mardi 28 février 2017

Chez Petite Poisse



Patate décida que l'excursion suivante ne se ferait pas chez Carotte. Elle attendait que le père soit de retour pour pouvoir tout comprendre. Il ne rentrait que la semaine suivante de son voyage sur la Lune, Carotte étant quelque peu affabulatrice, Elle avait la chance d'avoir un père voyageur, presque explorateur, qui ramenait de rares richesses de ses aventures. Bien sûr, personne n'y croyait mais personne non plus ne disait rien. Peut-être parce que tout le monde en rêvait aussi. Et puis, tout simplement parce qu'on ne contredisait pas Carotte, on n'en avait pas le droit. Pas le droit d'où me direz-vous ? Pas le droit de cette foutue puissance maléfique qu'elle avait en elle et qui faisait d'elle une légumescente difforme et fière de l'être. Son aventure à elle, Patate, la suivant, se ferait chez Petite Poisse. C'était beaucoup moins loin que chez Piment, quelques 26 minutes à marcher si elle était fatiguée, 19 si elle avançait d'un bon pas. Elle était excitée à l'idée de cette nouvelle sortie nocturne. Alors, bien sûr que non elle ne traîna pas ; bien sûr que non elle n'était pas fatiguée. Elle n'était plus fatiguée. Elle se mit en marche 5 jours après la première expérience. Elle huma l'air encore plus froid que le soir de la semaine précédente et elle sourit, vrai sourire cette fois-ci de satisfaction. Elle avait prévu son petit en-cas. Pas dîné. Pas envie, pas le moment, pas drôle, beaucoup moins que de manger des sucreries dans un couloir sombre où elle s'assiérait en imposteur. Elle aimait sans doute que son éternelle place d'imposteur soit devenue un choix de cette manière. Qu'elle ne soit plus subie parce que les autres, eux, prenaient le parti de ne lui laisser que la place de ses pas physiques, de ses chaussures en effaçant tout le reste, comme si tout ce qui poursuivait les panards, jusqu'à la tête, n'existait pas, n'avait pas le droit, faisait chier en tous les cas. Les pieds et leurs chaussures parce qu'au fond ils n'avaient pas le choix eux non plus que de tolérer le minimum syndical. Mais elle aurait pu ne laisser venir au collège que cette partie d'elle-même sans que cela choque qui que ce soit. Elle aurait été arrangée mais paraît-il, cela n'est pas possible. Elle en doutait. Elle était prête à se briser en tous les morceaux qu'il faudrait pour affronter le moins possible ces petits cons dont elle attendait tant de reconnaissance. Imbécile ! Le soir, là, comme ça, elle optait pour la place de voleuse, de folle, d'intolérable. Et elle s'en sentait si confortable qu'elle avait l'impression de se lover en elle-même comme dans un grand coussin bleu lavande à mémoire de forme.

Elle arriva sans encombres et rapidement chez Petite Poisse. Elle devait être bien plus vigilante ici car la famille la connaissait au moins de vue.

Elle n'avait pourtant toujours pas peur.

Toujours pas peur.

Le bien-être qu'elle ressentait à simplement ne pas avoir peur et ne pas s'ennuyer non plus, puisque c'était son alternative, était presque ineffable. N'exagérons rien. Elle aurait pu vous l'expliquer, juste pour ne pas avouer que l'émotion était si forte. Un peu de dignité please ! Arrivée, elle se faufila dans les escaliers. Pas d’ascenseur dans ce petit immeuble dont on avait l'impression qu'on lui avait appuyé sur la tête pour qu'il ne monte pas trop haut. Elle n'avait pas d'option de repli au cas où. Elle s'en fichait, elle ne ressemblait pas à ce qu'elle était d'habitude et elle pouvait faire semblant d'être une autre, elle pouvait tout jouer désormais, elle n'avait plus de limites. Enfin. Elle retrouva sans difficultés l'appartement de Petite Poisse et toute sa petite famille. Elle s'assit dans le couloir et s'installa pour quelques heures peut-être ou juste une. Elle avait le choix. Elle aurait sans doute à faire avec le retour du père du travail, là encore. Mais elle pouvait se cacher dans le local poubelle au fond du couloir. Elle commença son guet. Elle tendit l'oreille et d'abord ne perçut que le silence. Elle espéra que cela s'animerait vite. Elle avait hâte. Hâte de comprendre oui mais aussi hâte de haïr. Elle n'avait aucune authentique sympathie pour Petite Poisse. Elle la savait fausse et imprévisible. Aussi lâche que tous ceux qui s'attaquent sans rougir au bouc-émissaire désigné. Elle n'avait pourtant rien de bien enviable ou plutôt justement, elle n'avait rien de bien enviable, et elle tentait de ressemblait à ceux qui, comme Carotte, se démarquait. Elle suivait son sillage et se persuadait certainement qu'elle était d'une véritable indépendance d'esprit. Elle n'était qu'un fantôme sadiquissime de Carotte et Patate avait hâte : de la haïr sans vergogne, à son tour sans rougir, seule dans son couloir, sans personne pour savoir qu'elle la haïssait.

Et Patate se rendit compte qu'elle pouvait être une sans pitié.

Elle aussi.

Enfin.

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