mercredi 13 juin 2018

Il faut aimer sa famille

      Demeure en France, toujours de la même manière, je ne m'avance pas pour le reste du monde même si, je crois, beaucoup de cultures attestent du même phénomène, cette injonction à aimer sa famille. Demeure cette sempiternelle précaution : « je l'aime, c'est mon frère hein mais... »  et encore plus nécessaire que pour la fratrie où quelques concessions peuvent s'entendre de la part du grand officier de la bienpensance, «Mes parents sont des gens bien hein (toujours cette important ponctuation du « Hein » qui rassure tout le monde) ! Mais... » Ce qui suit le Mais est parfois très long. Il s'agit alors de réitérer sa précaution pour ne pas risquer d'être taxé de sans-cœur voire d'impie. Ce n'est pas parce que nos parents sont des gens bien que nous les aimons, quand nous les aimons. C'est que nous avons besoin de les aimer. Voilà tout. Il y a l'interdit de ne pas les aimer. Il y a aussi, il faut bien l'avouer, la nécessité de les aimer qui nous anime souvent.
Conclusion : il est impossible aujourd'hui d'affirmer ne pas aimer sa famille, en général. L'on peut dire que l'on s'en tient à l'écart, que l'on a coupé les ponts etc. on n'entendra jamais ou presque quelqu'un vous dire qu'il n'apprécie pas ses parents (formule plus pudique) ou carrément qu'il ne les aime pas ou même, les déteste. Ce sont les déséquilibrés qui disent cela. On aime sa famille.
Je force le trait. C'est vrai. Tant que cela ? Franchement je ne sais pas. Je n'en suis pas si sûre. Le regard qui se pose, si vous avez déjà assisté à une telle scène, sur celui qui admet, qui prend le risque d'admettre qu'il n'aime pas son père, sa mère, sa sœur, est un regard fatal. C'est son arrêt de mort sociale que ce dernier a signé. Attention ! Ne jamais dire, si c'est votre cas, que vous n'aimez pas un des membres de votre famille nucléaire. Jamais ô grand jamais ! Vous vous perdriez dans les abîmes de l'exclusion. Là, j'exagère clairement. En revanche, ce regard est celui qui condamne sans autre forme de procès. Il n'y a pas matière à débat. « Oh ne dis pas ça ! » pour le plus diplomate. « Arrête tes bêtises ! » pour celui qui veut rire de tout. Bien sûr que l'on peut rire de tout. Mais cette phrase-là ne s'y prête pas réellement. Toujours est-il qu'à part ces deux ou trois-là qui tentent une banalisation, les autres serrent les lèvres et les fesses et se pressent de passer à autre chose. Certes, ce propos est difficilement exprimable. Peu de contextes le permettent. Mais il y en a et l'agacement ou la volonté d'en finit avec une discussion peuvent y mener tout de même. Si vous voulez jeter un froid, jetez ces mots-là. Vous êtes sûrs de votre effet. Bœuf !
Ma question est la suivante : pourquoi est-il considéré comme si indécent de parler de son non-amour pour un membre de sa famille ? En fait, le pourquoi est sans doute très complexe et tout à fait compréhensible. Mais peut-être que je n'ai pas envie d'être compréhensive. Ma question est plutôt une colère. Que l'on doive dans la plupart des situations suivre les codes sociaux, s'y soumettre, notamment pour ne pas blesser les autres, cela s'entend tout à fait. Presque tout le monde s'y colle. C'est ainsi. Que l'on interdise aux gens de ne pas aimer leur famille, voilà qui est proprement révoltant. Vous vous en doutez peut-être, je pense notamment aux cas des enfants en détresse.
Le cas des enfants en difficulté dans leur famille est extrême me direz-vous. Sans doute. Il est aussi représentatif de ce qu'induit la société avec son injonction inébranlable à aimer sa famille. Les travailleurs sociaux ont tous vu ou entendu des histoires d'enfants placés pour maltraitance grave, abus sexuel, faire des retours réguliers en famille. Ce n'est pas la majorité, il est vrai mais cela existe. Par ailleurs, s'il n'y a pas de droit de visite ou d'hébergement pour les parents ou autre membre de la famille, les visites médiatisées sont de mise. L'enfant devient infernal une semaine avant cette visite et continue de l'être une semaine après. Euh, n'y a-t-il pas une sorte de mécanisme de cause à effet ? Oui mais l'enfant dit qu'il aime sa maman, son papa. Mais bien sûr que l'enfant aime sa famille ! (et encore pas toujours) Mais qui voulez-vous qu'il aime d'autre ? Qui voulez-vous qu'il investisse aussi puissamment que ce lien le lui permet ? Pourtant, si nous le tolérions au sens propre, si nous étions donc tolérants, si nous étions nous prêts à l'entendre, peut-être que bien davantage d'enfants diraient qu'ils préfèrent ne pas voir leur famille et peut-être que bien davantage d'adultes seraient en paix avec eux-mêmes parce qu'ils n'arrivent pas à aimer untel ou untel.
C'est important le lien avec la famille, c'est important... ah oui...
Il est surtout important, me semble-t-il, de savoir qu'en faire. Le maintenir, le rompre, le modifier. Non, on ne vit pas bien avec un parent que l'on n'aime pas. Mais si encore on pouvait le penser sans honte ! Il n'est pas important d'avoir une famille là, juste à côté tout près et de l'aimer coûte que coûte, quitte à se sacrifier. Il est important de gérer sa famille, de ne pas se laisser être blessé encore et encore au nom de l'amour familial. Peut-être que le devoir et non l'affection prendrait plus de sens, dans une acceptation éthique du soin à donner aux parents vieillissants par exemple ou à la fratrie handicapée. Mais se contraindre à aimer ceux qui nous blessent, enfin ! L'on s'écarte des gens qui nous sont nuisibles. Parfois, ces nuisibles sont nos proches, quoi que les autres en disent. Parfois la famille est nocive.
Parfois, elle est un refuge à toute épreuve.
Souvent, entre les deux. Humaine en somme.


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