vendredi 24 février 2017

Chant du bonheur

         Il a renié tout ce qu’il a entendu et tout ce qu’il pourrait encore entendre. Il n’entend plus rien que les mots bruts sans fond, sans forme, sans rien. Il n’écoute même plus. Il entend de loin. Mais les mélodies ne l’effleurent pas. Plus. On ne sait pas. Papa-Piment est de ceux qui ont cessé d’entendre, qui ont oui entendu, mais trop entendu peut-être et qui ont fermé les écoutilles au moment où. Tout le monde chante autour de lui mais il n’entend rien. L’humaine et sa capacité à ne pas entendre les chants des siens, les paroles sous les mots et les mélodies perdues. Capacité folle, de démesure, de bêtise, de mauvais sens. Capacité bluffante s’il en est à croire qu’on sait et qu’on comprend ce qu’on dit et fait. L’on croit dire cela, l’on en est sûr et certain, c’est ainsi que cela a été dit et pas autrement et cela veut dire cela ! Et c’est tout et les mots disent bien ce qu’ils veulent dire (oui merci bien, sinon ils n’existeraient pas, mais encore ?), on dit ce qu’on dit et on fait ce qu’on fait. Le pompon de la pomponnette ! Et puis « je sais ce que dis » ou mieux encore « moi je ne parle pas, j’agis ! » Alors là, on atteint le fond et Patate est noyée bien entendu, elle qui déteste les fonds, les cavités et autres grottes meurtrières et vertiginantes. Capacité incompétence, capacité compétence, je l’ignore. D’aucuns diront sans aucun doute que tout est mieux comme ça et que, de toute façon, entendre quoi ? Qui ? Écouter des mélodies inconnues derrière les mots ? Encore un truc d’artiste ou d’anarchiste perché, bref, de la connerie pour faire trembler l’homme scientifique. Parce qu’ils n’ont jamais rien entendu eux, on s’n doute. Ils rient de bon coeur d’ailleurs. Est-ce qu’on ne les voit pas même se bidonner ? Enfin, ils passent vite à autre chose et c’est mieux pour tout le monde.
Est-ce que Darwin a fait dans sa théorie de cette capacité d’ignorance une compétence ou une incompétence ? Qui quand où et pourquoi ? C’était incompréhensible, pour une Patate évidemment, mais elle n’était pas encore au fait de ce qui se dit, se partage et se sait. Elle croyait encore les gens qui disent qui savent ce qu’ils disent aussi calmement qu’une mer d’huile. A vous faire douter de votre propre existence, on s’en tâtonne le bras pour être sûr.

Patate écouta Piment chanter encore et encore. Elle ne s’arrêtait pas. Parce que Papa-Piment n’entendait que les mots et qu’il répondait sans la voix. Piment était une excellente chanteuse. C’était de notoriété publique au collège même si cela avait surpris tout le monde la première fois. On l’avait finalement admis, même si encore une fois cela ne collait pas au personnage. La, dans ce couloir noir, Patate recollait les morceaux et trouvait le chaînon manquant. Elle entendait Piment, la dure, la coléreuse et la chanteuse de toutes les mélodies qu’elle portait. Sans doute, Patate ne le pensa pas alors mais bien après, peut-être dix ans après, en découvrant d’autres idées et d’autres mondes, sans doute que Piment portait les mélodies de bon nombre de ceux qui l’entouraient, elle n’était pas comme eux. Elle avait une place à part. C’était évident.
Elle n’avait pas la même voix.
Elle n’avait pas le même timbre.
Elle ne vibrait pas dans l’air de la même manière.
Elle les supplantait tous.
Elle était un ton au-dessus.
Une voix qui jamais ne se défaussait.
Jamais criarde même dans les hurlements.
Une voix tripale.
Une voix chaude et entière.
Enorme.
Une voix de magicienne.
Il y avait la lâcheté des autres qui avaient balancé leur mélodie sur la petite dernière-née, ni vu ni connu. Parce que chacun son tour, ils avaient fait ça. Ils s’en étaient plus ou moins débrouillé chacun leur tour jusqu’a ce que la dernière arrive et qu’elle s’en saisisse sans se douter. Innocemment, Piment avait embrasser à pleines mains les chants de tous ceux qui la choyaient, croyant bien faire, croyant accepter leur amour, avalant leur fardeau, en réalité. Pourquoi aucun d’entre eux n’avait remis les pendules a l’heure et remis à chacun sa mélodie ? Pourquoi ? Parc que Papa-Piment le premier s’en était défait et l’avait jetée dans les airs. Il avait fallu que sa fille aînée se jette dessus quitte à crever pour qu’elle ne touche pas le sol et que la catastrophe arrive. Elle s’était sacrifiée. C’était maintenant la psychiatrie ad vitam eternam semblait-il. Elle ne sortait pas de ce plongeon précoce qui aurait pu lui été fatal. Elle ne s’en était jamais remise. Piment s’en tirait parfaitement à coté. Mais elle avait dû accepter d’être le réceptacle sinon rien. Elle l’avait accepté. Elle était devenue chef de clan, partout où elle passait. Même à la maison, même avec Papa-Piment. Mais Maman-Piment s’était désolidarisée de tout cela apparemment. L’objet d’une prochaine visite...
Patate se dit que plus tard, quand elle aurait des enfants, Piment leur chanterait des berceuses qui ne pourraient que les assoupir, des berceuses qui chanteraient toutes les mélodies de la famille, sans le savoir. Mais Patate se dit des années plus tard que Piment se rendait peut-être compte à l’heure qu’il était de tous les chants qu’elle détenait en elle et qu’elle transmettait, qu'elle donnait sans asservir. Patate, dix ans après, espéra que Piment saurait ce que c’était que ce qu’elle possédait, qu’elle avait réussi à en faire son propre chant et à en faire ces berceuses qu’elle rêvait pour ses enfants. Les berceuses qui chantent l’humanité, ou du moins des générations, qui ne chantent pas seulement le dodo d’un soir mais le repos de toutes les vies d’avant.
       Patate se dit quand Piment cessa ce chant des cavernes, trouble et assaillant, qu’il était temps pour elle de rentrer. Elle remit sa capuche en place. Elle était grisée par sa liberté, la nuit, sa réussite. Elle aurait pu se sentir un peu coupable de venir « fouiner » dans la vie des autres comme cela. Mais non, l’idée ne vint même pas car c’était si loin de son intention qu’elle ne s’imagina pas la trahison que certains auraient pu ressentir. Elle se promit de revenir malgré les 53 minutes de marche. Pour comprendre, encore mieux, encore plus, pour écouter toujours plus. Et puis, Maman-Piment avait échappé à sa véritable attention.
Elle redescendit par les escaliers. Elle galopa. Elle était presque heureuse. Elle agissait à sa guise. Personne ne lui interdisait quoi que ce soit. Personne ne lui en contait. Elle vivait là la vie qu’elle choisissait. Elle se jura, devant Dieu, qu’elle serait cette adulte.
Patate dans la nuit ne se voit pas. Elle se faufile. Elle est noire dans le noir. Elle marche d’un bon pas. Elle hume le vent froid. Elle n’a toujours pas peur. Elle se sent vivante et elle se glissera dans son lit, douce, même si le lendemain est un pourri.

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