter jusqu’à la plus inquiétante des dernières pages. Le Tambour est l’archétype de ce livre-conscience qui force. Et oui bien sûr qu’il faut forcer parfois pour avancer. Non, il n’est pas toujours un plaisir. Il n’est pas né pour jouir. La jouissance est pour après la conscience, qu’on se retrouve soi-même plus dense d’avoir cet univers en soi jusqu’à ce que ça sente le sapin ou qu’Alzheimer détruise. Et encore...
Que ce personnage d’Oscar est essentiel ! Comme on s’accroche à lui, les premières centaines de pages, quand on n’est pas encore sûr de ce qu’on est en train de lire. Heureusement qu’il est là, qu’il met l’ambiance, qu’il nous retient , pour certains d’entre nous lecteurs-spectateurs, avec son show bruyant et clownesque. Sans lui, se dit-on, le roman s’écroule. On se trompe mais on ne le sait pas encore. Toujours est-il que cette première impression, comme souvent, n’est pas à jeter aux orties. Oscar est Le personnage de cette longue et absurde écriture. Les autres tournent autour de lui, il est l’astre débile de toutes ces lignes. Je ne me souviens pas, à vrai dire, si j’ai pensé un moment que je tenais entre les mains une biographie, une vie de nain psy-chose. Sans doute. Il n’y a d’abord que lui, à la naissance de la Terre, tout petit monde qui grandit grandit et boum badaboum en éclat.
Il est le fou du roi du prude et révolutionnaire tout à la fois XXème siècle, le trublion qui dit montre fait tout ce qu’on ne doit pas ou n’ose pas. Il est celui qui nous donne à voir ce qu’on se cache bien fort. Il est le fou du roi, le bouffon de tous les siècles, il prend les formes les plus modernes comme les plus antiques. Le fou du cirque, l’artiste génialement fou, le fou de l’Histoire, le fou des sciences : autiste nain en bonne et due forme. L’homme du XXème siècle serait-il un autiste en puissance ? Celui de cette guerre qui sinistre l’Europe, qui mua des foules entières en paranoïaques compactés, psychotiques politiques, et pour survivre, seul l’autiste réussit, dans son univers, avec son tambour, accroché à ce petit monde-là le tambour, pas le soi-disant vrai monde, mais bien plus vivable et bien plus beau, plus riche et plus libre. Cet homme de la 2eme guerre mondiale incommuniquant, moins humain que l’autiste, peut-être l’homme de tous les sièges, peut-être symbole de l’humanité et des es éternels et mortels malentendus, ses peurs, ses préjugés, ses normes, tous fatals. Parce que cet Oscar qui tout d’abord fait rire, puis ennuie, voire agace ou carrément fait enrager à ne même pas savoir grandir et parler comme tout le monde, à croire qu’il le fait exprès, non il le fait en partie exprès ! Il est loin d’être une victime, puis lasse, on le met de côté et on regarde le reste, il nous fait voir le reste avec ses Je Il Oscar, jamais citoyen normal, comme on aime. Et puis, on y revient, il change enfin, tout le monde change, toujours pas normal, toujours fou et louche mais quelqu’un qu'on reconnaît, qui fait miroir enfin. Celui d’avant aussi mais on ne le voulait pas et on le casait bien loin. Plus on ose l’accepter comme une partie de nous, plus on le lit et l’on s’y attache. Même lui dont le coeur est bien opaque.
Ce siècle aussi où l’on ne doit pas être d’émotions. En tout cas aujourd’hui, cet Oscar qui résonne avec le super héros que l’on doit tous devenir, complet, en apparence cela suffit. Creux en-dedans peu importe. Personne n’ira voir ou presque. Ne vous risquez pas chez le psy.
Oscar plein d’amours et de douleurs et sans émotions. Humain pur et dur inhumain ou extra-terrestre du moins qui n’explique ni n’exprime rien. Et que personne ne comprend. Sauf ses quelques pairs, les gens du cirque et de la marge. Ces époques qui cultivent la norme et restent fascinées par la marge, qui encensent la marge en se gardant bien d’y toucher excepté dans un musée bien propret fait pour.
Allons plus avant encore : cet enfant puis homme-objet, qui se fond avec son tambour, qui est son tambour, qui ne vit sans son objet, son doudou, sa garantie d’être. Qui seul avec son cœur et ses poumons, son cerveau et ses jambes, n’est pas assez, ne survit pas. Est attophié. L’objet mystérieux qui remplace son palpitant, son palpitant parmi les autres, sans lequel ses yeux tombent et ses mains cassent. L’homme qui doit sans cesse se défendre de ses pairs, qui ne trouve tranquillité que séparé d’eux par son tambour et son langage unique, qui ne peut qu’ainsi être avec eux.
Oscar rejoue l’évolution humaine. Il est minus et énorme de tous les fantasmes les plus enfouis, psychanalytiques et cauchemardesques, inceste et compagnie, la mort sans sacrement et sans saints cris. Le fantasme sans foi ni loi, sans religion, sans fioritures, lui aussi pur et dur. L’humain comme on n’a pas envie de le voir, comme on veut le penser au mieux, se détachant bien fort de toute image ou sentiment.
Le tambour, l’enfant-jouet, l’enfant-objet, l’enfant-génie, l’enfant fou. Le tambour, l’instrument-corps, cogneur, vibrant, palpitant, guerrier, artiste, amélodique, sans concessions, sans incantations, envoûtant pourtant, qui rend fou. Toujours ce fou, sa folie et l’art et la guerre. L’objet symbole, emblème, l’objet héros véritable de son roman éponyme. L’objet polytechnique, multifonctions, multicolore, qui lève la multitude avec son boum boum lancinant. Le tambour, du fond des âges, qui axe l’Histoire humaine. Qui donc s’est lancé dans l’histoire du tambour ? Personne encore, à ma connaissance. Grave erreur de notre espèce et ses cerveaux.
Le tambour en deux parties, la tête et le corps ? Peut-être bien ou le papier et le stylo ou le monde et la main de l’homme. Arrêtons-nous quelques instants sur la baguette : la baguette magique de cet Oscar finalement presque féerique, lutin malicieux, baguette magique mais par deux exclusivement. Ni seule ni trois ni quatre. Deux : deux mains, deux jambes, deux âmes, deux cœurs, deux oreilles et deux. Tout est par deux en paire. Et si l’on y regarde bien, c’est le minimum, parfois aussi le maximum mais surtout le minimum décent pour survivre. Oscar cherche toujours sa partie manquante, le tambour l’est un moment, la mère aussi, mais elle ne suffit pas, la mère, le père n’en parlons pas, sont de terribles impuissants. La femme bien au-delà du mâle, sexisme latent mais violent. L’homme est ici le plus souvent un imbécile ou avec plus de nuance, le mâle n’est jamais celui qui sauve, surtout certainement pas celui qui fait rêver. Le mâle est un outil et Oscar au fond de lui est peut être bien davantage une femme qu’un homme. La femme est admirable, sublime. Pas l’homme, jamais vraiment ou de justesse, même s’il n’est pas nécessairement méprisé.
Cette baguette donc qui conduit le monde, cette plume qui construit une oeuvre, ce sexe qui ... Je me ferais traitée de sale psychanalyste perverse. Mais tout de même, pensons-y. Elle est tout ce qu’on veut, l’objet, comme le tambour, le plus polytechnique imaginable. Simplisme. Voire simpliste. Dont on peut aussi faire des merveilles et miracles.
Le tambour et sa sonorité, toutes ses particularités d’instrument sans chant ni voix mais oui incantatoire, comme dit ci-dessus ne serait-il pas potentiellement aussi métaphore de l’écriture de l’absurde ? Une écriture sans aucune concession, une écriture qui elle aussi frappe la feuille et les yeux, qui ne prend aucun gant et qui finit par user son support et son lecteur. Une écriture qui n’endort ni ne séduit, qui se refuse absolument à toute séduction et qui pourtant appelle, autrement. Comment ? Comme le tambour. Elle fait du bruit, elle dissone, elle gêne, elle exaspère, elle piétine, on trépigne, on a envie de balancer tout pour que ça s’arrête, elle oblige, elle tient à coups de baguettes mordantes les paupières et les pavillons grand ouverts, elle dégage les sucreries et tendreries, elle est dure, impitoyable, provoque et suscite un combat, une lutte à mains nues, une chevauchée à cru. Le tambour c’est l’écriture de l’absurde, l’écriture moderne, la fin des jolis mots et du long fleuve tranquille.
Cet absurde dévitalise et tue, aspire, asphyxie à petit feu, mais permet de penser le pire, de ne pas mourir vraiment, de rester humain, et de renouer avec le vivant. C’est tout et son contraire que je dis là. Oui tout à fait et c’est un cycle que vous reconnaîtrez nécessairement. L’absurde, le néant qui dit la mort, Beckett qui n’a pas besoin de parler de mort pour la hurler de tous ses mots. Mais le néant mortel qui fait penser, avec le rire aussi, toujours le rire, jamais sans le rire, le plus mortel encore qu’est la bêtise et la folie de l’homme. Pas la folie d’Oscar, douce et belle folie, la folie esthétique celle-là. Non la folie des guerres, menées tambour battant. Celle qui fait penser la vanité de toute existence. Après cette guerre mondiale qui dévaste l’Europe oui, bien plus encore le genre humain et sa fierté, qui jette l’opprobre sur ce qu’un groupe entier, des milliers, peuvent accomplir, non simplement pour survivre, comme des animaux dignes et acculés, mais comme des lâches ou des idiots suivant la paranoïa sans limites d’un seul nain à mille tambours. Nous sommes tous ces lâches et ces idiots-là, potentiellement, et l’écriture absurde prend la distance nécessaire pour nous le faire entendre sans trop souffrir, sans désespérer quand même parce qu’on peut vouloir en mourir, en finir à l’HP. Mais il faut rire froidement, si cela se peut réellement, rit-on froidement ? Est-ce possible ? Bref, rire froidement pour mesurer l’énormité et l’horreur mais n'es pas perdre l’envie de poursuivre quelque chose. Non, pas de rêves de licorne arc-en-ciel comme un être cher à mon coeur décrivait ironiquement mes histoires un jour. Mais du jeu et des couleurs chez Gunter Grass, ça oui. Et une fois qu’on a bien mesuré, on avale la pilule et on repart pour une autre vie, plus consciente, plus aiguë, plus exigeante, plus intransigeante peut-être même parfois mais au final plus juste, plus éthique, dans l’intention du moins. Obligation de moyens et non de résultats, tel est le carcan qui nous contraint. Faisons avec. Du moins, la conscience est la. Et si d’aventure elle se carapatait, n’hésitons pas à aller relire ces furieux tambours de la conscience, ces écrivains de l’absurde, un petit passage d’Oscar qui remet les idées en place, même si c’est abrupt.