dimanche 4 juin 2017

Chacun son tour !

Le lendemain au collège, Carotte est imbuvable. Elle se pavane, elle se moque de tout et de rien, plus que jamais insolente ironique. Ces jours-là, on a envie de la tuer. On a envie de l'étrangler tant elle est insupportable. Elle se croit belle, elle se croit forte, elle se croit maligne. Elle est suivie par sa cour de Petite Poisse et autres guenons à succès. Elle n'est jamais seule. Elle a aussi son harem, toujours 4 ou 5 mâles à baver devant elle, tout au long de l'année. Vous vous demandez pourquoi parce que vous êtes grandis, que vous n'avez plus cet âge glacial et brûlant où seule compte l'apparence de puissance. On voue un culte aux sûrs et certains, on se prosterne devant les impassibles, on adore les indifférents implacables. On n'hésite pas à élire capitaine un cruel mais solide. Toute faiblesse est un sacrilège. On la bannit hors de toute vue. On se cache de la véritable condition humaine. Les derniers moments aveugles avant la lucidité nécessaire à un état mental relativement sain. Il y a bien ceux qui continuent de faire comme s'ils ignoraient la fragilité de leur nature et de leur passage ici-bas, leur vanité et leur existentielle inutilité. Il y en et y en aura toujours. Mais si ce sont les meilleurs pendant légumescence, ce sont les fous à l'âge adulte. Légumescence est une folie normale, passagère mais totalement folle. Tout le monde est fou, paranoïaque, suivant un petit Hitler au garde à vous, prêt à lâcher les chiens jusqu'à la mort. Plusieurs années de folie pure qu'on doit traverser patiemment en trouvant ça normal. Mais en réalité, la plupart aime cette hérésie. Les parias comme Patate doivent prendre leur mal en patience. Penser et espérer de tout leur cœur l'âge adulte moins bête, moins douloureux, pensent-ils. Ca fait tenir le coup, sans aucune doute. C'est presque la seule chose qui fait tenir le coup. Sinon, autant se flinguer tout de suite. Bon, l'on sait qu'ils seront un peu déçus mais mais ! Ce sera quand même toujours plus vivable. Non que l'adulte, ou celui défini tel selon son âge chronologique, purement objectif entendons-nous bien, en rien ne prédisant quoi que ce soit de la qualité de son intériorité, soit profondément moins bête, excusez-moi mais disons les choses franchement. Non qu'il soit moins bête mais il en a davantage honte. Il cache ses enfantillages sous les apparats du grand. Vous me direz c'est parfois pire. Je vous répondrai c'est toujours pire. Pas l'excuse de la légumescence. Aucune excuse. En fait, si. Sans ou presque exception, il y a de terribles raisons à ce que j'appelle bêtise. Qui est comme on veut méchanceté, mépris, arrogance, fatuité, et tout cela sans humour, toujours. Cette bêtise mal nommée est sans ou presque exception la partie apparente d'un iceberg de souffrance. On me rétorquera peut-être que tout le monde ne souffre pas tant que ça, qu'il ne faut pas voir cela partout. Qu'à cela ne tienne ! Trouvez-moi donc une belle explication bien mathématique et rassurante puis mettez-la à l'épreuve des individus réels. Rira bien qui rira le dernier. Bref, l'espoir de l'âge adulte reste fondé sur un constat indéniable : l'adulte a compris quelques trucs de son espèce, il a moins peur, il est moins charognard.
Bref, tout ça pour dire que Carotte ce jour-là est infecte. Elle fait rire quand elle est comme ça ceux qui la suivent et dansent autour d'elle. Elle est hilarante, semble-t-il. Sauf que parfois, des adultes, des vrais, des confiants, des sages, se mettent en travers de sa route. C'est ce qui arriva ce jour précis. Patate s'en délecta, à son tour Cruella.
« Bonjour tout le monde ! Aujourd'hui nous poursuivons sur Bel-Ami. (Murmures d'incompréhension dans la salle.) Il y a un problème ?
-...
-Y a-t-il un problème ? Carotte retournez-vous et taisez-vous.
  • C'est quoi Bel-Ami Monsieur ?, demande-t-elle d'un ton excessivement mielleux.
  • Pardon ?
  • C'est quoi Bel-Ami Monsieur ?
  • Toujours aussi navrante Mademoiselle Carotte. Bon, sortez vos livres !
Carotte voyant que rien de plus ne se passe gamberge. Patate n'est pas loin d'elle et elle la voit se contenir.
  • Alors, allons-y ! Qui veut lire les deux dernières pages du roman sur lesquelles nous travaillerons aujourd'hui ?
  • Carotte, au lieu de continuer à perturber vos camarades qui eux ont peut-être envie de devenir intelligents, lisez.
  • Parce qu'on est plus intelligent quand on lit ce livre de merde ?
  • Tout à fait. Ce livre de merde vous ressemble beaucoup Carotte. Vous pourriez en comprendre des tas de choses sur votre état d'immaturité chronique. Mais au fait, savez-vous lire ? C'est vrai ça, je ne vous ai jamais vue ni entendue lire... Peut-être... Quel malheur tout de même...
L'ironie de l'enseignant et le respect dont il jouit parmi les élèves, même les plus coriaces, provoque un silence lourd. On entendrait une mouche voler. Monsieur Léphant ne craint rien de Carotte. Il attaque sans vergogne. Elle est décontenancée. Elle est vexée, se renfrogne, ronge son frein et prépare sa vengeance. Patate la connaît assez, depuis l'enfance, pour le savoir. Les autres ne voient que son petit sourire narquois. M. Léphant, comme Patate, décèle l'agacement de la jeune fille et sourit pour lui-même. On a l'impression qu'il a d'ailleurs du mal à se retenir de rire franchement. Il se pince les lèvres.
  • On y va Mlle Carotte ou on passe la main à un collègue qui sait lire ?
  • Oh non M. Léphant. Je lis à merveille depuis mes 7 ans.
  • Voilà qui me réchoupille Mlle. J'en suis tout joyeux. Allez-y.
Elle ne le regarde pas et comme la lecture. Elle lit correctement les deux pages concernées.
  • Bien Carotte. Bonne lecture.
Monsieur Léphant est sincère. Carotte ne s'attendait pas à cela. Et pourtnat c'est un as à ce jeu-là. Elle aurait dû le savoir. Mais elle ne pense que selon elle, ne voit pas ce que M. Léphant pratique. Elle ouvre grand les yeux une seconde et se reprend rapidement.
  • Je sais.
  • Oui justement Carotte, vous qui savez tout, dites-nous quelque chose de ce personnage et de cette fin.
  • Ben, il n'a peur de rien. Il est classe.
  • Merci pour votre brillante analyse Carotte. Mais je crois que vous pouvez faire beaucoup mieux même si vous pensez le contraire n'est-ce pas ? Et les autres taisez-vous pour le moment. Choufle tais-toi et arrête de lever le doigt comme un fou ! Je ne t'interrogerai qu'après tout le monde. Il ne suffit pas d'être bon en classe.
Carotte et Choufle soufflent bruyamment en même temps. M. Léphant regarde Carotte en souriant doucement. Il laisse Choufle bougonner dans son coin.
  • Prenez votre temps.
  • Je sais pas.
  • Vous savez. Allez ! Bougez-vous au lieu de jouer à l'imbécile !
Carotte est furax cette fois et elle relève les yeux en fixant M. Léphant.
  • Je crois que ce mec...
  • Cet homme
  • que cet homme se fout...
  • Se fiche
  • se fiche de ce qu'on pense de lui et qu'il a bien raison. Qu'il trace sa route...
  • Qu'il suit sa route
  • Ok, bon ben c'est pas la peine que je parle puisque vous m'interrompez tous les deux mots !
  • Ne te laisse pas déstabiliser Carotte.
  • Je ne suis pas déstabilisée. Qu'il suit sa route selon ses envies et que rien ne l'arrête.
  • Ok, C'est bien. Que crois-tu que l'auteur a voulu donner à voir ?
  • Un homme fort.
  • D'accord.
  • Et qu'imagines-tu ensuite pour lui, après cette fin du roman ?
  • J'en sais rien.
  • Allez !
  • Il est fort mais il finira seul voilà ou crevé par son voisin.
  • Très bien Carotte. Les autres ? Choufle NON ! Petite Poisse ?
  • Oui, euh..., l'auteur donne à voir un personnage qui répète toujours les mêmes erreurs. Et même s'il a encore de la chance pour le moment, on a l'impression que ce sera la chute après.
  • Oui et donc ?
  • Et...
  • Que veut dire l'auteur à ton avis ?
  • Que la chance et le plaisir ne durent pas toujours.
  • Oui super Petite Poisse. Quelqu'un d'autre ?
  • Patate ?
Elle rougit jusqu'aux oreilles. Mais elle a adoré ce livre alors elle a envie de se lancer pour une fois. Depuis quelque temps, elle se lance...
  • Je crois aussi que Maupassant se moque de son personnage. On a envie de rire à la fin et en même temps c'est triste. On dirait qu'on rit avec le personnage qui surprend mais surtout avec Maupassant qui désespère de son personnage.
  • Oui, va plus loin. De quoi désespère-t-on face à ce personnage ?
  • Ben qu'il se mette en question et grandisse ! C'est comme un enfant. Il joue. Il reste dans une cour d'école.
  • Ok. Voilà qui éclaire les choses.
  • Choufle ?
Patate est rouge comme une tomate. Elle respire difficilement. Elle a été agressive sur sa dernière réponse. C'est sorti tout seul. Elle ne pouvait plus faire autrement.
  • Ben, j'ai plus rien à dire.
Il est en colère.
  • Oui je me doute. C'est énervant n'est-ce pas quand les autres s'expriment avant vous et vous empêchent de dire ce que vous avez à dire ?
  • Pffff
  • Eh oui M. Choufle, la dure loi de la vie en société. (Et d'un coup) CHACUN SON TOUR ! Vous n'êtes pas tout seul et pas le plus malin. C'est compris ?
Choufle, comme tous les autres, sursautent. Une des sorties tonitruantes de M. Léphant qui ne supporte pas le favoritisme accordé aux plus « brillants ».
  • C'est compris.
  • Bien. Cela vaut pour tout le monde. C'est clair ?
  • C'est clairrrrr ? J'attends une réponse.
  • Oui (timides et parcimonieux)
  • Plus fort !
  • OUI !
  • Bien, continuons.
Le cours continua dans une ambiance que Patate n'avait jamais expérimentée. Comme si la paix sociale était instaurée. Elle avait moins peur. Elle se sentait à sa place. Qu'elle avait le droit. Ni plus ni oins. Le droit et c'est tout. C'était ça qu'elle attendait.
Elle se tourna vers Carotte. Elle avait les yeux brillants. De rage ou d'autre chose. Elle avait le visage calme pourtant. Pour la première fois. Patate la fixa. Carotte finit par se retourner et lui lancer un regard interrogatif. Mais pas tout à fait inquisiteur comme d'habitude. Elle n'avait plus la force en cet instant. Elle ravalait ses larmes.

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