Elle est rentrée dans le rang, elle est réapparue parmi nous. Non pas qu’elle ait réellement disparu mais on aurait pu voir à travers hier. Vous ne comprenez pas ce que je dis ? rien d’étonnant. Je suis pourtant quelqu’un de rationnel et compréhensible. Mon discours est fluide, on dit de moi que je suis bon orateur, c’est bien l’une des raisons pour lesquelles je suis le patron. Je ne crois pas, en toute honnêteté, que les patrons soient autres que des personnes sûres d’elles et qui savent emporter leurs pairs. Je ne crois pas être plus malin que la moyenne des gens. Si si ! plus que la moyenne, bien entendu mais pas plus que la moyenne supérieure. Anna par exemple, cette jeune femme-là, me dépasse largement. Elle est phénoménale. C’est passionnant de l’écouter. Elle n’emporte pas les foules dans son sillage, et elle n’essaye pas. Elle est trop étrange pour cela. Mais une fois qu’on la connaît, qu’on s’est accoutumé à sa manière de parler et bouger, ou de ne pas bouger d’ailleurs, elle est convaincante. Et tout le monde se tait. Parce que tout le monde pressent combien il va apprendre. C’est déroutant au début. On n’a pas franchement envie d’en apprendre tant que ça de ce petit bout de femme rousse excentrique. On s’est dit depuis qu’on la connaît qu’on ne risque rien avec elle puisque la carrière l’indiffère totalement et qu’elle se fiche éperdument de la compétition. Ce qui l’intéresse, c’est d’être efficace, consciencieusement, régulièrement, absolument. En réalité, on se leurre tous. On s’est tous leurrés. On est tous tombés des nues quand Anna pour la première nous a repris devant une assemblée ou en privé, peu importe le contexte, et nous a donné tort, sans aucune concession ni mesure. Ce n’est pas une question de pouvoir. Je soupçonne qu’elle se catalogue elle-même dans les impuissants définitifs. Elle a cessé de se battre contre le vent et pour une place qu’on ne lui accorde pas même dans son cercle le plus proche. Pour peu qu’elle en ait un. C’est une question ça ! Elle doit bien avoir une famille. En tout cas, elle ne s’intègre pas sur le podium commun. Elle serre en parallèle. Elle suit de près, elle est présente. Mais à côté. Attention ! Je n’ai pas dit de la plaque ! Elle est dans le jeu Anna. C’est un précieux élément dans ce service. Mais comme on dit souvent, elle n’est pas comme les autres. Elle ne joue pas dans la même cour, voilà l’expression parfaite. On dirait que son univers a ses propres limites qui ne touchent pas même les nôtres. Pas vraiment une bulle, parce qu’elle est plutôt carrée. Un parallélépipède. Je n’arrive pas à affirmer ma pensée. Je ne sais pas si je peux parvenir à m’imaginer vraiment son monde. Je ne sais pas si j’en ai envie. Si, j’en ai envie, je suis curieux de nature. Et quoi qu’on dise, elle intrigue. Je ne le cache pas, c’est une très jolie femme en plus. On l’oublie un moment quand on commence à la connaître et qu’on n’y comprend rien. Qu’on rêve de s’échapper et de ne pas tomber dans les griffes de la folie. Parce que soyons franc, on ne peut pas assurer, personne ! qu’on ne s’est pas dit un jour ou deux ou même un mois et plus, qu’elle a vraiment une araignée au plafond. Et puis, on s’habitue, surtout parce qu’elle flamboie, elle illumine quelque chose. Je n’aime pas parler comme cela, on dirait une femelette que je ne suis pas. Mais qui s’avance spontanément en terrain miné ? d’un pas allègre tralalère ? Que nenni ! je ne vous croirai pas. L’instinct de conservation, on a beau dire, nous mène par le bout du nez. On finit par le laisser s’apaiser, les poils ne se dressent plus à chaque fois qu’elle s’approche. Ce n’est pas tellement qu’on a peur. En tout cas, moi je n’avais pas peur. J’étais tentée de disparaître pour ne pas avoir à la regarder. Avec en même temps cet irrésistible désir d’observer son visage d’ange. Les tiraillements. Puis je n’ai plus éprouvé cette répulsion animale. J’ai assimilé ses codes et ses manières. J’ai dû également la défendre à plusieurs reprises auprès de ses collègues en justifiant son comportement et mon choix de l’avoir choisie elle. Je me suis convaincue moi-même. La cohérence, ça ne fait jamais de mal.
J’ai commencé en disant « elle est rentrée dans le rang ». C’est absurde. Je viens de démontrer qu’elle n’intègre jamais le rang, de quelque tout qu’il soit. Mais enfin, tout de même qui n’a pas envie de faire partie d’un rang ? Je ne peux pas m’empêcher de me demander. Il nous faut un rang à tous, non ? Ou alors, et là, les choses se compliquent, je ne les vois pas ses coreligionnaires, ceux de la même troupe, avec elle. Peut-être que je ne les vois pas ? Ne les imagine pas ? Ne les rencontre pas ? Peut-être que je les oblitère ? les jette aux ordures avant de mettre le pas à la maison ? Et le moment où je m’assois et retravaille tout dans les neurones, ils sont déjà tous passés à la trappe ?
Ca me rappelle une de ces innombrables et terribles disputes entre mes parents. Celle-ci m’est resté en tête et je ne sais pas pourquoi. Je sais que la présence d’Anna dans mon service en est la conséquence. Mes parents et moi, enfant unique, nous promenions dans la rue un samedi. Il y avait du monde et il fallait lutter par moments pour se frayer un chemin. Un SDF au teint blafard, la langue pendante, les yeux hagards se tenait debout au milieu de la rue. Il n’avait pas conscience de la foule. Ma mère en l’apercevant au loin a commencé à grommeler. Mon père a soupiré d’exaspération avant même le deuxième grommellement. Il s’est pourtant contenu. Ma mère a ignoré son attitude et a poursuivi et même multiplié ses critiques jusuq’à devenir mauvaise. Juste au moment où nous passions à côté de lui, ma mère a lancé piquante : « vous ne pourriez pas vous pousser vous. C’est pas parce qu’on est pauvre qu’on ne peut pas faire comme tout le monde. Et puis, dans la vie, on récolte ce qu’on sème. » Les gens se sont retournés sur elle, les uns amusés, les autres éberlués, les derniers méprisants. Mon père est devenu aussi blême que le pauvre bonhomme contre qui ma mère venait de jeter sa fureur. Il a vissé les mâchoires jusqu’à la prochaine petite rue à gauche. Arrivés au coin, il a tiré par la manche ma mère, l’a obligée à tourner avec nous et à se retrouver hors de la foule.
Et il s’est mis à parler doucement mais il hurlait.
Il lui a dit qu’elle n’était qu’une ordure elle-même
Qu’elle ne méritait aucune poubelle dans laquelle on pourrait la fourrer
Qu’il fallait qu’il se maîtrise sinon il deviendrait comme elle
Qu’elle était répugnante d’intolérance
Qu’il avait honte d’elle
Honte d’eux
Honte pour moi de m’avoir affublé d’une telle mère
Que plus jamais il ne voulait l’entendre dire ça
Qu’elle se croyait inatteignable et sans tache ?
Qu’elle était seulement bien maquillée
Qu’elle avait toujours choisi les bons masques
Et les amis utiles
Qu’elle était aussi rationnelle qu’une machine
Qu’heureusement ils n’avaient qu’un enfant à faire souffrir ensemble
Qu’elle ferait de moi un requin sans âme
Qu’elle était pire que le pire des machos
Qu’il regrettait de l’avoir épousée elle
Qu’il s’était laissé séduire par l’allure et l’esprit brillant
Mais qu’elle était une personne aussi laide qu’un pou
Aussi mesquine
Et insignifiante
Qu’elle crèverait seule
Qu’il s’excusait auprès de moi de dire tout ça devant moi.
Mon père est quelqu’un de chaleureux, doux, toujours sur la réserve et profondément bienveillant. J’étais pétrifié. J’ai dû m’asseoir pour ne pas sombrer sur mes jambes flageolantes.
Il s’est tourné vers moi et i a dit :
N’oublie jamais ce qui vient de se passer mon fiston. (La seule fois de ma vie où je n’ai pas détesté qu’il m’appelle comme ça.) Tu dois le respect et le bénéfice du doute à tout un chacun. Personne ne vaut plus qu’un autre par nature. C’est compris ?
Je n’avais pas vraiment compris ce qu’il venait de m’énoncer solennellement, j’avais huit ans. C’est « le bénéfice du doute » et « par nature » qui m’ont longtemps poursuivi.
J’ai répondu, ok Papa. On rentre ?
Et on est rentré tous les deux main dans la main. Il ne fallait pas que je m’écroule.
J’ai laissé ma mère derrière moi, figée, glacée, des larmes chaudes et calmes coulant sur ses longues joues minces. Elle reprochait habituellement à mon père d’être un faible, un lâche si je me souviens bien, de ne pas en avoir. Et qui c’est qui porte la culotte ici hein ?! Elle l’aimait de tout son cœur, j’en suis persuadée encore aujourd’hui. Quand je vais lui rendre visite, elle en parle avec affection. Il ne parle jamais d’elle.
Depuis ce jour, ils ne se sont revus que pour les rencontres obligatoires en lien avec le divorce. Ma mère a tout de suite qu’elle avait brisé ce qui restait le lien ténu qui restait entre eux. Elle n’a pas essayé de rattraper son erreur. Par fierté ? par désespoir ? par mépris ? de douleur ?
Je n’en ai jamais rien su. Ma mère n’avouera jamais sa peine. Mais ces larmes et cette colère-là, les deux fous du roi démasqués, je ne les ai jamais oubliés. Pas un jour de ma vie sans y penser.
Alors, engager Anna et la défendre contre vents et marées, bien sûr.
quel monde étrange et fascinant;on ne peut pas s'arrêter quand on y met le pied;bravo et merci;encore! on en veut encore.
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