jeudi 27 mars 2014

Outils grisgris et coeur bondi

On nous dit,
on se dit
les outils
sont brandis
contre
les grands bandits
de la psychose.

Une patiente et son courage, toujours battante contre la maladie et les voix qui l’insultent. Elle se relève toujours, elle est toujours présente, elle cherche heure après heure. Parfois je pense que peut-être elle n’a pas vraiment conscience de ce qui se passe. Peut-être que je ne veux pas admettre que la vie est parfois un calvaire, que certains doivent avaler la pilule et continuer quand même. Je ne suis pourtant pas née de la dernière pluie et à ma mesure, je sais quelle intensité peut recouvrir la douleur. En revanche, et ce n’est qu’une chance et rien d’autre, je ne connais pas ce que cette jeune femme vit, je me convaincs sans doute que je ne peux pas me mettre à sa place et je m’appuie avec rigueur et bienveillance sur la psychopathologie apprise. Comme tout un chacun qui côtoie celui et celle qui hallucine et délire, perd le fil, perd le Nord et toutes les directions, ne voit plus que son Nord que personne ne comprend. Sauf à tisser un lien de grande confiance et à démêler ensemble, à force de patience, l’écheveau englué.

On nous dit,
on se dit
les outils
sont brandis
contre
les grands bandits
de la psychose.
Pas de panique.
Non, pas de panique.
Mais l’ennui
Des outils
En ferraille
Gris ou gris.
Et surgit
L’émotion
Cœur bondi
Au plafond
Bien qu’en cage.
Rien ne bouge
Sur la face.
Seuls les yeux
Seuls honnêtes
S’embrument.
Et soupir.

Je sais gré à toutes ces idées et raisonnements de me soutenir dans mon travail avec elle, de me permettre de participer à un mieux-être, je l’espère. Et aussi à rester fiable et solide face à toutes les douleurs et colères et bizarreries qu’elle dépose.
J’ai bien sûr déjà expérimenté l’envahissement par les angoisses d’un patient fracassé, perclus de peurs et enragé de cette prison. On m’a beaucoup, souvent, parlé et je l’ai lu à maintes reprises, que les émotions aussi se diffusaient et contaminaient (le mot me semble d’ailleurs bien péjoratif ; cela me semble un phénomène fondateur de l’empathie et de l’éthique) l’entourage. Je suis là pour être en partie, ma partie professionnelle du moins, et cette jonction confuse entre personnel et confusionnel,  contaminée. Je me laisse envahir dans le cadre de mes limites. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est bien là le sentiment que j’éprouve et cela n’engage que moi. Je me laisse approcher et je l’avoue je suis toujours un peu tangente. J’accepte de me sentir pencher au-dessus du vide par moments, même si finalement cela reste assez rare.

Pas de panique.
Non, pas de panique.
Mais l’ennui
Des outils
En ferraille
Gris ou gris.
Et surgit
L’émotion
Cœur bondi
Au plafond
Bien qu’en cage.
Rien ne bouge
Sur la face.
Seuls les yeux
Seuls honnêtes
S’embrument.
Et soupir.

Concernant les émotions qui se répandent, je me suis dit, jusqu’à aujourd’hui, que je me fermais ou me défendais trop, surtout face à une patiente aussi désorganisée, que j’intellectualisais et que, malgré l’empathie forte que je ressentais, je ne me laissais pas atteindre, dans la mesure du gérable pour moi. Je ne sais toujours pas ce qu’il en est. A réfléchir dans les semaines à venir. En revanche, il s’est passé quelque chose.

Et surgit
L’émotion
Cœur bondi
Au plafond
Bien qu’en cage.
Rien ne bouge
Sur la face.
Et surgit
L’émotion
Cœur bondi
Au plafond
Bien qu’en cage.
Rien ne bouge
Sur la face.
Seuls les yeux
Seuls honnêtes
S’embrument.
Et soupir.

            La jeune femme arrive, un jour où je ne l’attends pas habituellement. Nous avons convenu le matin même de ce rendez-vous car elle est très mal. Son visage est inquiet, elle rougit, pâlit tour à tour, elle lève les sourcils au ciel, les fronce, alternativement, elle articule des mots sans les prononcer et sans que je puisse lire sur ses lèvres, elle rompt le contact de manière tout à fait inattendue, elle s’énerve comme secouée d’un décharge puis s’arrête net etc. Le cortège des symptômes que je répertorie sagement dans ma case « psychose » et autres sous-cases sur lesquelles je passe. D’un coup, elle se met à parler de sa mère avec une émotion intense. Jamais, elle n’a admiré qui ou quoi que ce soit pendant nos entretiens, jamais je n’ai senti l’affection qu’elle portait à ses proches ni une once de chaleur rassurante. Elle en parlait mais j’avais beau chercher l’attachement et le laisser me toucher, je n’y parvenais pas. Moi ou elle ? Nous deux ensemble ? Question que je continuerai à creuser même si je doute d’avoir un jour une réponse nette.
Elle finit, les larmes aux yeux. Le menton tremble bien entendu. Elle n’est pas triste, je crois. Je ne peux rien affirmer bien sûr. Elle est émue, elle aime sa mère de tout son cœur et elle est fière d’être sa fille.
Je la laisse réfléchir quelques instants et digérer son émotion. Je reprends la parole. Puis au bout d’une minute, j’en arrive à l’envelopper des mots qu’elle a employés, les mêmes mots, pour sa mère à l’instant. Parce qu’elle parlait de sa mère et qu’elle me parlait d’elle, que je la voyais elle et toutes ses immenses qualités de combattante dans tous les mots qu’elle prononçait. Je ne pouvais pas ne pas lui dire que oui bien sûr, je l’admirais moi aussi elle, comme elle-même admirait sa mère.

Seuls les yeux
Seuls honnêtes
S’embrument.
Et soupir.

Elle est interdite. Ce n’est pourtant pas la première fois que je lui dis. Mais c’est la première fois qu’elle perçoit autant d’authentique chez moi. Sans aucun doute, ici. J’espère qu’elle sent combien je crois à ce que je lui dis. Mes yeux pourraient me trahir parce que malgré tout je dois me cacher. La protéger, la jeune femme assise en face de moi.

Seuls les yeux
Seuls honnêtes
S’embrument.
Et soupir.

Oui, la valoriser, dirions-nous en vocabulaire officiel.
Désespérant
Gris et gris.
Mais c’est bien plus que cela qui se passe à ce moment-là. Elle a levé mon cœur, si blasé parfois, si résistant, si défendu, souvent cynique. Je le lui rends et c’est encore bien davantage que de l’entendre émue. Je lui donne quelque chose, de ces choses que d’autres quand j’en avais besoin, professionnels, m’avaient donné. Les quelques paroles qui ne périssent pas, qui s’accrochent et s’imprègnent à l’encre indélébile.

Peut-être aura-t-elle oublié la prochaine fois. Peu importe. Le moment était le bon.

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