jeudi 29 janvier 2015

Dans les nuages

Elle en attend encore. Elle est encore enceinte. Elle en aura un autre. Un troisième. Et puis un quatrième, cinquième. Sixième même. Et toute la vie comme ça ? Les enfants ne cessent pas. Ils poussent et poussent encore. Elle se les imagine, à la queue leu leu, bien sagement rangés en attendant leur tour. Et au final, tout le monde attend. Elle et eux. Lui aussi son Paul, il attend qu’elle grossisse, qu’elle se laisse habiter. Paul n’est pas rêveur. Et pourtant, il brille des yeux quand il la voit enfler. Comme s’il n’y était pour rien. Comme s’il y avait bien un peu de magie là-dedans. Elle s’attendrit. Mais lui non. Il n’a pas même conscience de ce qu’il ressent. Il ne veut pas. Ca ne l’intéresse pas. Il n’est pas méchant, certainement pas. Elle sait qu’il prend soin d’elle quand elle n’est plus des leurs. Elle ne lui dit rien. Elle ne lui dit certainement pas qu’elle imagine la file des enfants à venir. Elle pense que les enfants, les faire, voilà une tâche bien plus ardue qu’il n’en a l’air. Il y a le lit et le corps à corps. La suite, déjà, lui échapper en partie. C’est un trou noir qui souvent efface ce moment. Elle se réveille pour ainsi dire une fois qu’ils sont Paul et elle allongés côte à côte. Elle meurt d’envie de demander ce qui s’y est passé dans ces minutes d’inexistence. Mais elle n’ose pas. Il va la regarder de haut. Ou ne pas l’écouter. C’est bien ce qu’elle ferait elle, à sa place à lui.
Il y a cette étape-là. Qui finit en queue de poisson. Pour elle bien sûr. Elle ne sait rien de lui à cet instant. Il lui est étranger. Elle s’ignore elle-même.
Et puis ensuite, il y a la file d’attente dans les nuages. Ils sont tous là. Les enfants à venir. Avec en main leur ordre d’apparition. Mais elle, elle croirait tout à fait qu’on lui dise que c’est une sacrée bagarre là-haut pour se faire sa place. Ce qu’elle n’a pas encore conclu, c’est le délai. Elle attend son enfant. La bagarre est-elle achevée ou se poursuit-elle encore un peu ? Elle attend alors d’autant plus fort cet enfant puisqu’il n’est pas encore descendu.
Toute cette lutte sans qu’on n’en entende rien. C’est une histoire !

Elle en attend encore. Elle sent que c’est un garçon. Ca la rassure un peu. Les garçons s’occupent bien de leur mère. Elle en sait quelque chose. Comme il l’a bien bercée le petit de la guerre ! Comme il l’a consolée ce premier né ! Est-ce qu’on entend dans les nuages quand elle pense ces choses-là ? Ce ne serait pas plus mal. Cela ferait du tri. Mais non ô non ! On ne doit pas choisir. Prends ce qui t’es offert et remercie le Ciel.
Sauf que, quand elle en attend un, elle n’est plus la même. Elle remercie moins et elle s’autorise plus. Peut-être qu’on pourra accuser l’enfant et les hormones s’il y a troubles à l’ordre public. Quand elle y pense, sa bouche fait un O un peu idiot ; Comme si elle pouvait elle troubler qui quoi que ce soit. Elle est inaperçue.
Sauf quand elle en attend un. Elle prend un peu de couleurs et de hauteur. Elle est minuscule, elle le sait bien et c’est très bien ainsi. Elle devient moins minus quand même quand elle en attend un. Ce qui lui paraît bien étrange puisqu’elle est en attente. La plus passive des positions. Mais oui, mais elle, elle attend bien. Elle est douée pour ça. Elle se sent compétente à l’attente. Quand il s’agit en plus d’attendre quelque chose d’identifié, tout roule pour elle. Pas d’imaginations monstrueuses. Donc pas de tord-boyaux, tord-poumons déglingueurs. C’est presque que du coup, elle aurait envie d’en faire plus. Une impulsion. Un sentiment qui vient de loin et qu’elle connaît mal. Une spontanéité flamboyante. Elle en toucherait les nuages ? Ces fameux nuages et leurs secrets.
Elle se rappelle quand elle était elle-même un petit nuage. Avant tout ce bazar vivant. Elle attendait, elle plongeait sans bouger et qu’est-ce qu’elle voyageait ! Elle en a rencontré des choses et des êtres mais plus un seul souvenir ne lui reste. Elle a été un joli nuage blanc. Peut-être pleureur par moments. Elle le voit bien ainsi. Elle a toujours coulé de partout de toute façon.
Sauf quand elle en attend un. Allez comprendre cette idiotie ! Plutôt que c’est inattendu pour les docteurs et gens de cases ! Mais elle, elle n’est pas comme tout le monde. Elle a des bêtes et pleins de nuages dans le cerveau.
Germain le lui dirait s’il l’entendait :
« Arrête donc avec tes nuages à la noix ! C’est de la triple foutaise ! Les nuages c’est de la vapeur d’eau et voilà tout ! » Déjà elle n’a jamais compris ce que « vapeur d’eau » voulait vraiment dire. C’est de l’eau et ça coule ou ce n’est pas de l’eau. L’eau est une vipère, une louvoyeuse. Donc certainement pas que les tendres nuages soient faits avec de l’eau. Elle se demande qui est imbécile des deux. Peut-être pas celle qu’on croit.
Ce que c’est bon d’en attendre un ! C’est l’après qui l’inquiète et toute la ribambelle dans sa maison. Elle est la mère. Attendre, elle le voudrait toujours. Elle ne devrait pas se plaindre tout de suite. Attendre encore, qu’il soit sorti pour enrager et se morfondre. Aujourd’hui et pour huit mois encore, s’il est bien sage et bien costaud, si elle aussi se tient à carreaux, elle redevient moelleuse comme avant la naissance. Elle pourrait toujours être enceinte et donner ses bébés. Paul n’accepterait pas. Il dirait qu’elle déraille. Il aurait bien raison.

Elle rit.

Elle ne rit pas d’habitude. Elle sait le faire mais ça ne lui vient pas. Ah si ! il paraîtrait aux dires de Paul qu’elle rit sous la couette quand elle dort. Ca le réveille et lui fait peur. Il connaît une femme sans rire. Elle est sûre que parfois, il pense ne pas dormir à côté de celle qu’il a vue la journée.

Allez ma grosse ! Sors des cabinets ! les commissions sont finies ! Laisse tes nuages et tes histoires d’enfants en attente ! Tu n’es pas nette ma fille !

Elle rit.

En voilà une chose sûre ! Elle n’est pas nette.

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