Le
lendemain au collège, Carotte est imbuvable. Elle se pavane, elle se
moque de tout et de rien, plus que jamais insolente ironique. Ces
jours-là, on a envie de la tuer. On a envie de l'étrangler tant
elle est insupportable. Elle se croit belle, elle se croit forte,
elle se croit maligne. Elle est suivie par sa cour de Petite Poisse
et autres guenons à succès. Elle n'est jamais seule. Elle a aussi
son harem, toujours 4 ou 5 mâles à baver devant elle, tout au long
de l'année. Vous vous demandez pourquoi parce que vous êtes
grandis, que vous n'avez plus cet âge glacial et brûlant où seule
compte l'apparence de puissance. On voue un culte aux sûrs et
certains, on se prosterne devant les impassibles, on adore les
indifférents implacables. On n'hésite pas à élire capitaine un
cruel mais solide. Toute faiblesse est un sacrilège. On la bannit
hors de toute vue. On se cache de la véritable condition humaine.
Les derniers moments aveugles avant la lucidité nécessaire à un
état mental relativement sain. Il y a bien ceux qui continuent de
faire comme s'ils ignoraient la fragilité de leur nature et de leur
passage ici-bas, leur vanité et leur existentielle inutilité. Il y
en et y en aura toujours. Mais si ce sont les meilleurs pendant
légumescence, ce sont les fous à l'âge adulte. Légumescence est
une folie normale, passagère mais totalement folle. Tout le monde
est fou, paranoïaque, suivant un petit Hitler au garde à vous, prêt
à lâcher les chiens jusqu'à la mort. Plusieurs années de folie
pure qu'on doit traverser patiemment en trouvant ça normal. Mais en
réalité, la plupart aime cette hérésie. Les parias comme Patate
doivent prendre leur mal en patience. Penser et espérer de tout leur
cœur l'âge adulte moins bête, moins douloureux, pensent-ils. Ca
fait tenir le coup, sans aucune doute. C'est presque la seule chose
qui fait tenir le coup. Sinon, autant se flinguer tout de suite. Bon,
l'on sait qu'ils seront un peu déçus mais mais ! Ce sera quand
même toujours plus vivable. Non que l'adulte, ou celui défini tel
selon son âge chronologique, purement objectif entendons-nous bien,
en rien ne prédisant quoi que ce soit de la qualité de son
intériorité, soit profondément moins bête, excusez-moi mais
disons les choses franchement. Non qu'il soit moins bête mais il en
a davantage honte. Il cache ses enfantillages sous les apparats du
grand. Vous me direz c'est parfois pire. Je vous répondrai c'est
toujours pire. Pas l'excuse de la légumescence. Aucune excuse. En
fait, si. Sans ou presque exception, il y a de terribles raisons à
ce que j'appelle bêtise. Qui est comme on veut méchanceté, mépris,
arrogance, fatuité, et tout cela sans humour, toujours. Cette bêtise
mal nommée est sans ou presque exception la partie apparente d'un
iceberg de souffrance. On me rétorquera peut-être que tout le monde
ne souffre pas tant que ça, qu'il ne faut pas voir cela partout.
Qu'à cela ne tienne ! Trouvez-moi donc une belle explication
bien mathématique et rassurante puis mettez-la à l'épreuve des
individus réels. Rira bien qui rira le dernier. Bref, l'espoir de
l'âge adulte reste fondé sur un constat indéniable : l'adulte
a compris quelques trucs de son espèce, il a moins peur, il est
moins charognard.
Bref,
tout ça pour dire que Carotte ce jour-là est infecte. Elle fait
rire quand elle est comme ça ceux qui la suivent et dansent autour
d'elle. Elle est hilarante, semble-t-il. Sauf que parfois, des
adultes, des vrais, des confiants, des sages, se mettent en travers
de sa route. C'est ce qui arriva ce jour précis. Patate s'en
délecta, à son tour Cruella.
« Bonjour
tout le monde ! Aujourd'hui nous poursuivons sur Bel-Ami.
(Murmures d'incompréhension
dans la salle.) Il y a un problème ?
-...
-Y
a-t-il un problème ? Carotte retournez-vous et taisez-vous.
- C'est quoi Bel-Ami Monsieur ?, demande-t-elle d'un ton excessivement mielleux.
- Pardon ?
- C'est quoi Bel-Ami Monsieur ?
- Toujours aussi navrante Mademoiselle Carotte. Bon, sortez vos livres !
Carotte
voyant que rien de plus ne se passe gamberge. Patate n'est pas loin
d'elle et elle la voit se contenir.
- Alors, allons-y ! Qui veut lire les deux dernières pages du roman sur lesquelles nous travaillerons aujourd'hui ?
- …
- Carotte, au lieu de continuer à perturber vos camarades qui eux ont peut-être envie de devenir intelligents, lisez.
- Parce qu'on est plus intelligent quand on lit ce livre de merde ?
- Tout à fait. Ce livre de merde vous ressemble beaucoup Carotte. Vous pourriez en comprendre des tas de choses sur votre état d'immaturité chronique. Mais au fait, savez-vous lire ? C'est vrai ça, je ne vous ai jamais vue ni entendue lire... Peut-être... Quel malheur tout de même...
L'ironie
de l'enseignant et le respect dont il jouit parmi les élèves, même
les plus coriaces, provoque un silence lourd. On entendrait une
mouche voler. Monsieur Léphant ne craint rien de Carotte. Il attaque
sans vergogne. Elle est décontenancée. Elle est vexée, se
renfrogne, ronge son frein et prépare sa vengeance. Patate la
connaît assez, depuis l'enfance, pour le savoir. Les autres ne
voient que son petit sourire narquois. M. Léphant, comme Patate,
décèle l'agacement de la jeune fille et sourit pour lui-même. On a
l'impression qu'il a d'ailleurs du mal à se retenir de rire
franchement. Il se pince les lèvres.
- On y va Mlle Carotte ou on passe la main à un collègue qui sait lire ?
- Oh non M. Léphant. Je lis à merveille depuis mes 7 ans.
- Voilà qui me réchoupille Mlle. J'en suis tout joyeux. Allez-y.
Elle
ne le regarde pas et comme la lecture. Elle lit correctement les deux
pages concernées.
- Bien Carotte. Bonne lecture.
Monsieur
Léphant est sincère. Carotte ne s'attendait pas à cela. Et
pourtnat c'est un as à ce jeu-là. Elle aurait dû le savoir. Mais
elle ne pense que selon elle, ne voit pas ce que M. Léphant
pratique. Elle ouvre grand les yeux une seconde et se reprend
rapidement.
- Je sais.
- Oui justement Carotte, vous qui savez tout, dites-nous quelque chose de ce personnage et de cette fin.
- Ben, il n'a peur de rien. Il est classe.
- Merci pour votre brillante analyse Carotte. Mais je crois que vous pouvez faire beaucoup mieux même si vous pensez le contraire n'est-ce pas ? Et les autres taisez-vous pour le moment. Choufle tais-toi et arrête de lever le doigt comme un fou ! Je ne t'interrogerai qu'après tout le monde. Il ne suffit pas d'être bon en classe.
Carotte
et Choufle soufflent bruyamment en même temps. M. Léphant regarde
Carotte en souriant doucement. Il laisse Choufle bougonner dans son
coin.
- …
- Prenez votre temps.
- Je sais pas.
- Vous savez. Allez ! Bougez-vous au lieu de jouer à l'imbécile !
Carotte
est furax cette fois et elle relève les yeux en fixant M. Léphant.
- Je crois que ce mec...
- Cet homme
- que cet homme se fout...
- Se fiche
- se fiche de ce qu'on pense de lui et qu'il a bien raison. Qu'il trace sa route...
- Qu'il suit sa route
- Ok, bon ben c'est pas la peine que je parle puisque vous m'interrompez tous les deux mots !
- Ne te laisse pas déstabiliser Carotte.
- Je ne suis pas déstabilisée. Qu'il suit sa route selon ses envies et que rien ne l'arrête.
- Ok, C'est bien. Que crois-tu que l'auteur a voulu donner à voir ?
- Un homme fort.
- D'accord.
- Et qu'imagines-tu ensuite pour lui, après cette fin du roman ?
- J'en sais rien.
- Allez !
- Il est fort mais il finira seul voilà ou crevé par son voisin.
- Très bien Carotte. Les autres ? Choufle NON ! Petite Poisse ?
- Oui, euh..., l'auteur donne à voir un personnage qui répète toujours les mêmes erreurs. Et même s'il a encore de la chance pour le moment, on a l'impression que ce sera la chute après.
- Oui et donc ?
- Et...
- Que veut dire l'auteur à ton avis ?
- Que la chance et le plaisir ne durent pas toujours.
- Oui super Petite Poisse. Quelqu'un d'autre ?
- …
- Patate ?
Elle
rougit jusqu'aux oreilles. Mais elle a adoré ce livre alors elle a
envie de se lancer pour une fois. Depuis quelque temps, elle se
lance...
- Je crois aussi que Maupassant se moque de son personnage. On a envie de rire à la fin et en même temps c'est triste. On dirait qu'on rit avec le personnage qui surprend mais surtout avec Maupassant qui désespère de son personnage.
- Oui, va plus loin. De quoi désespère-t-on face à ce personnage ?
- Ben qu'il se mette en question et grandisse ! C'est comme un enfant. Il joue. Il reste dans une cour d'école.
- Ok. Voilà qui éclaire les choses.
- Choufle ?
Patate
est rouge comme une tomate. Elle respire difficilement. Elle a été
agressive sur sa dernière réponse. C'est sorti tout seul. Elle ne
pouvait plus faire autrement.
- Ben, j'ai plus rien à dire.
Il
est en colère.
- Oui je me doute. C'est énervant n'est-ce pas quand les autres s'expriment avant vous et vous empêchent de dire ce que vous avez à dire ?
- Pffff
- Eh oui M. Choufle, la dure loi de la vie en société. (Et d'un coup) CHACUN SON TOUR ! Vous n'êtes pas tout seul et pas le plus malin. C'est compris ?
Choufle,
comme tous les autres, sursautent. Une des sorties tonitruantes de M.
Léphant qui ne supporte pas le favoritisme accordé aux plus
« brillants ».
- C'est compris.
- Bien. Cela vaut pour tout le monde. C'est clair ?
- …
- C'est clairrrrr ? J'attends une réponse.
- Oui (timides et parcimonieux)
- Plus fort !
- OUI !
- Bien, continuons.
Le
cours continua dans une ambiance que Patate n'avait jamais
expérimentée. Comme si la paix sociale était instaurée. Elle
avait moins peur. Elle se sentait à sa place. Qu'elle avait le
droit. Ni plus ni oins. Le droit et c'est tout. C'était ça qu'elle
attendait.
Elle
se tourna vers Carotte. Elle avait les yeux brillants. De rage ou
d'autre chose. Elle avait le visage calme pourtant. Pour la première
fois. Patate la fixa. Carotte finit par se retourner et lui lancer un
regard interrogatif. Mais pas tout à fait inquisiteur comme
d'habitude. Elle n'avait plus la force en cet instant. Elle ravalait
ses larmes.
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