jeudi 13 mars 2014

Taiseux méthodiques (49)

La gosse est bien passée ce matin. Comme d’habitude. On voit qu’elle reprend pied tranquillement. Enfin tranquillement, c’est beaucoup dire parce que c’est une nerveuse. Ce que je crois en tous les cas, c’est que c’est un bon petit soldat, elle se laisse pas faire. On peut pas lui marcher sur les pieds comme ça. J’arrête pas avec les pieds ce matin moi ! mais c’est ça aussi. Je sais que je suis pas comme tout le commun des hommes. Alors, la gosse, je l’ai aperçue trottiner au coin et s’avancer vers moi ce matin et j’ai tout de suite regardé ses pieds. Parce que les pieds ça parle, ça dit où on en est, si on pourrait tomber, si veut continuer. Fièrement ou pas. Durement ou pas. Hier et avant-hier, elle les avait clopin clopan, un dehors un dedans, en alternance. Un vrai bordel. Et puis ce matin, elle était plus à plat, encore sur le bout d’orteils ou en talon mais elle touchait quelque chose au moins. Et la tête en l’air pas fourrée dans le cou les yeux en terre. Elle m’a même regardé, elle a bien fixé sur ma direction, elle a un petit quelque chose, je saurais pas dire quoi. C’était pas franc, pas clair, pas souriant, presque invisible. Les autres, je leur ai donc rien dit parce qu’ils me prendraient pour un fou. Eux, il leur faut un sourire, un mot trompette et peut-être une révérence même. Moi, ça me déplaît plutôt tous ces froufrous. Et j’en suis sûre, il s’est passé un truc.
Elle m’a rassuré la gosse, elle m’a dit en silence qu’il fallait plus me turlupiner, qu’elle avait retrouvé l’esprit. Elle a des yeux de fauve cette gosse. Elle était pas dragonne aujourd’hui. Elle était fauve paisible. Encore une fois, paisible autant que l’est un fauve qui crève la dalle ou qui digère par 40 degrés Celsius. Tout est une question de rapport. Hier aujourd’hui, et on change d’atmosphère.
Elle était tout en bleu. Elle est toujours en une couleur. Avec l’orange de la tignasse, le bleu ça tape. Les gens ils se retournent sur elle dans la rue. Pas qu’elle soit si agréable à regarder, je veux dire elle est magnifique cette gosse mais elle électrise et donc on a pas envie de la regarder longtemps. Mais ils se retournent parce qu’elle est pas comme tout le monde, elle allume un petit plomb dans la tête. Comme les génies. Comme les fous. Comme les brûlés. Comme les sublimes. Je saurais pas dire ce qu’elle est ou est pas de tout ça. Sûrement un truc ou autre chose que j’ai pas encore trouvé. J’en ai une liste des gens qui allument. J’ai déjà dit les génies
les fous
les brûlés
les sublimes
et puis
les clowns
les lissés à quatre épingles
les fiers
les paons
les brillants
les anges
les diables.
Et finalement, ça en fait bien beaucoup sur lesquels on se retourne. Enfin, c’est peut-être moi seul qui me retourne sur tout ce monde-là. C’est ce qu’ils me disent les gars parce qu’ils disent que je me tricote le cerveau à toujours observer. Et qu’ils se demandent si c’est pas un moyen de flâner un peu ? Meuh non Gégé ! ils me taquinent, je sais bien mais je crois que c’est leur manière de me dire qu’ils y comprennent rien à mes occupations. Alors du coup, je me demande si j’ai pas un peu inventé toute cette liste de gens qu’on regarde et qu’on se retourne. C’est peut-être je et c’est tout. J’en sais rien. Je fais attention pourtant à bien vérifier que les gens ils ont suivi des yeux, qu’ils ont freiné le pas, qu’ils ont dévissé le buste et cou, même discrètement, qu’ils ont arrêté de lire leur journal ou qu’ils ont jeté un coup d’œil à leur voisin ou même dit un petit mot, fait un sourire ou lever les yeux. Y en a plein d’autres des choses à faire pour remarquer mais je vais pas tout énumérer, ça va être clairement chiant. Désolé du vulgaire mais y a pas autre chose à ajouter.  J’essaye comme j’ai lu dans les Sciences et bidule là, je sais plus trop quoi, mais ils expliquaient bien : méthode d’observation et objectivité. Au départ, j’ai rien pigé et j’ai pensé à encore des intellos qui se la jouent. Je me suis vu des dizaines d’années en arrière quand les premiers de classe m’emmerdaient avec leurs histoires. Ils m’aimaient bien j’ai jamais compris. Je me sentais pas de leur monde et ils se sentaient du mien. Tout est pas toujours à double sens, c’est comme ça. Et donc cet article, je l’ai continué. Ils décrivaient, par le menu (comme les pincés des fesses pépient), (je pourrais peut-être faire de la poésie ! le gars sur son chantier qui déclame comme un Victor Hugo, ça me fait rigoler ! c’est pas que je serais incapable, c’est que c’est décalé, je suis pas de ceux-là moi.) Ma méthode à moi ! la Mienne Ma mienne comme disent les gamins. Je me suis mis à me bidonner à me prendre pour un Einstein qui s’ignore. Je pourrais en être de l’intello ! pfff ! Faut savoir rester à sa place. Même les animaux ils savent observer. C’est seulement que l’homme il croit avoir découvert la Lune quand il fait des grandes phrases dans un magasine pour décortiquer ce que ses neurones expédient en deux temps trois mouvements.
La gosse elle a senti que j’étais de ceux qui n’ont pas besoin de révérence. Elle a fait juste ce qui me va. Elle pourrait lire dans les pensées ? Meuh non Gégé ! tu déconnes ! Je sais mais j’aurais presque envie. Je m’ennuierais moins et elle pourrait m’apprendre. Enfin il faudrait déjà qu’elle cause.
Parce que y a ça aussi. Elle est taiseuse. C’est les meilleurs.

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