mardi 21 février 2017

Les mélodies inconnues

Elle entend que Piment n'a pas digéré l'humiliation de tout à l'heure, qu'elle n'en restera pas là. Patate n'était pas surprise de ce changement de position. Elle avait été surprise d'une Piment qui se soumet oui, ça oui ! Mais pas du retour de la Piment conquérante. Patate entendit enfin derrière les cris de Piment une voix d'homme. Une voix d'homme harassé. Celui qu'on imagine revenir de la mine dans Germinal ou ou ou... et Patate se lance dans une série de scenarii imaginaires. Il est battu par sa femme et il rentre tête basse à la maison, il a peur, il a honte, il n'a pas assez travaillé, pas assez gagné, pourtant ce matin c'est à 6h qu'il est parti et à 23 qu'il revient mais ce n'est pas assez. Il se fait harponné dès son arrivée. Il le sait, Patate a bien senti que le pas traînait déjà dans le couloir. De fatigue seulement ? Sans doute pas non. Il a peut, son cœur se serre au fur et à mesure qu'il s'approche de la maison. Son cœur se serre tellement qu'il se roule en noyau de pêche, pas plus gros que cela et qu'il a du mal à respirer. Il avance à la force du poignet. En fait, l'expression est idiote, il n'utilise en rien ses poignets, il ne va pas chercher chaque jambe l'une après l'autre avec ses mains pour les faire marcher ; il ne se baisse pas jusque là, le grand gaillard, qui pourtant chie dans son froc de rentrer à la maison, comme quand il était gosse et que le père l'attendait, ou la mère d'ailleurs. Il n'avait jamais fait ce qu'il fallait. Rien n'avait vraiment changé. Il était plus grand, plus costaud, il avait cru que ça aiderait. Mais que dalle ! Il était toujours aussi rabougri à l'intérieur et sa revanche serait sans doute celle d'un autre monde. Il avait cru qu'il l'aurait une fois en âge de jouer à l'adulte. Mais toujours pas, toujours rien, il patinait dans sa merde, il continuait de remuer la même et il avait perdu courage. Plutôt espoir. Heureusement qu'on lui avait appris une seule chose utile : croire en Dieu coûte que coûte. Il n'avait jamais failli là-dedans parce que, souvent, il ne lui restait que ça, tout simplement. Il ne se faisait pas d'illusions sur sa foi. Il l'aimait mais c'était davantage elle qu'il aimait que ce qu'elle disait et promettait. Elle le faisait se raccrocher quoi qu'il arrive à quelque chose de stable et fiable. Le reste, il avait fini par le déplorer sans plus lutter vraiment contre. Mais il avait peur, quand même, du jour où la rage sortirait. Il était comme les autres. Il serait sûrement dépassé un jour. Et il tuerait tout le monde ? Et il assassinerait tous se proches ? Oui, il le sent, il sait qu'il n'aurait plus de pitié et que tout serait alors possible. Toutes ces années à ravaler et à ne pas digérer. Il préfère être sans pitié avec lui-même. Le sacrifice, il rit ironiquement, c'est quand même la meilleure solution. Jusqu'à ce que...
A peine la porte fermée derrière lui, sa grande, sa préférée, son amour, peut-être la seule qu'il épargnerait, Piment, lui saute à la gorge et crache son venin. Elle ne lui parle jamais en français. Il n'en est pas digne ? Il est trop blédard pour ça ? Elle lui exprime en tout cas son mépris dans cette langue des origines. C'est ce qu'il entend, c'est ce qui lui fracasse encore l'âme, quand même. Il n'est toujours pas assez cuirassé. Elle lui dit qu'elle déteste cette vie, chaque jour avec autre jour, mais elle lui dit ça. Et il la regarde sans répondre. Elle s'approche et ils sont nez à nez, elle le défie mais il ne bouge pas. Elle fait 40 kilos de moins que lui mais elle est la plus forte. Ils le croient tous les deux. Patate ne sait pas quoi en penser. Elle ne voit pas mais elle imagine très bien. Piment hurle et hurle encore sa rage et peut-être aussi leur rage. Patate est pétrifiée. Elle n'a pas peur. Ce n'est pas ça. C'est bien une première d'ailleurs de ne pas avoir peur, brave Patate. Elle est dans le couloir, elle ne les voit pas, elle dispose de ce grand avantage. Elle ferme les yeux et elle écoute les voix. Patate sait oublier les mots et écouter les voix parler derrière les mots, leurs chants. Même derrière les cris il y a un chant. Patate n'en parle pas, personne ne pige ce truc, on la prendrait pour encore plus inadaptée qu'on ne la croit déjà. Peut-être que la mère entendrait mais aussi, peut-être qu'elle veut garder ce don pour elle. Peut-être qu'elle ne veut pas qu'on sache. C'est sa magie à elle. Et ce qu'elle entend là en fermant les yeux la prend à la gorge Elle les rouvre très vite pour reprendre sa respiration. C'est un peu incroyable et inédit. Remarque, elle ne l'a jamais fait que dans des situations assez banales et connues. Là, c'est de l'inédit. L'aventure n'est pas seulement celle des 53 km. Patate se rend compte qu'elle découvre de nouvelles mélodies. Elle connaît bien celles de sa famille et elle finit d'ailleurs par ne plus les entendre d'ailleurs. Ce qui revient à ne plus détenir cette magie. Elle est lasse. Elle se sent impuissante. Et, entre nous, elle avait l'âge où l'on n'aime plus ces mélodies-là mais où l'on préfère celles des autres. Patate en était là comme tous ses pairs. Bref, ne nous égarons pas. Elle entend dans ce couloir assise en tailleur dans le noir ou presque, deux ou dix mélodies qui s'enchevêtrent en-dessous des cris d'une seule gamine en colère contre la vie. Elle se replonge dedans. Elle referme les yeux. Elle entend que Piment parle d'elle oui, parle de sa haine, parle de tout ce qu'elle est, qu'elle hurle sa détresse, Patate en a les larmes aux yeux, Patate qui a fini de pleurer il y a bien longtemps de cela puisque ça empire toujours les choses, on s'énerve encore plus ou on se fout de sa gueule, elle a fini de pleurer, elle baisse la tête, comme tout le monde, comme Papa-Piment, Patate pleure pourtant là de la douleur de la mélodie (Chopin et Maria Carey battus à plates coutures), elle n'a jamais entendu ça, sauf peut-être en elle-même, elle entend que Piment pleure son existence et qu'elle supplie son père de pleurer avec elle, de ne pas rester là à la regarder hagard et immobile, de partir au combat, et Patate finit par entendre que cette langue est faite, non pas pour humilier Papa-Piment mais pour le réveiller, pour réveiller sa douleur et sa rage, pour le faire revenir d'entre les morts, pour qu'il bouscule les choses, Patate a envie elle aussi de hurler et de lui expliquer tout ça à Papa-Piment, elle toujours en silence pourtant, là la voilà qui le secouerait bien aussi avec Piment pour qu'ensemble ils se battent. Piment parle en son nom à lui aussi, elle lui montre sa rage à lui et il ne la voit pas ou ne veut pas la voir. Il a peur, il est comme tout le monde se dit Patate. Mais elle aussi, elle lui en veut maintenant. Parce qu'il a trop peur. Elle rouvre les yeux à nouveau, elle a envie de vomir. Elle sent les palpitations la prendre. Il ne faut pas vomir, surtout pas. Ne vomis pas. Ne vomis pas. Ni là ni jamais. Respire et regarde fort devant toi. Elle finit par s'apaiser. Elle doit y retourner. Elle n'a pas tout entendu. Elle referme les yeux et elle repart dans ce monde de rancœurs. Il y a Piment et son père. Mais autour, il y a tout le monde, toute la famille qui murmure et chantonne, les ancêtres qui hurlent eux aussi la trahison. Tout le monde est là, des dizaines, un vrai brouhaha, une bousculade de mélodies. Des chants du fond des âges aussi. Des chants que Papa-Piment a renié mais sa fille et tous les autres les lui chantent encore et encore jusqu'à ce qu'il se réveille.

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