Elle avait envie de frapper. De
cogner comme une brute. Elle sentait monter en elle une violence
inouïe, inconnue, jouissive, celle qui résout tous les problèmes,
qui n'a ni foi ni loi, aucune règle et aucun scrupule. Elle avait
envie de déchirer le monde, de terrasser le vivant, de tout détruire
insensément, de brûler toutes les couches terrestres et d'atteindre
le noyau brûlant de l'univers, seul capable de délivrer le grand
secret. Elle était remplie d'une violence sans haine, une violence
non-humaine, animale, de survie, sans intention de nuire, bien
davantage instinctive et incontrôlable qu'une méchanceté même
profonde d'être social. Elle n'était plus alors un être de
relation, appartenant à une société de congénères civilisés, ou
se disant tels, ce qui est plus qu'interrogeant parfois, souvent
toujours, selon l'individu qui pense et regarde et aussi selon celui
qui frappe et tue. Elle était seule, prête à imploser, plus pleine
qu'elle ne l'avait été jusqu'alors, plus entière, plus vraie. Elle
touchait son être dans son essence.
Mais au bout d'un temps
indéfinissable, elle sentit poindre la descente, comme une junkie
suite à l'acmé du plaisir, la descente et ce sentiment
d'impuissance et d'infini désespoir. Elle se sentit alors aussi vide
qu'une énorme cuve à sec, qu'un assoiffé en plein désert. Immense
de vide et minuscule d'inanité. Vertige écœurant, tournoyant, trou
noir, vie moléculaire, du plus infime au plus sidéral, lourd,
léger, bouillant, glacé, les deux pôles dans la même main,
révoltant et admirable, enivrant et accablant.
Patate s'est retrouvée affalée
dans l'herbe sous la fenêtre du salon des Carotte, haletante, en
sueur, percutée. Elle n'est plus une simple Patate. Elle n'est pas
Super-Patate, ridicule d'ailleurs comme tous les Super Truc. Elle
n'est pas Patate-lionne-à-l'attaque, pas Patate-ninja. Elle n'est
sans doute plus vraiment Patate, même. Elle a trouvé quelqu'un
d'autre en elle. Qui doit se prénommer autrement. Elle trouvera un
nom à cette identité qu'elle découvre, un nom digne et fort,
tendre et aimant aussi. Elle veut un nom qui sache se battre et aimer
en même temps.
Patate n'avait su ni l'un ni
l'autre jusqu'à ce moment. Ni aimer ni se battre. Juste résister,
passive, s'estimant déserteuse, juste proie qui attend toutes
petites griffes dehors. Les victimes ne savent pas aimer davantage
que le reste. On les croit au moins douces et aimantes, en pleine
légumescence. Ce sont celles dont le cœur est le plus dur, le plus
froid, qui paraissent les plus lâches aux plus jugeants, mais qui ne
lâchent rien du cœur, et finalement ne se battent peut-être que
pur cela : protéger le cœur et l'esprit de toute intrusion. Ne
pas se laisser approcher, ni toucher, ni comprendre, tout en en
rêvant avec honte et culpabilité intensément judéo-chrétiennes.
Pourquoi cette croyance absurde du cœur tendre et doux des plus
fragiles ? Pourquoi cette évidence stupide d'un amour et d'une
indulgence universels ? Les pus torturés, fracassés, suturés
en tout sens sont les plus difficiles à attraper quand on s'y
essaye. Certains s'approchent, sûrs de leur fait, mais ils ont à
faire à bien plus gros poisson que prévu Et ils en tombent des
nues. Et la victime qui se croyait impuissante en puissance se voit
face à bien plus faible qu'elle. Le fortiche assuré à terre sans
même avoir joué son tour, le duel seulement annoncé. Et elle
cessera brutalement de se sentir victime, elle sera l'égal de ses
pairs, là et pour quelque temps, et elle respectera cette faiblesse,
elle la gardera secrète, elle commencera d'aimer à ce moment-là,
tout doucement, toute petite lumière à l'horizon, parce qu'elle ne
sera plus intouchable, ni pour celui qui se relèvera sous ses yeux
apaisés. Il croira à sa grandeur d'âme parce qu'elle se taira. Ce
ne sera pourtant qu'un juste retour des choses, car celui-là aura
fait tomber les masques qu'elle croyait infrangibles, les deux
masques et le pouvoir à l'eau. Grâce à lui, elle entreverra de
baisser la garde et de ne plus avoir peur et honte, incessamment.
Lui, ne saura pas. Mais elle ne fera bien que lui rendre l'égal de
son présent. Sans doute qu'au final, aucun des deux ne mesurera la
valeur de son propre acte pour l'autre. Mais ils auront tous deux en
eux, ancrée, cette marque de la reconnaissance envers celui qui a
respecté la plus grande vulnérabilité. Elle ne s'évanouira pas,
même elle s'oublie apparemment. On n'oublie pas cette marque. Et on
poursuit sa vie en la vénérant ou en nourrissant sa vengeance.
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