jeudi 20 mars 2014

Fierté du mammifère supérieur

Nouveau venu, nouvelle tête, nouvelle tenue, nouvelle démarche. Une première impression fugitive, au fond des tripes. Une impression comme évidence. Une impression qui ne s’imprime pas pourtant. On se dit de ne pas l’oublier, de la poser sur la table de nuit mais surtout surtout ! de ne pas l’annuler. On l’a trop fait par le passé, doutant de la valeur d’un sentiment aussi peu fondé rationnellement. Tu ne peux pas savoir comme ça au premier coup d’œil qui est cette personne ! Sois raisonnable ! » Raisonnable, de bout en bout, à bas l’intuition ! Obsession d’adolescente, rigueur de jeunesse.
On rit de voir dire que la jeunesse est bel âge comme si c’était l’âge de la douceur de vivre. On rit parce qu’on n’a jamais été aussi rigide et intransigeante qu’à vingt ans. Probablement qu’on ne le sera jamais plus, bien heureusement.
Alors on l’a jetée rageusement cette première impression, des millions de fois. Aux ordures, tu ne vaux rien sale menteuse !
Et puis, à force de la voir revenir tout doucement se vérifier de mois en mois, autant de millions de fois, on a revu notre copie. Ca a pris des années, une décennie ou pas loin pour accorder son dû à la première impression. Ce n’est pas tellement qu’on ne voulait pas démordre, pour ne pas avoir tort ou quelque chose du genre. C’est davantage qu’on avait peur.
Disons les choses comme elles sont et penchons-nous plus avant sur le problème. Il n’était pas question d’admettre que la raison puisse aller beaucoup plus vite, en un éclair, que les longs et tortueux cheminements conscients et donc maîtrisés. (C’est du moins ce que l’on croit que conscient donc maîtrisé et ne peut échapper. C’est agréable et rassurant mais on est sûr que c’est faux aujourd’hui. Puisque personne ne réfléchit de la même manière, ou exceptionnellement et c’est une heureuse surprise presque miraculeuse, c’est bien qu’entre en jeu d’autres éléments qu’on ne maîtrisera, peut-être, qu’à quatre-vingt et quelques années, quand on aura exploré le pourtour de notre être intérieur. Le problème, on le connaît tous : plus on s’analyse, plus on en sait sur soi-même, et plus on continue à vivre et à accumuler de l’expérience à analyser. On ne s’arrêtera pas. On ne le pourra pas. En revanche, on peut rattraper un peu de retard parce qu’au bout d’un moment, on aura compris les règles du jeu. En partie au moins. ) Parce que oui, on est aujourd’hui persuadé que l’intuition n’est qu’une autre forme de notre pensée raisonnée, la bien rangée, franchement obsessionnelle qui nous fait croire bien bien intelligent. On se sent ô combien utile et important alors. On a ce sentiment d’avoir un sens, de prendre du poids d’un coup. Un poids qui ancre, qui assoit, pas des bourlets flasques et sans volonté. Du poids tonique. Comme quand on s’est remis au sport, après une longue pause paresseuse ou handicapée, et que le corps reprend de l’assurance, se remet debout, et fier. C’est une métamorphose d’un instant, répétée parfois, à intervalles plus ou moins réguliers, selon aussi l’énergie psychique dont on dispose. Une espèce de conscience brutale et lumineuse, qui nous recompose. Mais c’est seulement qu’on l’enveloppe de conscience. Sinon, essentiellement, elle ne diffère en rien de l’intuition  de prime abord. On est fasciné par cette possibilité de se retourner sur soi-même et de s’englober.
En fait, presque la totalité du temps, l’on se bat pour rassembler les morceaux d’être éparpillés, pas vraiment déchirés ni perdus, mais qui se baladent. Pas forcément méchamment d’ailleurs. Certains résistent et font la révolution mais aussi il y a ceux qui rêvassent et qu’il faut ramener à l’ordre. Sans chien de berger. On n’en parle pas. On est seul pour faire ça. On ne se désintègre pas et même, cela reste dans notre sphère d’influence. Sinon, on crève de toute façon. Même les plus grands psychotiques, ils parviennent à garder leurs particules à portée d’action, même à la limite de feu, la limite de leur pouvoir. Simplement, quelle est la proportion de noyau dur et de morceaux atomisés ? Soi-même, selon l’heure, selon le jour et ceux et ce qui nous entourent, le baromètre varie.

On a mis sur la touche la première impression. On veut découvrir et argumenter son sentiment. Est-ce en soi une démarche qui a du sens ? Doutons-en. Mais c’est tellement agréable de penser que même dans les affections, on est quelqu’un de raisonné et de respectable.
On se retrouve le bec dans l’eau. Pourquoi ? Parce qu’à un moment de fatigue, le cerveau va se tromper dans son rangement d’informations. Mais pas tant que ça. Puisqu’on va enfin se rappeler. La benne à ordures va commencer à se déverser. Bon, on évite la catastrophe et la conscience trop vive alors on arrête vite le déballage fétide. Mais, dans sa libération fugace, la benne a été maligne : elle a laissé rouler aux pieds sous les yeux de l’intéressé la première impression méprisée. Obligé de s’asseoir en tailleur et de la regarder parce qu’elle pique. Elle ne fait rien de spécial mais elle est là et ça remue l’intérieur.
            Parfois, on s’assoit, on observe et on remballe dans la benne, retour à l’envoyeur. D’autres, on a le courage et l’envie de s’interroger : et on se dit qu’on ne veut pas penser que quelque chose en nous perçoit avec autant de vivacité, qui va plus vite que la musique, qu’on est peut-être mieux qu’on ne le supposait, plus puissant, plus riche mais que Mon Dieu ce que c’est dur à accepter. Faire confiance, on en revient à l’éternel problème. Faire confiance à l’inquantifiable. (Ca donnerait presque envie d’être un ancien superstitieux.) Faire confiance aux tripes, qui sont souvent bien douloureuses plutôt. Et si c’était parce que tout va à la poubelle ? Elles en sont peut-être lassés de ne rien avoir à dire, d’être motus et bouche cousue. 
            Pour sûr, la première impression ne claque jamais qu’une fois.

            Pourquoi arrive toujours ce moment où l’on doit dénigrer celui qui devient notre proche depuis peu ou moins peu ? Pourquoi se sentir attiré par la déception qu’il ne nous a pas encore livrée ?
On a suivi encore une énième fois les vagues habituelles. Première impression, faux départ. Puis pente douce qu’on monte tranquillement et avec plaisir. Un sommet atteint et pas du tout pressenti. On se retrouve comme un idiot en haut de la côte. On n’a pas envie de rester là à rien faire alors on redescend. Mais c’est bien caillouteux et on s’y casse les genoux. On ne voit plus le paysage, on est dans le creux. On a hâte d’être à la vallée et de s’allonger. On sent bien qu’on est rattrapé par toutes les randonnées et parcours précédents. Mais cela n’y fait rien que de le savoir, on s’y fait encore et encore prendre. Le filet invisible. L’attirance absurde pour le plancher des vaches et cette descente vertigineuse. Cette dénivellation, on la passe à remuer la merde, excusez l’expression, à remâcher ses vexations, même les plus minimes. On se surprend à agresser celui qui se rapproche dangereusement de notre sphère sensible.
Et on se dit qu’on est bien peu de choses mais qu’on ne nous y attrapera plus. On ne pourra plus désormais constater qu’on a suivi la pente, suivi le mouvement sans prendre le risque de rester en haut de la montagne. Risque mineur tout bien considéré. Pas à tous les âges bien entendu mais après plusieurs décennies de vie tout de même ! Les hauts et les bas nous guident par le bout du nez et c’est rageant. On se croit quelqu’un d’actif et lucide face à l’autre. On est comme tout le monde, absolument comme tout le monde. Peut-être plus cérébral par moments et ça ne change rien. Puisqu’on a suivi le troupeau.

            Le plus débilitant, c’est que toujours le même troupeau, toujours les mêmes têtes de bétail et un certain plaisir à retrouver le chemin connu et reconnu. On est tranquille au moins dans ces rails-là. Mais le moment où on touche la cuvette, où on repose enfin, on s’en veut bien quand même. Pas la grande culpabilité guerrière mais l’insatisfaction et la frustration de ne pas avoir cassé le pli, une nouvelle fois, de n’avoir pas changé de mesure. Les habitudes, les dociles habitudes. Quand il s’agit d’humain, c’est si facile et reposant. Et on se croit un peu hors de tout ça, un peu plus en recul. Que nenni ! On s’y fourre toujours allègrement.
Première impression
Premier rapprochement
Déception programmée
Désillusion de soi
Retour penaud aux meilleurs sentiments. Comme si on n’était pas franc du collier. Parce que les flux et reflux, rythme et dérythme, on les a souris sans parler.
Et « on fera mieux la prochaine fois ! »
Mais cette fois-ci vraiment. On va s’organiser et ça, c’est du jamais vu. On va ordonner en souplesse mais fermeté nécessaire la nouvelle virginité relationnelle. On ne va pas devenir un autre, mais on ramera à contre-courant s’il le faut. Rien que pour comprendre ce qui se passe en haut tout en haut au sommet, là où on ne peut rien faire d’autre que basculer.
Comme un inanimé.
Et fierté du mammifère supérieur insiste !

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