dimanche 2 juillet 2017

Violence de la victime

Elle avait envie de frapper. De cogner comme une brute. Elle sentait monter en elle une violence inouïe, inconnue, jouissive, celle qui résout tous les problèmes, qui n'a ni foi ni loi, aucune règle et aucun scrupule. Elle avait envie de déchirer le monde, de terrasser le vivant, de tout détruire insensément, de brûler toutes les couches terrestres et d'atteindre le noyau brûlant de l'univers, seul capable de délivrer le grand secret. Elle était remplie d'une violence sans haine, une violence non-humaine, animale, de survie, sans intention de nuire, bien davantage instinctive et incontrôlable qu'une méchanceté même profonde d'être social. Elle n'était plus alors un être de relation, appartenant à une société de congénères civilisés, ou se disant tels, ce qui est plus qu'interrogeant parfois, souvent toujours, selon l'individu qui pense et regarde et aussi selon celui qui frappe et tue. Elle était seule, prête à imploser, plus pleine qu'elle ne l'avait été jusqu'alors, plus entière, plus vraie. Elle touchait son être dans son essence.
Mais au bout d'un temps indéfinissable, elle sentit poindre la descente, comme une junkie suite à l'acmé du plaisir, la descente et ce sentiment d'impuissance et d'infini désespoir. Elle se sentit alors aussi vide qu'une énorme cuve à sec, qu'un assoiffé en plein désert. Immense de vide et minuscule d'inanité. Vertige écœurant, tournoyant, trou noir, vie moléculaire, du plus infime au plus sidéral, lourd, léger, bouillant, glacé, les deux pôles dans la même main, révoltant et admirable, enivrant et accablant.
Patate s'est retrouvée affalée dans l'herbe sous la fenêtre du salon des Carotte, haletante, en sueur, percutée. Elle n'est plus une simple Patate. Elle n'est pas Super-Patate, ridicule d'ailleurs comme tous les Super Truc. Elle n'est pas Patate-lionne-à-l'attaque, pas Patate-ninja. Elle n'est sans doute plus vraiment Patate, même. Elle a trouvé quelqu'un d'autre en elle. Qui doit se prénommer autrement. Elle trouvera un nom à cette identité qu'elle découvre, un nom digne et fort, tendre et aimant aussi. Elle veut un nom qui sache se battre et aimer en même temps.
Patate n'avait su ni l'un ni l'autre jusqu'à ce moment. Ni aimer ni se battre. Juste résister, passive, s'estimant déserteuse, juste proie qui attend toutes petites griffes dehors. Les victimes ne savent pas aimer davantage que le reste. On les croit au moins douces et aimantes, en pleine légumescence. Ce sont celles dont le cœur est le plus dur, le plus froid, qui paraissent les plus lâches aux plus jugeants, mais qui ne lâchent rien du cœur, et finalement ne se battent peut-être que pur cela : protéger le cœur et l'esprit de toute intrusion. Ne pas se laisser approcher, ni toucher, ni comprendre, tout en en rêvant avec honte et culpabilité intensément judéo-chrétiennes. Pourquoi cette croyance absurde du cœur tendre et doux des plus fragiles ? Pourquoi cette évidence stupide d'un amour et d'une indulgence universels ? Les pus torturés, fracassés, suturés en tout sens sont les plus difficiles à attraper quand on s'y essaye. Certains s'approchent, sûrs de leur fait, mais ils ont à faire à bien plus gros poisson que prévu Et ils en tombent des nues. Et la victime qui se croyait impuissante en puissance se voit face à bien plus faible qu'elle. Le fortiche assuré à terre sans même avoir joué son tour, le duel seulement annoncé. Et elle cessera brutalement de se sentir victime, elle sera l'égal de ses pairs, là et pour quelque temps, et elle respectera cette faiblesse, elle la gardera secrète, elle commencera d'aimer à ce moment-là, tout doucement, toute petite lumière à l'horizon, parce qu'elle ne sera plus intouchable, ni pour celui qui se relèvera sous ses yeux apaisés. Il croira à sa grandeur d'âme parce qu'elle se taira. Ce ne sera pourtant qu'un juste retour des choses, car celui-là aura fait tomber les masques qu'elle croyait infrangibles, les deux masques et le pouvoir à l'eau. Grâce à lui, elle entreverra de baisser la garde et de ne plus avoir peur et honte, incessamment. Lui, ne saura pas. Mais elle ne fera bien que lui rendre l'égal de son présent. Sans doute qu'au final, aucun des deux ne mesurera la valeur de son propre acte pour l'autre. Mais ils auront tous deux en eux, ancrée, cette marque de la reconnaissance envers celui qui a respecté la plus grande vulnérabilité. Elle ne s'évanouira pas, même elle s'oublie apparemment. On n'oublie pas cette marque. Et on poursuit sa vie en la vénérant ou en nourrissant sa vengeance.

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