Prologue
Vous
savez, ces gens sans qui la vie n'aurait pas tourné pareil. On en a
tous. Quand on n'a pas peur, ce qui n'est pas mon cas, on parle
carrément de ceux qui ont changé notre vie. De là à la sauver, il
n'y a qu'un pas. Mais rares sont les individus capables d'avouer ces
vérités-là. Les vieilles gens peut-être. Certaines. Ils sont sûrs
avec le recul de pouvoir l'affirmer. Et ils ne sont plus retenus, je
suppose, par cette nécessité franco-française de ne pas trop
s'étonner ni surtout encore moins s'émerveiller. Il est de bon ton
et gage d'un grand sérieux de ne se laisser surprendre par rien.
Quant à se laisser émouvoir, Mon Dieu quelle impudeur ! Un
monde libre dit-on... Mais je m'égare avant même d'avoir commencer
mon récit. Sachez donc, en tout cas, que je n'hésiterai pas, dans
la mesure de mes moyens de femme d'âge moyen, pas encore avancé, à
m'émerveiller. Quitte à passer pour une imbécile heureuse ?
Quitte à, oui. Car s'émerveiller n'est en aucun cas une naïveté
sauf les adeptes de la grande prêtresse du Scepticisme. C'est
pourtant souvent elle qui porte la naïveté bien davantage que
l'émotion.
L'histoire
que je vais vous raconter, n'ayez crainte, elle arrive, est celle de
la jeunesse follement catégorique. La jeunesse tyrannique. Dure à
crever. Prête à tout pour parvenir à ses fins, à se prouver
qu'elle a raison et peu importe les coûts. La jeunesse cruelle.
C'est elle la plus cruelle. De loin. Elle ne laisse pas une miette.
Elle ricane comme une hyène. Elle peut se nourrir de charogne si
cela sert sa cause. C'est ce que j'ai vu de la jeunesse. Peut-être
suis-je un cas vraiment très à part que les livres et les adultes
ne mentionnent pas du fait de son exceptionnellité. Quel honneur ! ?
Ou quelle honte... Ou peut-être tout simplement veut-on se souvenir
d'une jeunesse insouciante là encore quoi qu'il en coûte pour se
nourrir de doux souvenirs. Chacun sait au fond de lui que la jeunesse
est loin d'être le plus bel âge et qu'être enfant puis adolescent
peut couler, mais peut aussi être un calvaire de chaque jour, dans
le silence le plus tonitruant qui soit dans l'existence. Jamais plus
par la suite, on ne retrouve ce silence. Cette solitude dévorante.
Et
un jour, tous les jours, sans exception, pendant des mois et des
mois, tirée de ses propres affres par deux de ceux qui changent la
vie.
Je
n'en dirai pas plus. Je vous
laisserai tirer les conclusions qui se doivent en temps voulu. Tirer
d'affaire ? Sauver la vie ? On ne le saura jamais. Ou le
sait-on déjà ?
Je
vivais dans un monde parallèle. Je me sentais être une
extra-terrestre. Je ne comprenais rien à ce qu'on attendait de moi.
Je le faisais à l'instinct, par crainte et parce que je n'avais non
plus rien d'autre à faire. Les règles remplissent le vide
intersidérale qui pourrait nous envahir alors à ce moment de la
vie. Heureusement, il y en avait tellement à suivre que j'y
plongeais avec volupté. Je n'avais pas le temps pour autre chose que
pour suivre les règles. Elles, j'étais sûre de les comprendre,
celles qui étaient énoncées explicitement. Les autres, tacites ou
fluctuantes, me laissaient terrifiées et je me raccrochais à celles
qui se criaient le plus fort. La loi du plus fort reste une constante
relativement fiable lorsqu'on ne possède aucun autre décrypteur de
réalité. Je faisais en moi-même référence au monde animal,
rationnelle, en me rappelant que le plus fort est souvent le plus
tranquille et que suivre la meute demeure le plus sage en maintes
circonstances. La fuite était encore alors en question : je
savais que les animaux et donc moi-même en tant qu'animal avions
cette tendance innée à fuir le danger inutile. Mais j'avais beau
raisonner aussi correctement que pour ce qui était de la loi du plus
fort et de la soumission au groupe, je ne pouvais pas encore m'y
résoudre. Je n'en étais pas capable et je ne m'autorisais pas même
à penser que la fuite puisse être autre chose que lâche. Alors
qu'elle aurait pu m'être si pratique souvent. Mais il est toujours
temps de se rattraper.
Je
vivais dans un monde parallèle, non parce que je rêvais ou que je
refusais de partager l'univers de mes congénères. Je vivais dans un
monde parallèle car mon chemin était excentré. Toujours à côté,
derrière, devant, dessous, trop loin, trop lente, trop stress. Trop
ou pas assez, jamais dans le bon sillon. Je ne sais pas toujours pas
si c'était le cas, si cela apparaissait à tous. Les autres me
semblaient le crier. Je voyais leurs regards désarmés, moqueurs,
lointains, qui me le signifiaient. En tout cas, c'est ce que je
croyais voir dans leurs yeux. Je ne saurai jamais. Et c'est un drame
comme un miracle. Tout peut se réécrire sans cesse.
Je
n'attendais personne. Ou pour mieux dire, je n'attendais plus
personne. J'avais espéré tant et plus que la cuve était vide.
L'espoir agonisait. J'avais donc préféré, en toute conscience
l'exécuter définitivement ou presque. Du moins, je me faisais
croire à mon total scepticisme. J'avais délibérément choisi
l'immobilisme. Une mort sous cape. Celle qu'on met en scène sans
même le savoir. Je me targuais de pouvoir être seule. Et cela
n'était pas faux. J'étais prête, enfin, à être seule et à
repousser tous ceux qui m'empêcheraient. De quoi qu'ils m'empêchent,
je ne les laisserais plus faire. Plus jamais. J'avais prononcé tout
bas, le regard au loin, à travers la vitre d'une voiture, ce « Plus
jamais ». Je l'avais prononcé une dizaine de fois dans ma
tête, seule. On n'avait pu l'entendre. Mais je savais pertinemment
qu'en effet, plus jamais ma vie ne serait la même. J'avais choisi de
ne plus rien attendre des autres. Et aussi de me venger. Il ne
s'agissait pas seulement de prendre ma revanche. Il s'agissait de se
venger : faire souffrir et regarder couler les larmes sans
ciller. Sans sourire non plus. Quoi que...
J'avais
toujours été sage. Plus jamais je ne le serais. Je m'en faisais la
promesse éternelle. Sans un bruit, sans un boum. Dans le calme le
plus total.
Et
en effet, c'est bien ce jour-là, les yeux collés à la fenêtre
fermée de la voiture que je ressentis le calme pour la première
fois. Le calme après la tempête me disais-je. Enfin la guerre est
finie.
Tout
le monde crut que la guerre commençait.
Dans
la vie, tout n'est qu'une question de point de vue.
C'est
donc ce jour-là que je naquis à moi-même. Je n'avais jusque là
été qu'une poupée qu'on trimballe, qu'on jette, qu'on câline,
quand on veut. En libre accès. Je devins alors une véritable
personne. Je n'avais jamais eu le sentiment d'en être une. Et la
suite en donne encore davantage de preuves. Je me renaissais,
auto-engendrée. A partir de là, la famille fut accessoire. Un passé
que je voulais oublié. Une planète sur laquelle je devais chaque
soir revenir, mais désormais en étrangère, en invité hautaine. Je
N'étais plus un membre de ce clan. Je n'avais jamais eu la sensation
de l'être. Je m'accordais désormais de ne plus l'être du tout.
C'était en tout cas ainsi que je réécrivais l'histoire à
l'époque.
Là
encore, l'histoire se réécrit à chaque âge et celui-là était le
temps d'un nouveau monde. Pas seulement un nouveau départ. Un vrai
nouveau monde où tout aurait une autre saveur, comme passée de
l'autre côté du miroir. Comme un gant retourné. La tête à
l'envers. Et finalement se sentir plus droit.
J'arrivais
en cette rentrée scolaire neuve, prête à une existence inconnue
mais dont j'étais maître. Ce n'était pas qu'un leurre. Bien sûr
que je n'étais pas plus maîtresse qu'une autre de mon destin. Je
l'étais davantage que je ne l'avais jamais été. J'avais imaginé,
avec certitude, étonner les autres, bien sûr. C'était l'un des
objectifs de cette entreprise. Mais aussi qu'ils seraient admiratifs
ou du moins reconnaissants d'une certaine vigueur. En réalité,
c'est mon intention la plus sombre qui les prit à la gorge et les
plongea dans une inquiétude désolée. Notre monde est intolérant
au désespoir.
On
commença à s'inquiéter. J'en conclus que le monde n'appréciait
pas la libération des âmes. J'étais plus heureuse qu'au temps de
tous mes sourires. Le sourire est un terrible faux-ami. Les adultes
en sont invariablement dupes. Et les enfants diablement adeptes de
cette arme fatale. On meurt de sourire et faire croire. Mais personne
n'en parle. Je décidais de mettre en place la stratégie de
non-sourire inutile. Il n'en restait pas beaucoup. La notion d'utile
et inutile s'est avérée cruciale à ce tournant de ma vie. Je pris
le parti extrême de considérer comme inutile tout ce qui relevait
de la politesse et de la gentillesse sans émotion. Vous imaginez
bien qu'il ne restait plus grand-chose à se mettre sous la dent. Les
sourires de réponse, pure et simple convention qui assure des
relations pacifiques ou les annoncent, étaient eux aussi bannis. Je
regardais droit dans les yeux ceux qui me souriaient dans un bonjour
agréable, refusant de m'abaisser à cette règle sociale hypocrite.
Je regardais simplement la personne lui signifiant par là que nous
étions en effet bien en relation mais que la paix ne tenait pas à
ce sourire de façade que je honnissais désormais. Il m'avait menée
à ma perte. Je l'exilai loin de mon nouvel univers.
De
fait, je n'avais plus peur d'être seule. Tout comme j'exilai le
sourire et sa batterie de mièvreries polies, je m'exilai moi-même
et ôtais toute fioriture qui me semblait inutile. Il ne restait plus
grand-chose sinon le grand intérieur. Et j'avoue, je me plongeais
dans ce grand intérieur, pas nécessairement avec volupté, mais par
souci de cohérence. Cela était vrai et réel.
Quelques
amis étaient dans ma classe. Je les aimais beaucoup. Je les avais
aimées beaucoup. Etais-je encore capable d'affection ? Je mis
peu de temps à me rendre compte que la solitude me convenait et que
les autres m'ennuyaient. Je me regardais évoluer, absolument
Narcisse. Sciemment. Jusqu'à un certain point où je fus prise à
mon propre piège. Mais il n'est pas encore temps. Je gardais de
bonnes relations, sans aucun doute. Plus dures et plus exigeantes.
Mais mes pairs n'en furent ni surpris ni irrités. Ils se prirent
aussi au jeu. Dangereux. Mais ils surent s'arrêter à temps, bien
heureusement et me laisser nager en eaux troubles à l'envi. Je
traversai donc le premier trimestre dans une espèce d'euphorie
silencieuse et froide. Mais palpable. J'étais enfin heureuse. Les
anciens amis restèrent présents et aimants. Mais deux nouvelles
têtes s'approchèrent, tout près. Des têtes brûlées. Proprement
brûlées. Ils avaient déjà essuyé de nombreux auto-dafé et ne
craignaient pas l'approche d'un autre feu fou. Encore une fois, ils
s'y retrouvaient sans doute. Et malgré ma méfiance et ma douce
solitude, ils m'attiraient aussi, irrésistiblement.
D'abord
elle, s'approcha. Nos chemins s'étaient déjà croisés et nous
faisions chacune partie de l'histoire de l'autre. Moi, sans vraiment
m'en rendre compte. Certainement sans vraiment le vouloir non plus
puisque j'avais relégué ma vie d'avant aux oubliettes. Mais, il ne
fait aucun doute que les enfants que nous avions été se
reconnaissaient. Je l'occultais, envahie par mon nouveau moi enivrée.
Elle savait et n'en fit jamais l'économie. Elle appelait l'enfant
qu'elle avait connue et elle s'inscrivait dans mon histoire, sans que
je le comprenne. Elle prenait racine loin derrière et acquis ainsi,
moi aveugle comme une imbécile heureuse, ma confiance plus vite que
n'importe qui l'aurait pu alors.
Becca,
je préférais Beka, plus stricte et intrépide, douée d'une
intuition hors norme, sut exactement s'adapter à ce que j'étais
capable d'entendre des autres, surtout des inconnus. J'étais devenue
l'être le moins adaptable qu'il fut donné de côtoyer (si tant
est que je ne l'avais pas toujours été...) pour beaucoup d'entre ceux que je fréquentais. J'imposais que l'on se
calque sur ma cadence et mes possibles. J'avais cessé d'écouter les
vagues des autres. Je ne demandais pas qu'on écoute les miennes.
Mais si vous choisissiez de le faire, il vous fallait vous armer de
patience.
Je n'étais vraiment pas une fille sympa.
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